Tous en GREVE !

 

 

          La grève : mot magique. Magique dans les deux sens, d’ailleurs. Pour les uns, c’est magique dans le sens bénéfique et féerique. La grève la chose qui permet de tout obtenir, la panacée universelle. Pour les autres, c’est dans le sens maléfique. La grève : la sorcellerie. C’est drôle, mais je n’ai pas l’impression que cette explication dichotomique soit pleinement satisfaisante.

          Et si on commençait par regarder ce qu’il veut dire et d’où il vient ce mot ? Hein ? C’est ça qui serait original !

Au départ, le mot désigne du sable (plus ou moins grossier). Mot du latin populaire avec une interférence gauloise (ou le contraire, je ne sais pas au juste). Le mot est à rapprocher de gravier et gravats. Par extension, il désigne une plage de sable ou de gravier au bord de la mer, d’un lac ou d’une rivière. Il existait autrefois à Paris une plage de ce genre de matériau, sensiblement où est aujourd’hui bâtie l’Hôtel de Ville. On l’appelait la place de Grève. C’était le lieu où, traditionnellement, avaient lieu les exécutions et lorsqu’on disait qu’un individu avait été conduit en grève, ce n’était pas pour lui parler de ses droits syndicaux. 

A la même époque, c’était aussi l’endroit où se retrouvaient les ouvriers en quête d’emploi. A ce moment, pour un Parisien, ce mettre en grève, cela veut dire aller grossir le nombre des chômeurs. Puis, par un nouveau glissement de sens, on en arrive à la définition qui nous intéresse : La cessation concertée et collective du travail par les ouvriers ou employés pour la défense d’intérêts communs.

Pendant que j’y suis, je voudrais faire un petit détour par quelques langues voisines (géographiquement). En espagnol, la grève se dit la « huelga ». Ce mot désigne une vacation, une récréation. Il indique également une terre en jachère, donc aussi en repos. La plage se dit la « playa », ce qui n’a rien à voir.

En anglais la grève : « strike » et la plage « shore ». Compte tenu de l’apparition récente du mot « strike » dans le sens de grève, l’origine est sans doute à voire du côté des marins  ce serait un peu le contraire de l’action de border une voile de navire. Quand on la borde, elle prend le vent et le navire avance. Si on la relâche (strike), elle flotte librement au vent et le navire s’arrête. Dans l'anglais actuel, il existe encore quelques expressions telles que to strike a sail (baisser, amener une voile ou un drapeau) ; to strike a tent (baisser la toile d'une tente, démonter une tente pour lever le camp) ; to strike a scenery (démonter un décor de théâtre). Donc, baisser la voile par refus des marins de partir en mer. Tout ceci est donc très éloigné du sens courant actuel de « frapper ». 

En allemand, il semble que le mot soit inspiré du mot anglais : « streik ». Ce mot peut aussi s’utiliser pour une machine pour dire qu’elle est hors d’état de fonctionnement. La, encore, la plage, c’est différent : « strand ». En langue arabe, comme cela concerne des pays où la conscience syndicale n’est apparue que plus tardivement (en même temps que les notions d’indépendance et de nationalisme), la grève c’est « idhraab », concept qui dérive du verbe « dharaba » qui veut dire frapper. De ce verbe dérive aussi le mot « idhtirab » qui signifie trouble ou désordre. Trouble ou désordre comme on dirait trouble psychologique ou désordre intestinal. Donc, quand les arabophones ont eu besoin d’un mot pour désigner ce que nous appelons « la grève », ils ont rapproché cela de cette notion de frapper et de désordre. De toutes façons, en arabe, la plage c’est « chati » ce qui est une toute autre chose. 

Toute cette digression pour dire qu’il n’y a bien que les Français qui lorsqu’ils se mettent en grève on l’impression d’aller au bord de la mer ; mais ne disait-on pas en 1968 sous les pavés la plage ?

Le droit de grève est reconnu par le préambule de la constitution de 1946 à tous les travailleurs et aux fonctionnaires publics.

Ah bon ? Pourquoi ? Ils n’avaient pas le droit avant ?

Il faut croire que non. On va voir ça de plus près.

Essayons de décrire la cause, le fonctionnement d’une grève (La cessation concertée et collective du travail par les ouvriers ou employés pour la défense d’intérêts communs).

Nous sommes dans une entreprise. Une situation conflictuelle s’est installée. Je ne sais pas, moi… Par exemple, le chauffe eau qui alimente la douche est en panne. Les ouvriers vont demander au patron qu’il répare la chose. Le patron, a priori, il n’est pas contre mais, cela va lui coûter de l’argent et du temps. Alors, il traînasse. La seule prise que les ouvriers ont sur le patron est de diminuer ses revenus. C’est à dire l’arrêt de la production. C’est la grève. Le patron, cela l’ennuie beaucoup la grève. Il ne va pas pouvoir honorer ses commandes, il va se discréditer auprès de ses clients et risquer de les perdre, et en fin de parcours, il ne pourra pas servir de dividendes à ses actionnaires. Tout ça pour une douche. Alors, de deux maux, il faut choisir le moindre ; il répare.

Vous voyez, au départ, le mécanisme n’est pas compliqué. C’est juste un rapport de force entre le patron et les ouvriers. Il va de soi que : pas de conflit, pas de grève.

Où ça se complique, c’est après.

Si la revendication ouvrière est lourde, le patron va hésiter. Il va essayer de refuser. Quand les ouvriers sont en grève, ils ne touchent pas, non plus, de salaire. Alors, qui tiendra le plus longtemps devant l’absence de revenus ? 

Le patron, qui n’est pas un imbécile, va essayer de déjouer l’efficacité de la grève. Pour cela, il a plusieurs armes. Dans un premier temps, il va essayer de diviser les grévistes. En effet, si une partie du personnel travaille, cela lui permettra de parer au plus pressé. Il se trouve que la manœuvre est relativement aisée. En effet, se mettre en grève pour un salarié est un acte de courage. D’abord, il sait qu’il va perdre une partie de son salaire et, surtout à une époque où les gens sont très endettés, une telle occurrence n’est pas forcément enthousiasmante. Mais, ce n’est pas la seule raison. Dans une entreprise, pour obtenir une rentabilité du travail, on joue en permanence, et souvent de façon assez tacite et non dite, sur une espèce de chantage à l’avancement. On laisse entendre que pour voir sa carrière, et donc ses revenus, progresser, il faut faire montre de bonne volonté et de dévouement à l’entreprise. Or, se mettre en grève, c’est précisément le contraire. Plus ou moins obscurément, le salarié se dit que s’il se met en grève, à un niveau individuel, il va être mal vu et de ce fait, hypothéquer son avenir professionnel. On comprendra donc que le salarié hésite. D’autre part, le patron va laisser planer l’idée que si la grève ruine l’entreprise, celle-ci va être obliger de fermer et que de ce fait, tout le monde sera au chômage. Cette hypothèse est aussi assez effrayante pour donner à réfléchir. Le salarié se trouve devant un dilemme, qu’obtiendra-t-il et que perdra-t-il par la collaboration ? Ou bien que perdra-t-il et qu’obtiendra-t-il par la force ?

Le patron va aussi tenter d’utiliser une main d’œuvre de remplacement. Dans les tâches sans qualification, c’est relativement simple. Je vous renvoie à ce titre à la description qu’en fait Steinbeck dans « Les raisins de la colère ». Dans ces deux cas, les ouvriers ne travaillent pas, certes, mais ils viennent quand même à l’entreprise. Ils organisent des « piquets de grève » qui ont pour objet d’empêcher quiconque d’entrer et de briser leur grève. Les briseurs de grève sont très mal vus des grévistes. 

On les appelle les « jaunes ». Le « syndicalisme jaune » est connu également sous les noms de  Mouvement jaune, Syndicats jaunes. Les Jaunes ou « Droite prolétarienne », est un mouvement syndicaliste français, mais connu sous cette dénomination dans d'autres pays, comme les pays francophones, mais aussi anglophones (yellow unions). Cette forme de syndicalisme (constitué en opposition aux syndicats « rouges », c'est-à-dire socialistes ou communistes) refuse certains modes d'action comme la grève et l'affrontement contre le patronat. Un peu paradoxal, non ? En fait, ce mouvement tente de fédérer et donc de renforcer le courant existant de personnes qui, comme nous l’avons vu précédemment hésitent et craignent d’être du mauvais côté de la considération patronale. Le terme « jaune » vient du mouvement créé par Pierre Biétry le 1er avril 1902, la « Fédération nationale des Jaunes de France ». Et pourquoi jaune ? Le mouvement créé par Biétry est en fait très lié à l’église catholique et ses tenants arborent le jaune, couleur du Vatican. Pour les grévistes, les jaunes sont les non grévistes. Ce qualificatif s'est généralisé et a pris un sens péjoratif, désignant les « traîtres ».

De ce qui précède, nous pouvons tirer une première conclusion qui n’est pas négligeable. Une chose importante dans une grève est le nombre de participants et plus encore que le nombre, la proportion. Il est entendu que l’intention de se mettre en grève n’est pas simultanée dans tous les esprits et pas avec la même force, la même détermination et le même sens de l’organisation. Le démarrage d’une grève ne peux pas être de façon manichéenne oui à cent pour cent ou non à cent pour cent. Dans une entreprise, les individus sont, par essence, différents. Il y aura nécessairement un mélange très progressif et nuancé de personnalités allant insensiblement des éternels boute feu toujours prêts à brandir le drapeau de la révolte jusqu’aux inconditionnels zélateurs de la collaboration de classes. Nous avons donc plusieurs constatations à noter à ce sujet. D’abord, Si une fraction importante de salariés ne se rallie pas à une grève, il est évident que le résultat économique de celle-ci est dérisoire. Le patron avec son effectif réduit parera au plus pressé et aura le temps de faire traîner les choses afin d’amener les grévistes à l’épuisement, la grève à l’étiolement et en définitive à la reprise du travail avec des salariés en situation d’échec donc plus vulnérables qu’avant. La chose est suffisamment fréquente pour que la conscience populaire lui ait donné un nom : Le pourrissement de la grève. 

D’autre part, si dans une entreprise de, par exemple, cinquante salariés, deux personnes viennent travailler, on les recevra en leur tapant gentiment sur l’épaule et en leur conseillant de rentrer à la maison. Si par hasard ils réussissent à pénétrer dans l’entreprise, on sait qu’ils seront parfaitement inefficaces : manque de pièces à usiner, manque d’électricité, manque de fournitures etc. Ils entreront sous les quolibets de leurs camarades en se dévalorisant aux yeux de leurs collègues mais ce sera sans importance. En revanche, dès que le nombre devient important, les grévistes, constatant que leur mouvement risque d’être contrarié vont s’opposer de façon plus drastique à leur entrée dans l’entreprise. Les piquets de grève vont s’opposer, s’il le faut par la force à l’entrée des « jaunes ». 

Il peut y avoir des affrontements physiques ce qui ne manquera pas d’autoriser le patron de requérir la force publique et de ce fait d’anéantir les espérances des grévistes.

Il s’en suit que, même s’il est évident que l’intention de faire entrer le conflit dans une phase décisive ne s’initie que dans un petit groupe, même si le mot grève ne peut être lancé pour la première fois que par une seule bouche, il n’en reste pas moins qu’une grève ne peut atteindre une certaine chance de réussite que dans la mesure où elle rencontre une très large majorité, voire une quasi unanimité des adhésions. Dans un domaine voisin, dont je reparlerai sans doute un jour, certains ont imaginé des « minorités agissantes ». On voit qu’il ne peut s’agir que de rêves inconséquents qui n’ont pour résultat que de justifier la répression.

Troisième parade patronale, on licencie tout le monde et on réembauche des ouvriers plus dociles. C’est le lock out. Ceci est interdit par le préambule de la constitution de 1946 qui rend légal le droit de grève. Autre solution : délocaliser. On ferme l’entreprise et on la réouvre ailleurs, de préférence dans un pays où les revendications sont moindres. Bien sûr, on peut toujours tenter de briser la grève par la force. A une époque où la grève était interdite, c’était facile. Les grévistes et surtout leurs piquets de grève étaient considérés comme des émeutiers qui s’en prenaient à l’ordre public. On leur envoyait un régiment d’infanterie et l’affaire était classée. Il faut noter que les troupes que l’on envoyait étaient constituées, dans un pays essentiellement rural, de recrues campagnardes à qui l’on présentait les grévistes comme des « partageux » qui allaient leur prendre leur lopin de terre. Les risques de fraternisation étaient ainsi réduits à néant. Zola (Emile 1840 1902) nous évoque abondamment la chose dans « Germinal ». Si cela ne correspondait pas à une réalité, il n’aurait pas pu l’écrire. Par la suite, la société française se « prolétarisant », on a créé des troupes spécialement conçues à cet effet : Garde mobile, Compagnies Républicaines de Sécurité (CRS). Et oui, comme on ne pouvait plus faire confiance au contingent, il fallait bien des spécialistes. A ce titre, on site souvent l’événement bien connu suivant.  

En 1907, la mévente catastrophique des vins provoque des manifestations sans précédant dans le sud de la France. Rassemblements monstres à Béziers, Perpignan, Carcassonne, Nîmes, Montpellier. A Narbonne, le drame éclate, la troupe tire, il y a cinq morts, des centaines de blessés... Quelques jours plus tard, le 22 juin, de nouveaux rassemblements ont lieu lors de l'enterrement, pour rendre hommage aux victimes. A Béziers, le 17eme régiment d'infanterie est envoyé pour rétablir l'ordre. Les soldats, pour la plupart originaires de la région refusent de tirer et mettent la crosse en l'air. Ce fait sans précédant vaudra au régiment de rejoindre sans délai les bataillons disciplinaire d'Afrique du Nord... Poursuivi par sa mauvaise réputation, le 17eme sera très souvent en première ligne, désigné d'office pour des assauts meurtriers pendant la guerre de 14... Il faut cependant noter, un détail qui minore un peut le fait, que les manifestants n’étaient pas des ouvriers, mais des vignerons. Il n’en reste pas moins que le contingent n’est plus fiable. On remarquera aussi, tout de même que dans ces circonstances, l’état prend fait et cause pour le patron. A ma connaissance, il n’y a jamais eu de cas où, bien que le droit de grève soit reconnu par le préambule de la constitution de 1946, les CRS ont chargé les Jaunes ou le service d’ordre patronal. Passons. Là, je sens que je fais du mauvais esprit. 

Souvent, les grèves s’accompagnent de manifestations. Ah bon ? Pourquoi ? Nous avons vu dans le paragraphe précédent que le patronat dispose de l’appui des pouvoirs publics. Les ouvriers tentent d’obtenir l’appui des autres salariés. Alors, ils manifestent leur mécontentement et pour manifester quelque chose, le mieux c’est de faire une manifestation. C’est même la raison pour laquelle cela s’appelle ainsi. La manifestation la plus simple consistera, le plus souvent, à accrocher des banderoles sur la façade de l’entreprise, expliquant la cause du conflit. En soi, c’est anodin. Les grévistes ne demandent que la sympathie des autres salariés. Mais cette sympathie peut prendre de l’ampleur. On pourra aider les grévistes dans leur lutte, par des sourires, bien sûr, mais aussi par des vivres ou un soutien financier. Et là, déjà, le patron, il n’aime pas. Lui, les autres patrons ne viennent pas à son secours. De plus cela peut aussi inciter les autres salariés à revendiquer la même chose (la rénovation des douches) ou autre chose (le respect des heures de repos, par exemple). Ainsi, par contamination, d’autre salariés peuvent manifester leur mécontentement ou leurs souhaits inassouvis et, pourquoi pas, eux aussi se mettre en grève. De proche en proche, parce qu’un mouvement revendicatif n’a pas été résolu (vous remarquerez que je n’ai pas écrit « satisfait »), d’autres entreprises risquent de se retrouver dans une situation analogue. Bien sûr, les pouvoirs publics sont là pour veiller au grain… Et ils ne s’en privent pas.  Le premier mai 1894, à Chicago, une manifestation de soutien et de sympathie envers le ouvriers de « Pullman » en grève est réprimée dans le sang sous les consignes du Président Démocrate de l’époque (Grover Cleveland 1837 1908).

Lorsqu’on en est là, apparaît un autre sens à la grève. Il ne s’agit plus d’une revendication ponctuelle mais d’un mécontentement collectif et conjoncturel. Cela, c’est grave. Cette fois ci, on ne s’en prend plus au patron local, mais au patronat en général et du même coup à son allié de fait le pouvoir central. La grève prend un aspect politique. Il faut réprimer.

On n’en arrive pas toujours à des situations aussi extrêmes. Heureusement ! Fréquemment, des salariés commencent par menacer de se mettre en grève. Si des négociations sérieuses ne sont pas obtenues, ils vont faire une grève d’une journée. Ceci a pour mission de montrer à l’employeur qu’ils sont capables de le faire. C’est une simple sommation. Eventuellement, il y aura une deuxième sommation, voire une troisième. En même temps, cela permet aux dirigeants ouvriers de voir si les salariés sont prêts à lutter pour cela. Ce n’est qu’après qu’on se lancera dans une grève illimitée. Toutefois, dans certains cas, la grève illimitée peut commencer tout de suite. Cela dépend des circonstances.

Bien sûr, il y aurait bien d’autres choses à dire sur la Grève, mais pour ce qui est du monde productif, nous avons fait un tour d’horizon déjà assez satisfaisant. Où cela devient différent, c’est lorsqu’on quitte ce monde productif et qu’on entre dans la fonction publique ou les entreprises assimilées (santé, transports, enseignement, poste etc.).

Cette fois ci, on ne peut plus s’attaquer aux revenus de l’employeur puisqu’on ne dégage plus de dividendes. Egalement, l’adversaire n’est plus tel ou tel patron, mais, directement, le pouvoir central. Nous avons, ici, une situation paradoxale. Lorsque des salariés se mettent en grève dans une entreprise, c’est une catastrophe pour le patron. Il y perd des sous. Là, non. Puisque les salariés ne rapportent rien et qu’ils coûtent au patron (c’est à dire l’état) ses grands dirigeants devraient se frotter les mains et se taper sur les cuisses en s’esclaffant : « chouette, on va faire des économies ». Oui… Mais non. Curieusement, l’état (en la personne de ses responsables) ne jubile pas. Et il ne jubile pas, l’état, pour trois raisons. D’abord parce que cela implique un grave dysfonctionnement dans la gestion dont il est responsable et dont il devra rendre compte plus tard devant les électeurs, ensuite parce que ses hommes liges, ses serviteurs, refusent de lui obéir, et surtout parce que les usagers risquent de s’en prendre à lui comme cause du désagrément qui leur est infligé. Les services publics ne sont plus fiables. Or, ces services publics, ce sont les individus de la population qui ont le sentiment de se les payer avec leurs impôts. Ils paient et ils n’ont pas. Serait-ce une forme d’escroquerie ?

Le mécanisme de la grève dans la fonction publique et dans les services assimilés est différent. On a constaté précédemment que quand des salariés se mettent en grève, ils peuvent compter sur le soutien et l’appui des autres salariés qui, comprenant parfaitement le bien fondé de leur revendication sont prêts à les épauler. C’est justement ce sur quoi comptent les fonctionnaires grévistes. Lorsqu’ un professeur d’école se met en grève, il sait très bien qu’il ne va pas appauvrir son employeur. Mais il sait que les usagers vont manifester leur mécontentement et ainsi les aider. Pour lutter contre ce type de grève, le patron (l’état) va chercher à discréditer les grévistes. Si les utilisateurs prennent fait et cause pour les grévistes, ceux ci on gagné, si l’état parvient à opposer les utilisateurs et les grévistes, il a gagné.

On remarquera deux choses. D’abord, la complaisance de certains média qui lors de grèves dans les transports publiques, par exemple, donnent ostensiblement la parole à des utilisateurs mécontents et, ensuite, les efforts démesurés déployés par les gouvernements successifs pour accréditer la notion de service minimum. On veut bien reconnaître le droit de grève, mais à condition que ce soit une grève qui ne gène personne. Une grève où seuls les grévistes perdent leur traitement mais où l’employeur n’en subit aucun désagrément. Il reste encore le recours à la manifestation et dans la fonction publique où les grèves sont le plus souvent des grèves de vingt quatre heures, il va de soi que ce jour là, on n’en profite pas pour aller à la pèche, mais on se doit de participer à la « manif ». Depuis longtemps, le pouvoir, et ses alliés involontaires que sont les révolutionnaires de salon de tous poils, ont réussi à dévoyer ces manifestations en les transformant en galopinade folklorique avec déguisements et rengaines adaptées. La manifestation n’est plus le lieu où l’on exprime avec véhémence l’âpreté de son désespoir  mais un carnaval en défilé festif que l’on donne à la population comme un spectacle de rue. Lorsque la manifestation est passée, on n’en garde pas le souvenir d’un moment paroxystique de lutte farouche, mais d’un après midi de franche rigolade. Et la crédibilité, dans tout ça ?

Petit détail amusant : Dans la fonction publique et activités assimilées, quand le travail reprend, il faut rattraper le retard. Parce que les dossiers, ils ne se sont pas traités tout seuls.

Et les travailleurs indépendants alors ? Bah ! Théoriquement, ils n’ont aucune raison de se mettre en grève. Ce serait absurde. Puisqu’ils sont leurs propres patrons, c’est une affaire entre eux et eux. Pourtant, cela arrive : les chauffeurs de taxi, les coiffeurs, les transporteurs routiers et d’autres. Là aussi, il s’agit de grève ayant pour but de marquer un mécontentement contre les pouvoirs publics. Ils veulent manifester leur opposition à une disposition légale qui les spolie. Ils s’en prennent eux aussi à l’état. Pour eux, la grève ne peut être que politique. 

Et puis, il y a les étudiants. Les étudiants, lorsqu’ils se mettent en grève ont ceci de particulier qu’ils n’ennuient personne. Ils ne font perdre des dividendes à personne. Ils ne freinent pas le fonctionnement de l’état, ils ne prennent personne en otage (chose dont l’état accuse les fonctionnaires). Leurs seules victimes sont eux mêmes. Ils se contentent d’hypothéquer leur année scolaire ou universitaire. Faut-il en conclure que c’est absurde ? Non, évidemment ! Mais il serait pertinent de remettre les choses à leur place. Les étudiants et lycéens n’ont-ils pas de revendications ? Si, bien sûr. Mais, comme ils entrent dans la vie, ils ont simultanément une inexpérience syndicale patente et l’illusion que leur mouvement va révolutionner le monde de façon complète et définitive. C’est à la fois attendrissant et rassurant sur les qualités de générosité et de combativité de la génération montante. Cela suffit-il ? Je n’en suis pas persuadé.

Au sens strict, il faut bien reconnaître qu’une grève étudiante n’est pas une grève. En revanche, si ces mouvements existent, c’est qu’il y a une raison. Les étudiants éprouvant de l’insatisfaction, de l’inquiétude, voire de la colère décident de manifester leur refus. C’est une manifestation. En fait, ils ne décident pas de ne plus aller en cours, mais de contrarier l’université au fonctionnement de laquelle ils s’opposent. Leur but est de bloquer un rouage de la machine gouvernementale et de ce fait placer l’état en situation d’échec. Ce qui est important, ce n’est pas la non collaboration, c’est le blocage. Prenant exemple sur les salariés, les étudiants organisent des piquets de grève et, le plus souvent, comme les salariés, ils profitent de la sympathie de ceux ci.

Il arrive que les étudiants organisent des manifestations sans y adjoindre la notion de grève. Pourtant, il faut bien reconnaître que pendant la durée du défilé, ils ne sont pas en cours.

Il s’en suit qu’une grève étudiante ne peut être que longue, et, a priori, au départ illimitée.

Nous avons vu précédemment l’importance du quorum de grévistes. Chez les étudiants, c’est encore plus nécessaire. C’est encore plus nécessaire, mais aussi plus difficile à atteindre. Il y a à cela plusieurs raisons. En premier lieu, comme chez les salariés, la motivation peut osciller entre totalement et pas du tout. Ensuite, vient l’appréciation à deux niveaux, collectif ou individuel. Collectivement, on est attiré vers la satisfaction de ses revendications, mais individuellement, on a envie d’obtenir ses examens. Et puis, il y a une incidence autre qui pèse dans l’adhésion à la revendication générale : la représentation sociale au sein des universités.

Dans une usine, tous les salariés sont des salariés. Dans l’université, tous les étudiants, sont des étudiants, oui, je sais, mais ne sont pas tous issus de groupes sociaux habitués aux conflits sociaux. A l’université, les enfants de cadres moyens et supérieurs, de pratiquants de professions libérales, de commerçants et artisans, de travailleurs indépendants sont majoritaires. Tous ces étudiants, par traditions sont habitués à la collaboration et non au conflit ouvert. Ils ont tendance à considérer les autres comme des asociaux caractériels irresponsables. Du coup, les opposants à la grève sont toujours nombreux. Disons que chez les étudiants, le sentiment « jaune » risque d’être plus important que le sentiment « rouge ». Du coup, le piquet de grève devient un point critique où les affrontements sont fréquents ce qui permet, comme toujours, au nom de l’ordre public de faire intervenir la force. Le pouvoir central le sait bien, et presque toujours organise des votes à bulletin secret en supputant que les grévistes ne sont, peut être, même pas majoritaires. Il s’en suit que la grève estudiantine étant, par essence, longue, le pouvoir central va pouvoir jouer sur le pourrissement, mais cette fois, non plus en comptant sur les besoins pécuniaires mais sur la validation de l’année scolaire. L’état ne perdant rien sur le plan financier a le temps. Le seul préjudice qu’il subit est le désordre et la mauvaise image de marque de sa gestion. En même temps, il sait très bien que les plus pénalisés seront ceux qui, financièrement, ne pourront pas recommencer une année universitaire. Pour l’état, laisser traînasser la situation consiste à éliminer les étudiants issus des classes les plus défavorisés qui sont en même temps les plus facilement vindicatifs à son égard.

Voilà, il me semble avoir fait assez largement le tour de cette notion de grève en parcourant les différents constituants sociaux de la société. Comme précédemment, il est entendu que bien des choses resteraient à dire. Toutefois, il me semble avoir, tout de même, évoqué l’essentiel. Restent quelques considérations d’ordre général qui ne sont pas liées à un groupe quelconque d’individus.

Une grève, à l’issue de laquelle, les grévistes ont obtenu une satisfaction gratifiante conduit les grévistes à considérer que ce procéder est une arme permettant de concrétiser toutes ses espérances. Il s’en suit qu’une grève gagnée par les grévistes incite ceux-ci à en envisager d’autres luttes pour obtenir davantage. Inversement, une grève sans grand résultat laisse un goût amer et incline à la désespérance et à la capitulation. Elle démobilise. Une grève « gagnée » renforce le sentiment « rouge » et une grève perdue donne raison aux « jaunes ». Il est donc important pour les grévistes de ne se lancer dans un conflit dur que si les conditions sont réunies pour aller vers des acquisitions réelles et durables. On peut aussi considérer que celui contre qui est menée une grève (patron ou état) peut avoir intérêt, s’il pense que la revendication est sans lendemain, à provoquer la grève qui, une fois vaincue le renforcera au moins pour un temps appréciable.

Nous avons vu que les individus sont différents dans leur motivation pour passer de l’autre côté de la paix sociale. On comprendra facilement (enfin, je l’espère) que les personnes les plus faibles seront les plus vulnérables. A ce titre, le manque d’expérience et de savoir faire sera nuisible. Les plus jeunes et les moins préparés, par manque de culture politico-syndicale, risquent d’être les plus prompts à des actes irresponsables mais aussi  à l’enthousiasme et au découragement. Un mouvement revendicatif, cela ne s’improvise pas. Il est clair que le parti opposé, lui, est organisé. Il ne faut jamais sous estimer l’adversaire. Avant de lancer une action quelle qu’elle soit, il faut être suffisamment critique pour évaluer l’évolution de la chose et, considérant ce que nous avons vu plus haut, ne pas hypothéquer l’avenir ; ceci en sachant qu’un événement de ce type est, par nature, d’un déroulement assez imprévisible.

Je voudrais aussi évoquer une double dichotomie.

Nous avons vu qu’une grève peut être strictement localisée. L’histoire du chauffe eau de la douche. Elle ne peut être traitée par les grévistes qu’avec une vision strictement syndicale. C’est une grève localisée et corporatiste. En revanche, nous avons signalé que cette grève peut s’étendre aux entreprises voisines. On dit qu’elle se généralise. Tant qu’il ne s’agit que de revendications comparables, ce ne sont que des conflits résolus par des négociations par entreprises avec des représentants syndicaux. A l’opposé, si la grève se généralisant déborde sur d’autres catégories professionnelles, son aspect syndical s’estompe et on en arrive nécessairement à une vision plus générale et donc plutôt politique. Cette fois ci, le négociateur devient plutôt l’état. Il est à noter que l’état, y compris dans les grandes épopées revendicatives (1936, 1968), fais des efforts démesurés pour reporter les négociations au niveau syndical. Les discutions auront lieu par branche. En conclurons-nous que l’état se défausse et masque son rôle en accordant aux grévistes des satisfactions de détail ce qui lui permet de nier sa propre responsabilité ?

Une grève ponctuelle ne peut être que syndicale, une grève générale ne peut être que politique.

Nous avons aussi décrit la différence entre grève limitée (dans le temps) et grève illimitée. Celle qui ne cessera qu’après la satisfaction des revendications.

Nous avons donc bien deux dichotomies ce qui conduit à quatre possibilités :

          Grève localisée limitée

          Grève générale limitée

Dans les deux cas, il s’agit d’un avertissement, d’un coup de semonce. La première s’adresse à un patron et la seconde à l’état.

          Grève localisée illimitée

          Grève générale illimitée

Cette fois ci, les grévistes envisagent d’aller jusqu’à obtention de satisfaction. La première, comme précédemment présente un caractère syndical et, la seconde est naturellement politique. Un mouvement de caractère politique qui entend aller jusqu’à ce que l’état cède… Vous en pensez quoi, vous ? Comment vous appelez ça.

Pour ma part, il me semble qu’une grève générale et illimitée prend nécessairement un caractère insurrectionnel.

Effrayant ?

Je ne sais pas.

Pour vous rassurer, et pour conclure, je me ferai le plaisir de vous citer un texte connu.

       Article 35 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793

       Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.

 

 

                                                   Hé, ce n’est pas moi qui le dis !




Commentaires: 1
  • #1

    Thilloy (samedi, 21 décembre 2019 14:43)

    TOUJOURS un vrai plaisir de lire un texte claire ,précis et quand même toujours pédagogique .
    Merci

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