Culture

     


 CULTURE ? (1)  

Là, déjà, rien qu’en écrivant le titre, je viens de m’aliéner soixante douze virgule trois pour cent de mon lectorat potentiel.

Si, si ! Je vous assure, la culture : Ça fait fuir les gens. La culture ! Beuh ! C’est mal !

Enfin, disons que c’est mal vu.

Pourquoi ?

Je n’en sais rien.

C’est même parce que je n’en sais rien que je vais tenter de comprendre pourquoi.

Dans un premier temps, je vous rapporterai cette constatation de Freud (Sigmund 1856-1939) que je vous cite approximativement parce que   de mémoire. L’individu humain est en permanence en quête d’une dépense minimale d’investissement psychique.

En clair, sur le plan intellectuel ou affectif, l’homme est, pour son confort, paresseux. Cela n’a rien de surprenant. Pour ma part, j’aurais même tendance à considérer que, d’une façon générale, l’homme n’a pas envie de se fatiguer inutilement… Pas plus physiquement que psychiquement. Je vous rappelle aussi que, l’idéal baudelairien, c’est l’immobilité.

En fait, l’homme aurait tendance à rechercher un niveau de vie strictement végétatif.

Tenez, à titre de comparaison : Les lions, dans la savane… Que font-ils ? Ils dorment. 

Régulièrement, il faut se nourrir. Alors, pour assumer leurs besoins végétatifs, ils condescendent à se lever et à chasser. Ensuite, ils se recouchent et pour digérer, ils redorment. De temps à autre, la pulsion reproductrice les tenaille. Dans ce cas, et pendant un temps relativement court par rapport au reste de leur existence quotidienne, ils se mettent à consommer beaucoup de leur énergie et puis c’est tout. Après, on re-redort. Les lions réalisent un idéal vital baudelairien parfait. Ils réalisent un équilibre végétatif total. Faire autre chose les conduirait à dépenser plus d’énergie et du coup augmenterait leur besoin alimentaire ce qui impliquerait plus de chasse donc encore plus de besoin alimentaire. Le lion sait gérer de la façon la plus économique son capital de joules (1joule = 0,24 calories ou, dans l’autre sens, 1 calorie = 4,18 joules).

Mon histoire de lions est là pour imager ce que disent les biologistes lorsqu’ils affirment que le monde vivant (toutes espèces confondues) n’a que deux préoccupations : La survie de l’individu (se nourrir) et la survie de l’espèce (se reproduire). Bon, moi qui suis un grossier personnage, je le raccourcis de façon brutale d’une façon que je ne vous dirai pas… Et puis, si, tenez, je vais vous le dire. Moi, je dis juste : Bouffer et baiser. Vous voyez que j’aurais mieux fait de m’abstenir. Bon, je sais, je suis sordide dans mon réalisme vulgaire mais, Schiller (Johann Christoph Friedrich von, 1759 1805), qui est un poète et un homme bien élevé, exprime la même idée en disant que « La nature maintient les rouages de l’équilibre du monde par la faim et par l’amour ».

-        Ouais, mais, c’est pas pareil ! 

-        Comment ça ce n’est pas pareil ? 

-Tu confonds agir et apprendre des leçons.

-Oui, et alors, c’est rigoureusement la même chose.

Pour chasser, les lions (les lionnes en l’occurrence) ont des connaissances et des techniques que leur ont enseignées leurs aînées. Les lions ont bien sûr des comportements innés, mais aussi des connaissances acquises. Les lions utilisent leur cerveau.

Le cerveau, je le rappelle pour ceux qui l’auraient oublié, c’est un organe qui, entre autres, à la capacité de thésauriser des informations et de bâtir des stratégies. Il se trouve que ce même cerveau est aussi un organe extrêmement consommateur d’oxygène (surtout si l’on considère sa petite taille relativement au reste du corps). Je ne veux pas dire de bêtises, mais je crois me souvenir que le cerveau, à lui tout seul, peut consommer jusqu’à 20% de l’oxygène respiré. S’il est dévoreur d’oxygène, on peut présumer que la créatine phosphate et l’ATP ne doivent pas être loin. Bref, il consomme du glucose et donc, puise dans les réserves alimentaires. 

Réfléchir, cela implique la nécessité de se nourrir plus et donc d’aller davantage à la chasse.

Il s’en suit que : Refuser l’activité intellectuelle, cela consiste à économiser son énergie vitale.

Bon, je n’irai pas jusqu’à dire que les gens, ayant une tendance à l’embonpoint, à qui l’on suggère d’avoir une activité physique accrue pourraient, à la place, résoudre des équations… Mais presque.

La question devient : Pourquoi est-ce que les humains, tout au moins un certain nombre d’individus, sont capables de concéder une telle débauche d’énergie intellectuelle ?

Il se trouve que l’animal humain possède massivement une capacité rare dans le monde vivant. Il peut se projeter mentalement dans l’avenir. Il peut se poser la question : Et demain ?

Du coup, il va avoir des comportements complètement modifiés.

 Certains animaux sont capables de concevoir l’utilisation d’outils : Bâtons, fétus de paille, cailloux, objets divers qu’on jettera vers des prédateurs etc. Mais, quand l’usage en est terminé, ils les abandonnent sur place avec le plus profond mépris. L’animal humain qui est un grand intellectuel va aller plus loin. Pas toujours, mais souvent, au lieu de jeter l’outil, il le garde et va le transporter avec lui. 

Lorsque, citadin éhonté, tu te promènes dans la forêt, tu ramasses un bâton pour t’aider à marcher ou écarter les broussailles. A la fin de ta promenade dominicale, tu le balances avec un  geste noble dans les buissons. Dans ce cas, tu es strictement bestial. Mais, s’il t’a semblé particulièrement adapté, au lieu de cela, tu le ranges soigneusement dans le coffre de ta voiture. Tu es alors un australopithèque supérieur. Tu as pensé à l’avenir en t’imaginant dedans. Ce bâton peut resservir et tu vas dépenser de l’énergie pour le garder avec toi. Bah si, quoi ! De l’énergie ! Tu surcharges ta voiture et donc, tu vas consommer plus d’essence. Cette essence, il faudra la payer et tu devras travailler davantage pour en avoir les moyens. Tu n’es pas raisonnable, non plus.

Si tu en restes là, tu es encore très rudimentaire. Mais si pour l’améliorer, tu le tailles grossièrement, tu es déjà entré dans le niveau de l’abbevillien supérieur. Si, de surcroit, tu t’amuses à le sculpter (chose parfaitement inutile, futile et superfétatoire), ta dépense d’énergie en délire de spéculation intellectualo-artistique t’entraîne au moins dans le solutréen voire l’inter solutréo-magdalénien. Tu te rends compte !

Bon, là, je plaisante parce que si on sait dater l’art pariétal, l’art mobilier nécessairement plus ancien ayant disparu, sa datation est impossible.

Au même titre que toi, et contrairement aux autres primates, l’homme archaïque est capable de concéder de l’énergie musculaire et mentale pour améliorer son outil. Evidemment, après cet effort, il serait absurde de le jeter. Il va donc encore dépenser de l’énergie pour le transporter avec lui.

Lorsqu’on en est là, l’équilibre strictement végétatif est rompu.

 

 

CULTURE ? (2)

Pour allumer du feu, nous ne nous procurons pas par rapine une allumette (enfin, le plus souvent). Non, nous en achetons une boite ; nous pensons à l’avenir. Mentalement, nous nous voyons dans cet avenir ; nous nous y projetons. Nous sommes prévoyants. Avec toute sa dérive psychique, nous sommes un humain.

Si l’on ajoute qu’ultérieurement, nos allons transmettre nos savoir et nos savoir faire à notre descendance, cette descendance va posséder, outre ses capacités innées (se nourrir et se reproduire), les connaissances acquises que nous lui aurons inculquées.

Ces connaissances acquises, c’est cela que l’on appelle la culture.

Il va de soi que, même si l’on retrouve certaines constantes, vues les diversités géographiques et historique des populations, les cultures humaines sont monstrueusement nombreuses et variées. N’étant pas un Aborigène du nord de l’Australie, je ne sais pas chasser le crocodile.

Pendant longtemps, en Europe, on a espéré posséder toute la culture humaine. C’était inepte. Ces mêmes Européens ignoraient tout des cultures pré colombiennes chinoises et autres.

Tout au plus, quelques individus ont-ils pu embrasser seulement une majeure partie des connaissances de leur temps dans leur milieu local : Euclide (vers 325 vers 265 av JC), Léonardo da Vinci (Leonardo di ser Piero da Vinci 1452 1519). Le dix septième siècle français aura encore en tête l’image mythique de « l’honnête homme ». L’honnête homme étant imaginé comme un esprit possédant tout le savoir humain. Cependant, déjà à ce moment là, on considère que le savoir humain se trouve circonscrit essentiellement dans la littérature, le droit et la théologie.

On ne peut pas tout savoir.

Dans ces conditions, la question se pose : Ne serait-il pas plus pertinent de ne rien savoir du tout ?

On en reviendrait, du coup à la situation de base de la dépense minimale d’énergie.

Personne ne va franchement jusque là.

En revanche, dans un souci d’utilitarisme pragmatique, beaucoup de gens affichent un mépris profond pour beaucoup de connaissances.

-        « Ouah ! Ma parole ! L’histoire ça serve à rien ! »

          Ils ont raison, en plus.

Un Bushman moyen peut avoir une vie parfaitement équilibrée, voire confortable, sans avoir jamais entendu parler des accords de Yalta.

Mais, hé, entre nous, vous en connaissez beaucoup, vous, des connaissances acquises, donc culturelles qui servent à quelque chose ?

L’histoire, bon, d’accord, on a vu. La littérature, c’est encore pire. Shakespeare, Ibsen, Goethe, Musset… Franchement… La géographie avec les crues du Yang-Tseu-Kiang ou la production bovine de l’Argentine… C’est vrai qu’on peut s’en passer. Bon, je ne vous parle pas des activités artistiques.

La musique… Sauf si vous chantez sous la douche. Si personne n’avait jamais imaginé de codifier la musique et de l’organiser, vous ne pourriez pas chanter sous la douche. La peinture, la sculpture… Ouais, je me demande pourquoi vous avez sculpté le bâton que vous avez mis dans le coffre de votre voiture. Alors, pourquoi pas Praxitèle, Myron ou Coysevox.

-        Non, mais ce qui est important, c’est ce qui sert à quelque chose… Je sais pas, moi, les sciences ! Les techniques !

Ah bon ?

La physique, c’est important, hein ! Vous en êtes persuadés ! A chaque fois que vous laissez tomber un objet, vous faites mentalement référence à z=-1/2gt²+z0 ! Bien sûr, en chimie, vous avez en permanence à l’esprit la classification périodique des éléments. Et puis, dites-le moi à l’oreille, je ne le répèterai pas. En mathématique, depuis que vous avez quitté le collège, combien de fois avez-vous utilisé votre connaissance du théorème de Thalès ?

Et en technologie ? Sauf si c’est dans votre activité professionnelle, combien de fois par semaine utilisez-vous un ampèremètre ou combien de fois vous posez vous des questions sur les traitements de surface des aciers ?

L’informatique. Avez-vous une idée du nombre d’humains sur la planète qui n’ont pas d’ordinateur et même qui n’en ont jamais entendu parler ? Ils survivent quand même, hein ! Sans parler de ceux qui ont vécu pendant deux à trois millions d’années avant 1950.

Quand à la philosophie, s’il y a une chose inutile, c’est bien celle là. Du reste, de grands hommes, fort instruits et intelligents, au demeurant, en ignoraient des pans entiers. Platon n’a jamais étudié les textes de Descartes !

Oui, oui ! Vous avez raison. Toutes ces choses que l’on apprend à l’école, ça ne sert à rien. C’est juste bon pour transformer les enfants en singes savants en encombrant leur esprit de fumées inutiles.

On devrait supprimer tout ça. Du coup, l’école étant vide, on pourrait supprimer l’école. 

Vous vous rendez compte de l’économie ?

D’abord sur le plan étatique. L’école est une charge qui coûte très cher. Avec l’argent récupéré, on pourrait subventionner beaucoup plus largement les grands trusts industriels et bancaires.

Et puis, sur le plan individuel, avec le temps récupéré et l’économie de l’énergie intellectuelle, les enfants pourraient, dès le plus jeune âge, travailler dans des briqueteries comme dans les pays du tiers monde.

Lire ? Bof… Etes-vous sûrs que ça serve à quelque chose ?

Parmi ceux qui ont appris (une minorité mondiale) et qui savent, combien lisent réellement ? Déjà, sur les portes on remplace l’information par un logo ou un idéogramme. 

Un petit dessin d’un type en train d’uriner et vous comprenez parfaitement que ce sont les toilettes. Pour payer, on présente sa carte bancaire et au lieu de signer ou d’entrer un code, on apposerait son empreinte digitale et le tour serait joué.

Non mais !

Hein ? Je caricature ? Vous croyez ?

Je l’avoue… Un peu, oui… Mais pas tellement.

Des diatribes sur les choses que l’on nous force à apprendre et qui ne servent à rien, Je présume que vous en avez déjà entendu.

Le problème va être maintenant : Qui tient ses propos ? Et pourquoi ?

 

 

 

 

CULTURE ?(3)

J’ai failli écrire que je vois deux grandes familles de gens qui soutiennent les propos précédemment énoncés. Et puis, je me suis retenu à temps parce que, après dix secondes de réflexion, je me suis aperçu que c’était une ânerie. En fait, il n’y en a qu’une.

Les gens qui disent cela : ce sont, exclusivement, ceux que cela arrange. Alors, ce n’est qu’ensuite que la dichotomie intervient. Cela ne les arrange pas tous pour la même raison. Je disais donc que les gens dénigrent la culture parce que ça les arranges.  

En quoi est-ce que ça les arrange ?

Il est plus facile et, psychologiquement plus valorisant de dire : Cette chose est sans intérêt ; que de constater que l’on en est incapable. En Effet, si une chose est inutile (par exemple : cracher loin) celui qui n’en est pas capable n’en retire pas un sentiment d’infériorité. Au même titre, si je suis une nullité crasse en mathématiques et que je parviens à accréditer l’idée que les mathématiques sont une activité stérile, je ne serai pas inférieur aux plus brillants mathématiciens. 

Il est à noter, du reste qu’un violoniste virtuose ne vous dira jamais que le violon est un instrument inutile. En fait, déclarer qu’une connaissance est vide d’intérêt, cela revient à ramener arbitrairement ceux qui la possèdent au niveau de ceux qui l’ignorent. C’est nier une valeur que certains manifestent pour réhabiliter d’autres qui en sont dépourvus. 

Cela revient à, au lieu de tirer vers le haut des individus peu cultivés en leur apportant des richesses nouvelles, écraser vers le bas ceux qui les possèdent. Autre image : Ne sachant pas monter à bicyclette, au lieu de me dire : « Bon, bah, je vais apprendre », je vais crier haut et fort : Le vélo ça ne sert à rien ! C’est un truc de frimeurs.

Du coup, ce n’est plus moi qui suis misérable, mais les autres qui nuisent aux braves gens.

J’ai l’impression, sans doute un peu abusive, que déclarer que : la culture c’est nul, est une nouveauté dans l’histoire de l’homme. Jusqu’à une période récente de l’histoire de l’humanité, le savoir était révéré. Il est certain que dans le courant du vingtième siècle, une remarquable libéralisation de la parole à permis d’en arriver là. Toutefois, à mon avis, c’est une libération qui ne permet que de manifester une automutilation. En fait, cette pensée doit être vieille comme le monde. L’homme de Cro-Magnon devait, lui aussi, reprocher à son beau frère son intellectualisme militant. 

A preuve, un philosophe important du VIIème siècle l’avait déjà constaté. Vous le connaissez sans le connaître. Son nom ne vous dira, a priori, pas grand-chose. Il s’appelle Ali ibn Abi Talib, plus communément connu sous son simple prénom (Ali). Il était, à la fois, (pardonnez du peu) Le neveu biologique, le frère spirituel, le fils adoptif et le gendre de Mahomet. C’est lui qui avec son épouse Fatima a collationné les prescriptions de Mahomet et les a mis en forme pour constituer le Coran. Ali remarquait, donc, que « Les gens sont les ennemis de ce qu’ils ignorent ». Comme quoi, ce n’est pas franchement une nouveauté.

Suis-je clair pour le moment ?

Parfois, pour renforcer cette dénégation, on l’affuble d’un autre travers. On fait semblant d’y comprendre une différence méprisable de caste. 

Je m’explique.

 Vous avez sans doute déjà entendu dire : le violon, c’est un instrument de « bourges » !

Pour ceux qui ne sauraient pas, par « bourge », il faut comprendre un diminutif péjoratif de « bourgeois ». Avec cela tout est dit. Il ne faut pas, et ce serait de notre part une trahison, apprendre le violon puisque c’est un instrument de bourge et que nous ne sommes pas des bourges. Bah voyons !

C’est plus confortable de dire cela que de constater avec regret que notre histoire personnelle ne nous l’a pas permis. Ce n’est pas par malchance sociologique, que je n’ai pas appris le violon. Non ! C’est par fierté de caste. Comme disait La fontaine dans « le renard et les raisins », « ils sont trop verts les raisins et bons pour des goujats ».

Bien sûr, nous avons le même ordre de remarques pour le tennis, l’équitation, l’aquarelle, le théâtre et maintes autres activités. Je sais, il y a des activités qui ne sont pas à la portée de toutes les bourses. Et je le déplore. De là à en nier l’intérêt, il y a une nuance. Dans les régions montagneuses, des enfants qui ne sont pas des bourges pratiquent le ski et au bord de la mer, d’autres enfants qui ne sont pas non plus des bourges peuvent s’adonner à la voile.

Un bourgeois… J’aimerais que quelqu’un me définisse ce que c’est aujourd’hui. Je crains que la réponse soit : C’est quelqu’un qui joue du violon.

Pour ma part, moi qui suis un doux rêveur, je trouve qu’il serait plus enrichissant pour les petits enfants des couches prolétariennes d’accéder à l’apprentissage du violon plutôt que de leur en refuser la découverte pour des raisons de caste.

Je sais que je l’ai déjà fait par ailleurs, mais je vais réitérer comment je comprends cette vision du monde qui en exclut les formes culturelles au nom d’une appartenance au prolétariat.

Jusqu’au début du vingtième siècle, un ouvrier, cela voulait dire un ouvrier professionnel. Un ouvrier possédant une formation pratique et technologique. Dans les entreprises, ils étaient les plus instruits. A une époque sans cinéma, sans télévision et sans internet, ils lisaient beaucoup. Ils étaient l’élite de la population prolétarienne. 

Les autres, les plus nombreux qui souvent ne savait pas ou peu lire, on ne les appelait pas des ouvriers, mais des manœuvres. Souvent, étant les plus capables, les ouvriers professionnels se sont retrouvés à la pointe des revendications syndicales. Etre un ouvrier professionnel, c’était une promotion. Le rêve, pendant longtemps, a été d’avoir des ouvriers élus comme député. Alors, certains partis de gauche (le parti communiste notamment) en ont fait leur crédo. Ceci était parfaitement justifié et cohérent. Eux seuls étaient capables de comprendre les besoins et les désirs réels de la population laborieuse et d’en obtenir la satisfaction. Puis, la situation a changé. Il y a eu deux choses. D’abord, Le système scolaire s’est modifié. Une beaucoup plus large partie de la population a suivi un enseignement secondaire. Du coup, ceux qui étaient ouvriers sont devenus techniciens ou techniciens supérieurs. Dans le même temps, et c’est l’autre aspect des choses, la dénomination de manœuvre a été démagogiquement supprimée parce que péjorative. On n’est pas allé jusqu’à appeler les ex-manœuvres des ouvriers professionnels, mais des ouvriers spécialisés. Ça faisait bien. Surtout avec l’épithète de spécialisé. Cela donnait à penser qu’ils étaient des spécialistes. En fait, cela voulait dire qu’ils étaient capables d’accomplir une tâche très circonscrite. Untel savait conduire le chariot qui ramasse les pièces terminées. Tel autre était spécialisé dans le balayage de l’atelier. L’automatisation aussi a exigé une moins grande qualification professionnelle. On ne fabrique plus les pièces par son savoir et son savoir faire, mais en appuyant sur un bouton. Les ouvriers en parlant d’eux ne disaient plus les manœuvres mais les O.S.. Entre temps, ceux-ci étaient allés à l’école et avaient appris à lire, mais ils n’avaient pas eu la chance pour des raisons diverses d’atteindre le niveau des anciens ouvriers. Donc, simultanément, les partis qui se voulaient prolétariens n’ont pas pris en compte cette nouvelle situation et ont continué à faire de l’ouvriérisme à tous crins. Hélas, ceux qu’on espérait voir accéder à des instances de décision n’étaient plus là.

On a confondu prolétaire avec prolo.

Je ne dis pas que les O.S. sont des gens méprisables, non ! Ils ont même leur mot à dire dont on doit tenir compte. Par suite, si un O.S. accède à un rôle représentatif, je préfère que ce ne soit pas parce qu’il est O.S. mais parce qu’il en a la capacité. Quoi qu’il en soit, je pense que si l’on décide que le brancardier sera nommé médecin, on risque d’être mal soigné.

Comme il fallait promouvoir des cadres ouvriers, il a donc fallu faire ouvrier.

Je me souviens d’un directeur de groupe scolaire qui affectait, pour venir à l’école, de s’habiller avec un bleu de travail.

De même j’ai vécu plusieurs fois une scène que vous devez connaître. Vous allez manger chez des amis. Malgré le niveau de vie que vous leur connaissez, ils vous reçoivent ostensiblement dans la cuisine et vous mangez dans des assiettes ébréchées, avec des couverts balancés en vrac et des verres dépareillés. En revanche, si vous les invitez et que vous mettez une nappe, vos belles assiettes et des verres à pied, ils vous font un caprice en vous disant : « Hé ! Ho ! Qu’est ce que tu nous fais, là ? Tu nous prends pour des bourges ! »

Remarquez, ceci est une information intéressante. Un bourge, c’est quelqu’un qui recherche un minimum de distinction et de savoir vivre, et, qui se respecte parce qu’il respecte les autres.

Néanmoins, il y a la situation inverse. Ceux qui veulent absolument épater. Labiche (Eugène 1815 1888) a écrit une pièce très drôle et cruelle sur le sujet « La poudre aux yeux ». Ceux là confondent, par inculture, distinction et maniérisme.

On observe une variante dans l’accusation de bourgeoisie. On dit c’est vieux. C’est dépassé. C’est démodé. Parce que tout le monde sait que Aristophane, Michel Ange, Mozart ou Diderot, ce n’est qu’une affaire de mode. Au nom de la mode, on balaie d’un revers de main nonchalant deux mille cinq cents ans (voire plus) de sommets de la pensée humaine.

Donc, en résumé, nous avons deux méthodes pour dénier la culture : Considérer que c’est inutile ou l’accuser de comportement bourgeois ou de bourgeois vieillot.

Bien sûr, on peut cumuler les deux.

Ça ne sert à rien et c’est bourgeois.

Ou bien, ça ne sert à rien parce que c’est bourgeois et démodé.

Ou bien encore c’est bourgeois et démodé parce que ça ne sert à rien.

On sait où cela peut mener. 

Au nom de la révolution culturelle, en Chine, on a dévasté des trésors du passé qu’ils soient bourgeois ou non.

Moi, quand une foule hurlante brûle des bibliothèques, j’ai toujours des doutes et des réticences.

Nous avions dit précédemment que les gens s’élèvent contre la culture parce que ça les arrange. Nous venons de décrire ceux que cela arrange parce que ça masque leur ignorance, éventuellement en se faisant croire à eux même qu’ils sont de grands rebelles.

Nous en arrivons donc à la deuxième manière d’être arrangé par la négation de la culture.

 

 

 

CULTURE ? (4)

 

 

 

Comme nous le disions, nous en arrivons donc à la deuxième manière d’être arrangé par la négation de la culture.

Cette fois-ci, au lieu de se persuader soi même que la culture, ça ne sert à rien, on va tenter d’en persuader les autres.

Il y a des personnes qui ont intérêt à ce que les autres soient ignorants.

Il y a un premier cas de figure individuel que je qualifierais de système japonais. C’est celui qui consiste, pour parvenir à ses fins et gravir l’échelle sociale, à éliminer les autres.

Je me souviens d’une Dame, dans un village où j’ai vécu qui, à la sortie de l’école faisait une propagande drastique pour expliquer que l’école n’est là que pour que les enfants y trouvent de façon ludique la présence d’autres enfants avec lesquels ils découvrent des rapports sociaux. Ils doivent y avoir des activités manuelles et récréatives. L’école n’est pas là pour fabriquer des singes savants de qui on bourre le crâne de notions inutiles et dépassées. Comme elle avait un langage fluide et facile, les autres braves Dames, ses voisines ou simplement mères d’élèves l’écoutaient en opinant doucement du chef.

Mais, rentrée chez elle, elle assénait à sa fille de la grammaire, des mathématiques, de la géographie et autre activités précédemment décriées. De plus, depuis l’âge de trois ans, elle lui imposait plusieurs heures quotidiennes de violon.

On comprend qu’après cela, la pauvre gamine avait intérêt à se reposer et à s’amuser à l’école.

De cette façon, intuitivement, elle pouvait espérer que sa fille gravisse facilement les degrés de l’échelle sociale puisque toute concurrence avait été balayée.

Plus généralement, dans le monde économique, si on veut profiter des autres en les spoliant, en les grugeant, en les trompant et en abusant de leur crédulité, on n’a pas intérêt à ce qu’ils soient trop informés. Il faut donc que l’employé soit assez formé pour réaliser le travail que l’on attend de lui, mais pas plus. Tout le monde a déjà entendu parler de ces gens en recherche d’emploi qui se sont vu opposer un refus parce qu’ils sont trop qualifiés. Pour un employeur, avoir dans son personnel quelques individus trop instruits, voire même trop compétents, cela génère des inquiétudes. Ne vont-ils pas être la source de conflits tant sur le plan individuel que sur le plan collectif ? Ne vont-ils pas enseigner aux autres des connaissances légales auxquelles ceux-ci n’auraient pas pensé ? Les salariés sont là pour effectuer le travail qu’on leur demande moyennant le salaire qu’on leur octroie et puis, c’est tout.

Un employé qui, outre son métier, aurait étudié l’histoire, le droit et la philosophie, ce ne peut être qu’encombrant. Du coup, il devient impertinent d’ouvrir, à l’ensemble de la population, des horizons qui risquent de lui donner des idées pernicieuses conduisant à d’éventuelles revendications. Et puis, tenez, un agriculteur qui utilise des bœufs : Il les nourrit et il les loge. Moyennant quoi ceux-ci tirent la charrue. Le propriétaire ne voit vraiment pourquoi il serait pertinent que ses bœufs soient instruits.

Bien sûr, ces employeurs qui ne sont même pas la totalité de leur groupe social ne crient pas sur les toits qu’un salarié ça doit être borné, mais si d’autres le font à leur place, ils ne sont pas mécontents.

Si en plus, ce sont les salariés eux même qui le font, c’est parfait.

Même, si ce sont les personnels eux même qui le réclament, pour leur faire plaisir et abonder dans leur sens, on ira jusqu’à plaider au niveau gouvernemental pour qu’ils aient satisfaction.

Si les salariés coupent eux même les bâtons pour se faire battre, il serait stupide de ne pas les utiliser.

Au niveau étatique, la situation est la même.

A l’origine, l’école gratuite et obligatoire n’a pas été crée par un élan de philanthropie particulier. Au dix neuvième siècle, la société rurale s’industrialisant, la grande industrie n’avait plus besoin de manœuvriers journaliers incultes mais d’ouvriers qualifiés sachant lire, écrire, calculer, lire des plans. Elle les a donc fabriqués en créant l’école. Comme on était (en France) après 1870, l’enseignement de l’histoire et de la morale a permis de produire un esprit revanchard de chauvinisme exacerbé conduisant à la première guerre mondiale. Par la suite, que des lycéens en classe scientifique (les futurs techniciens et plus) découvrent les conquêtes des mouvements sociaux aux dix neuvième et vingtième siècle, c’est peut être un peu abusif.

Donc si, pernicieusement, on a réussi à instiller l’idée que l’histoire ça ne sert à rien, pour donner satisfaction au peuple, on va en supprimer l’enseignement.

Montons encore d’un degré.

Dans un état totalitaire ou dictatorial, croyez-vous que l’on apprécie particulièrement les gens capables d’apporter une contradiction ? N’avez-vous pas remarqué que lorsqu’une faction renverse un état démocratique, la première préoccupation des nouveaux tyrans est de museler les intellectuels. Cette fois ci, étant en situation dictatoriale, on n’aura plus à prendre des précautions oratoires ni à agir sournoisement en s’appuyant sur les criailleries des plus limités. Et le sommet de tout est réservé à Göring (Hermann 1893 1946) à qui on prête cette phrase qui, même si elle n’est pas de lui, le représente bien ainsi que son idéologie de chantre du nazisme : « Quand j’entends le mot culture, je sors mon révolver ».

Donc, si les plus grands dévastateurs de l’humanité ont une telle haine de la culture, je me demande pourquoi, à l’opposé, ceux qui se présentent comme défenseur du peuple ne s’en font pas un étendard. Je reviendrai un peu plus loin sur cette notion.

Au début du troisième chapitre, Je disais que les gens qui s’opposent à la culture le font parce que cela les arrange et j’ajoutais que cela les arrange pour deux raisons différentes.

Il y a ceux qui le font pour dissimuler leurs insuffisances et ceux qui agissent ainsi pour asseoir leur puissance personnelle. On notera au passage que les seconds s’appuient volontiers sur les premiers qui, sans s’en rendre compte,  par leur incohérence, manipulés, leur ouvrent une voix royale.

Voici donc comment on peut décrire, selon mon avis, les ennemis de la culture.

Cela dit, je vous parle depuis des pages et des pages de la culture, mais je ne vous ai pas encore dit ce que je place sous ce mot.

Alors, la culture, qu’est-ce que c’est ?

 

 

  

 

 

CULTURE ? (5)

 

La culture, qu’est-ce que c’est ?

C’est à la fois vaste et compliqué et en même temps très simple.

A titre de comparaison, de la culture, je vais passer à l’agriculture : La culture de la terre. Du reste, je suis persuadé que je n’invente rien. Le rapprochement des mots est une évidence. Un terrain cultivé… Un esprit cultivé. Pour comprendre ce que cultivé veut dire, commençons par le contraire. Un terrain inculte. Un terrain inculte, c’est un terrain que l’on n’a pas cultivé. Il ne produit rien (ou presque) de satisfaisant. Herbes folles et rares, broussailles plus ou moins épineuses. Sinon, glaise et cailloux. C’est un terrain à l’abandon… en friche, quoi. 

Pourtant, il suffirait de pas grand chose : éliminer les plantes envahissantes, amender, semer ou planter mais cela demanderait un travail, c'est-à-dire une dépense d’énergie. En revanche, ce serait un investissement. On pourrait y obtenir des carottes, des fraises ou des haricots, des cerises ou des pommes. Le terrain inculte serait devenu un terrain cultivé.

Il ne viendrait à l’idée de personne de reprocher au terrain son caractère inculte. S’il est ainsi, c’est que l’on n’a pas fait le nécessaire. Si le terrain est inculte, ce n’est, quand même, pas de sa faute !

Maintenant, relisez les deux paragraphes précédents et remplacez le mot terrain par le mot esprit. Vous verrez comme ça marche bien. Sauf pour les carottes et les fraises, bien sûr.

Il y a tout de même une nuance. Un esprit ne peut pas être aussi totalement inculte qu’un terrain. La vie au quotidien a forcément apporté des éléments culturels à l’esprit pas au terrain. Encore que… Nous avons dit que dans le terrain, poussaient des herbes folles et des broussailles. Donc, il n’était, lui aussi, pas totalement vide.

Il ya aussi une autre comparaison que l’on peut faire. Nous avons parlé de terrain inculte, c'est-à-dire non cultivé. Il ne faut pas confondre inculte avec incultivable. Il y a des terrains desquels, même avec beaucoup de bonne volonté et d’efforts, on ne tirera pas grand-chose, voire rien du tout. Bien sûr, il n’y a pas de frontière franche entre ceux qui… Oui et ceux que… Non. C’est très graduel. Pour les esprits, c’est la même chose. Il existe, hélas des déficients mentaux profonds que l’on peut comparer, avec les mêmes minorations du propos, aux terrains incultivables. Statistiquement, on peut dire que moins de vingt pour cent de la population présente des faiblesses mesurables. Et moins de deux pour cent sont réellement en situation de détresse. Cela veut dire que pour quatre vingt pour cent de la population, cela ne pose pas de problèmes majeurs pour s’enrichir de connaissances extérieures acquises. Je vous accorde qu’entre ceux qui sont à la limite de la difficulté et ceux qui ont la chance de posséder des capacités flamboyantes, il y a une marge. De plus, je vous signale que quand je vous parlais de faiblesse mesurable, je ne parlais pas d’incapacité totale.

Bon, attendez, je m’explique.

C’est comme pour courir. Il y a des gens qui courent extraordinairement bien. Cela n’a pas été, néanmoins, sans entraînement opiniâtre et drastique. Il y a ceux qui courent moyennement, normalement, comme la plupart des gens. Il y a ceux qui courent avec difficulté voire grande difficulté et il y a ceux qui pour des raisons anatomo-physiologiques sont dans l’incapacité totale de courir. Ces derniers sont extrêmement peu nombreux.

Précédemment, je disais qu’il serait absurde de reprocher à un terrain le fait de n’être pas cultivé. Pour un individu humain, je prétends que c’est la même chose. Les quelques cas d’enfants loups que l’on cite n’ont pas, d’eux même et naturellement, redémontré le théorème de Pythagore. 

Les loups ne le leur ont pas enseigné. Je crois même avoir entendu dire que pour eux, la marche verticale était difficile. Mais je vous dis ça sous toutes les réserves qui s'imposent en parlant des enfants loups.

Maintenant, je voudrais vous entretenir d’une chose à la fois simple et étonnante. Il s’agit d’une espèce de second degré du savoir. Si, si ! Savoir au carré.

Dans les connaissances que l’individu est appelé à découvrir, voire à maîtriser, on distingue trois grandes familles. C’est ce qu’on appelle la triade pédagogique : « Savoir, savoir faire et savoir être ». Pour les deux premières, on voit à peu près. A peu près seulement, d’ailleurs. C’est la différence entre le savoir théorique et le savoir pratique. C’est la différence entre la recherche fondamentale et la recherche appliquée. Eplucher des pommes de terre : c’est du savoir faire. Comprendre pourquoi c’est mieux de le faire : c’est du savoir. 

Certains verraient d’un bon œil la suppression de l’apprentissage des savoirs en disant : ce qui compte c’est le résultat. Du moment que le salarié sait appuyer sur le bouton quand la lampe s’allume, il n’a pas besoin de savoir ce qui se passe dans la machine. On a besoin d’un manœuvre, pas d’un technicien. Dans les enseignements techniques, on entend souvent des élèves grogner contre la technologie en disant que ça ne sert à rien. Ils se trompent. Ce n’est pas parce que ça ne sert à rien qu’ils n’ont pas envie de l’apprendre. C’est uniquement parce que ça demande un effort intellectuel.

Hé oui ! Si un maçon doit crépir un mur, même s’il a un remarquable coup de main, s’il ne tient pas compte des dosages entre le sable et le ciment différents pour les différentes couches, Vous risquez d’avoir des déboires avec un crépis qui s’écroule ou se mosaïque  ou se fissure.

En plus du savoir et du savoir faire, nous avions évoqué un troisième savoir. C’est le savoir être. Celui là est a priori un peu plus complexe à percevoir.

 

 

 

 

CULTURE ? (6)

 

 

Le savoir être ?

Il s’agit du comportement vis-à-vis du monde extérieur.

Imaginez un brave type qui a renversé son verre de limonade sur le carrelage de la cuisine. S’il se met, de désespoir, à se rouler par terre en écumant et en se tordant dans d’affreuses convulsions, on peut considérer que sa conduite n’est pas très adaptée. Passer un coup de serpillière et se resservir un autre verre semble plus pertinent. 

Ou bien, le petit enfant c’est cogné en passant à côté de la table. Il pleure et est furibard. Elle est vilaine la table ! Elle lui a fait mal. Alors, il lui balance un grand coup de pied. Mais, comme maintenant, en plus, il a mal aux orteils et que ça fait rire sa Maman, il comprend assez vite que cette conduite n’était pas la meilleure.

Hé ! Vous n’en connaissez pas, vous, des gens qui au volant de leur voiture, sous prétexte qu’un autre usager a commis une manœuvre douteuse, se mettent à pousser des hurlements et à conspuer l’autre, qui du reste ne les entend même pas, d’insultes qui, en d’autres circonstances, les révolteraient eux même ?Bon, ça y est ? Vous avez compris en quoi ça consiste le savoir être ?

Alors, dans ce cas, je vais pouvoir vous expliquer en quoi dans le savoir être, à certains moments, nous nous trouvons dans une situation de savoir au second degré.

Si votre fils vous demande : Dis, Papa, comment tu dis un « détour », en allemand ? Si machinalement, vous lui répondez « umweg » ou « umleitung », certes vous avez répondu à sa question, et l’affaire est entendue. 

Mais si au lieu d’étaler votre science vous lui répondez : « Je ne sais pas, je ne me souviens plus. Regarde dans le dictionnaire ». Bien sûr, sur le moment, il va râler : « Oui, on ne peut jamais rien te demander ! ». Cependant, vous avez eu un comportement pédagogique double. D’abord, si vous lui donnez la réponse, c’est comme si vous faisiez à sa place ses devoirs de math ou de n’importe quoi. 

Tandis que, en l’obligeant à chercher lui-même, il va avoir plus de chance de mémoriser la chose puisque pour la trouver, il a du consentir un effort. C’est même en découvrant cet effort nécessaire qu’il a râlé. Mais, de plus, vous lui avez montré que devant une difficulté de la vie, il possédait un moyen matériel pour la surmonter. Vous lui avez fait découvrir une autonomie devant l’adversité.

C’est là qu’il y a un savoir du second degré. Il a appris, certes ; mais en plus, il a appris à apprendre. Il a su comment savoir. Il a su savoir. Nous sommes bien au second degré.

Tout cela pour vous montrer que l’individu humain présente cette capacité, avec quelques moyens de bases et un peu d’entraînement, de se cultiver lui-même.

Entendons nous bien ! Je ne dis pas qu’il faut dire à un gamin de cours préparatoire de regarder dans le dictionnaire. Non. Il est trop petit, mais quelques années après, on peut lui apprendre à se servir de ce document.

Quand l’enfant a compris qu’il pouvait trouver lui-même les réponses à ses questions dans des ouvrages adaptés ou de façon plus moderne sur le NET, il devient capable de s’auto cultiver.

Bon, bah, on est loin du terrain qui ne peut qu’être cultivé que par un jardinier ! Un terrain, ça ne se cultive pas tout seul ! Oui… Et non. Imaginez un terrain inculte. Totalement. Un remblai récent, par exemple. Vous voyez ? De la glaise jaunâtre en grosses mottes avec rien qui ne pousse dessus. Bon, là, je vais tricher un peu. Au lieu de ne parler que du terrain, je vais parler du milieu écologique local et particulier de mon remblai.

Après une première apparition de bactéries, de lichens, de champignons microscopiques et de mousses n’ayant besoin pour vivre que d’eau, de soleil, de sels minéraux et d’un support physique, d’autres plantes pionnières supérieures vont s’installer. Tout cet ensemble peu à peu va produire des déchets organiques auxquels se mêleront les rejets et les cadavres des animaux qui en font leur pâture. Progressivement, on verra s’installer des chardons, des tussilages (sur le bord des routes, c’est remarquable), ou des clématites. Plus tard arriveront les fraisiers sauvages. Bon, avant d’en arriver à un champ de pommes de terre, ça va prendre du temps. Il faudra un peu aider.

 Vous voyez que, déjà, la nature est capable d’accroître ses performances vitales d’elle-même. Elle est capable de se cultiver elle-même. Vous n’allez pas me faire croire que vous êtes moins intelligents que des pissenlits !

Un individu moyen, avec un substratum assez dérisoire de pré-requis est capable de se cultiver lui-même.

Alors, pourquoi ne le fait-il pas ?

A priori, pour deux raisons. Mais on verra que l’une se retrouve inscrite dans l’autre. 

Dans un premier temps, la raison la plus évidente, c’est la paresse. Disant ceci, je n’attache aucun sens péjoratif à cette remarque. On a vu au tout début de cette réflexion que l’individu vivant recherche en permanence un équilibre biologique et végétatif de base. Il est donc normal que l’individu n’ait pas envie de se fatiguer inutilement.

Mais, à ce moment, il peut se former un antagonisme dialectique entre l’envie de savoir et le refus de se dépenser. Si j’ai moins envie de savoir que d’apprendre, je m’abstiens. Mais, si, progressivement, je me sens de plus en plus niais devant une ignorance qui me dévalorise aux yeux des autres et aux miens, je vais entrer en situation de crise existentielle. Je vais me dire : « il faudrait, quand même que je me renseigne… Il faut que je le fasse… Bon, je vais m’y mettre… Zut, je ne l’ai encore pas fait… etc. ». A un moment, la situation révolutionnaire s’impose et au lieu de somnoler, j’étudie. C’est exactement comme quand on attend d’avoir assez mal pour se décider à aller chez le dentiste.

Dès que j’ai compris, la situation est différente. Je suis à un autre niveau d’existence. Je sais. J’ai doté mon être, certes d’un changement quantitatif (je sais plus de choses) mais aussi qualitatif (un nouveau domaine de l’univers m’est devenu appréhendable). Je peux, sans remord me remettre à somnoler.

Compréhensible… Voila un mot que j’ai envie d’éclairer. Ou plutôt, j’ai envie de différencier « apprendre » et « comprendre ». Dans les deux cas, on a le radical « prehendere » qui veut dire prendre. Dans le cas de « apprendre », nous utilisons le préfixe « ap » qui veut dire éloigné. Nous attrapons avec difficulté et du bout des doigts un objet qui est loin. Dans le cas de comprendre, nous avons le préfixe « com » (cum) qui veut dire « avec ». Prendre avec. Mettre avec le reste. Mélanger le tout. C’est la même chose que lorsque l’on dit « service compris ». Cela ne veut pas dire que l’on sait ce que c’est que le service, mais qu’il est compté avec le reste. 

  En conséquence, il faut attraper ce qui est loin, s’en emparer, pour le mélanger avec le reste. On ne peut pas le faire dans l’autre sens. Il faut apprendre pour comprendre. C’est comme dans une recette de pâtisserie. Vous attrapez d’abord le sachet de sucre pour le mélanger ensuite avec la farine. Vous ne faites pas le contraire.

Maintenant, je voudrais évoquer le processus et la genèse de la formation de la culture d’un individu humain. 

A la naissance, le bébé humain possède un certain nombre de capacités innées. Il respire, il possède le réflexe de succion et de déglutition. Quand quelque chose lui déplait, il hurle et quand il va bien, il dort. C’est à partir de là que les acquis vont commencer à se développer. Au bout de quelques années, il a acquis la marche bipédique et commence à contrôler le langage articulé. En fait, à ce moment, il connait des quantités de choses. La casserole, ça brûle. L’eau, c’est amusant mais ça mouille. Maman c’est une personne qui peut donner des bonbons ou faire des câlins, mais aussi crier très fort et, voire flanquer une fessée. Alors, il va naviguer entre ces deux extrêmes. Etc. Cependant, ces connaissances sont disparates et sans lien les unes avec les autres. Il ne réalise pas la relation entre le fait que sa Maman l’affuble de vêtements encombrants dans lesquels il est engoncé et le fait que dehors il y a de la neige.

Zazzo (René, psychologue français, 1910 1995) Disait que l’enfant a une vision du monde pointilliste (il connait plein de petites choses) discontinu (ces choses sont sans relations entre elles) et égocentrique. Avec égocentrique, on retrouve la notion de savoir être précédemment évoquée. Si la table m’a fait mal quand je me suis relevé, c’est parce qu’elle est méchante avec moi. Si les poules pondent des œufs, c’est pour que je puisse manger des omelettes.

Nous allons un peu revenir sur la notion de discontinuité.

 




CULTURE ? (7)

La discontinuité est cause de non compréhension. En effet, comment voulez vous mélanger des choses qui n’on aucunes relations ? C’est un peu le mariage de la carpe et du lapin, ça !

Bon, prenons un exemple.

Tu as un puzzle. Pas un quatre pièces, hein ! Non, un vrai, un grand, un sérieux.

 Si tu as toutes les pièces, tu vas, certes, transpirer pour le monter mais à terme, tu vas y parvenir. Ton travail achevé, tu pourras contempler ton œuvre dans sa plénitude et jouir de la vision d’ensemble que tu en as. 

En revanche, s’il te manque quelques pièces, tu auras plus de mal et, de toute façon, tu n’auras qu’une appréhension partielle du résultat. Des zones lacunaires resteront insatisfaisantes. Vers le haut à droite, tu présumes que c’est un feuillage, mais y a-t-il des fleurs ou des oiseaux, tu ne peux pas en décider. Plus bas, il manque la main de la Dame. A-t-elle des bijoux, tu n’en sais rien. Quoi qu’il en soit, tu as une idée générale de la chose.

S’il manque plus de pièces, tu auras encore plus de mal à construire ton puzzle, et en définitive tu n’auras que quelques morceaux parcellaires qui seront insuffisants pour te faire une idée du résultat. 

S’il en manque encore plus, tu ne peux rien faire. Tu ne possèdes que quelques bribes disparates inutilisables.

Pour la culture, c’est la même chose. Plus ton capital de savoirs est discontinu et moins tu peux en tirer des conséquences.

Nous avons vu dans un chapitre précédent que la connaissance totale de l’univers qui nous entoure est tellement immense qu’il est entendu que nous ne pouvons pas tout savoir. Nous sommes donc, par essence, condamnés à nous dépêtrer avec une connaissance de l’univers partielle, parcellaire et lacunaire.

Alors, si plus notre capital de savoirs est discontinu et moins nous pouvons en tirer de conséquences, réciproquement, plus nous parvenons à combler des manques, et plus nous pouvons espérer tendre vers une plus saine compréhension de l’ensemble.

La discontinuité est bien une cause de non compréhension.

Si nous poussons un peu plus avant le raisonnement, on constate que les éléments interagissent les uns sur les autres. Revenons à notre puzzle. Il y a un brave homme et un bâton curieusement dressé. Je ne vois pas très bien la relation entre les deux. Pourtant, si j’avais aussi le bras du brave type, je me rendrais compte que le bâton est la canne sur laquelle il s’appuie. Le bâton n’a pas de sens sans le personnage, et le personnage n’est pas compréhensible sans le bâton. 

Un autre exemple. Vous avez devant vous toutes les pièces d’une horloge. Elles sont en parfait état mais soigneusement dispersées sur la table. Cela ne peut pas vous donner l’heure. Si vous réussissez à tout remettre en place, comme dans le puzzle, chaque pièce qui isolée était morte va se mettre à vivre du contact des autres. Si tout est correctement emboité, vous saurez, maintenant, que si vous n’allez pas tout de suite à table, les autres vont manger votre part.

L’univers est constitué d’une multitude d’éléments qui interagissent les uns sur les autres. Dans le cas de la pendule, si une seule pièce est absente ou défectueuse, c’est l’ensemble qui ne fonctionne plus. Ignorer quelques constituants conduit nécessairement à avoir une vision erronée de la mécanique générale et donc en tirer des conclusions fallacieuses quant aux comportements nécessaires face au monde qui nous entoure. Une vision discontinue de l’univers nous entraîne à des aberrations dans notre savoir être.  

Puisque par essence nous somme dans une vision du monde faite d’incompétences et de discontinuités, cela veut dire que les zones de notre savoir sont diversement denses. S’il y a des domaines dans lesquels nous ne sommes pas très armés, cela sous entend qu’il y a des secteurs dans lesquels nous sommes plus performants. Tel connaît mieux le football que le tricot. Tel autre est plus pertinent en tricot qu’en flûte à bec. 

Le suivant est bien plus performant en flûte à bec qu’en littérature latine et le suivant maîtrise mieux la littérature latine que l’agriculture. Vous pensez bien que si le nombre de connaissances est immense, les combinatoires entre ses connaissances sont quasi infinies. Il y a bien plus de dispositions intellectuelles possibles que d’individus sur la planète.

Il s’en suit que, même si nous étions, quantitativement, comparables en savoirs, nous sommes tous différents.

Pourquoi ?

Pour de multiples raisons : Notre histoire personnelle, notre histoire familiale, notre histoire locale ou régionale ou nationale, nos conditions géographiques et puis le hasard. A chaque instant de notre vie, nous sommes dans une situation dichotomique d’assimilation ou de rejet par rapport à l’évènement de l’instant. Cela nous guide en permanence dans le choix de négliger ou d’approfondir la situation.

Avant d’en terminer avec ce moment de réflexion sur la façon dont sont constitués nos savoirs, je voudrais encore émettre deux remarques.

La première, c’est une tentative d’image. 

Si vous imaginez l’ensemble de vos connaissances comme une espèce de conglomérat ayant plus ou moins la forme d’une pomme de terre irrégulière, il est entendu qu’il y aura une partie centrale, autour de votre nombril, plus dense et plus on va vers le bord, plus les discontinuités vont être importantes. Cela ressemblerait vaguement à un atome d’élément lourd. Au milieu, on trouve un noyau compact et autour, au fur et à mesure que l’on monte dans les niveaux des absences de plus en plus fréquentes se manifestent pour arriver à quelques électrons baladeurs et quasi isolés.

A titre d’exemple : Pour ma part, j’ai entendu parler (en astrophysique) de choses que l’on appelle des quasars. J‘ai la certitude que ça existe. Ho, oui ! Ça, j’en suis sûr. En revanche, je suis fichtrement incapable de vous dire ce que c’est. C’est trop loin du reste de mes préoccupations.

La deuxième remarque est d’un autre ordre.

Je vous parle depuis un bon moment, déjà, de la culture et du capital d’acquis culturels comme si c’était une chose fixe et définitive.

Que non !

S’il y a une chose qui est mouvante et fluctuante, c’est bien celle-là.

A chaque fois que, même fortuitement,  tu découvres une notion nouvelle, bien sûr, ta collection de connaissances est accrue. Mais aussi, il peut se produire que cette notion nouvelle apporte un éclairage nouveau sur le domaine concerné. Du coup, toute ton organisation interne peut en être modifiée. Tu vas, souvent intuitivement, réorganiser, remettre en cause ce que tu possédais déjà. Nous avons vu que les connaissances ne sont pas une juxtaposition d’objets disparates. Ta compréhension (ton art de refaire le mélange) va devoir recomposer l’ensemble pour en extraire une nouvelle résultante. Donc, qualitativement aussi, ta vision du sujet sera globalement accrue.

Ton savoir peut augmenter. Mais il peu aussi diminuer. Il n’est pas rare que des informations que tu possédais se soient effacées. «  Ha ! Je le savais ! Je le savais, ça ! Comment est-ce que c’est déjà ? » Ou bien, tu sais, cette sensation curieuse, que tu éprouves lorsqu’on te donne une information. Instantanément, tu te souviens de l’avoir su et cela ressurgit complètement à ton esprit, mais en même temps tu constates que tu l’avais complètement oublié.

En permanence, les disparités, les disjonctions et les discontinuités changent de place. Des lacunes se comblent pendant que d’autres se creusent.

En fait rien n’est moins permanent que le capital de savoirs, de savoirs faire et de savoirs être. Cela me ferait un peu penser à un gros nuage bourgeonnant qui se retourne sur lui-même avec des excroissances et des effondrements permanents.


Maintenant, une nouvelle question va se poser. Pourquoi certains éprouvent-ils le besoin de s’informer et d’autres pas ?





CULTURE ? (8)

 

Certaines personnes répugnent à se cultiver et d’autres semblent y trouver un réel plaisir. 

Curieux, ça !

Curieux et parfaitement injuste.

Ne serions-nous pas égaux devant l’effort à accomplir ?

Balayons d’abord la paresse. Certes nous avons vu au tout début de cet exposé avec Freud que l’individu recherche en permanence à ne consentir qu’un minimum d’investissement psychique et j’ai ajouté : et pas seulement psychique. Mais là, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une question de paresse fondamentale.

 Je vais vous en exposer trois raisons.

La première qui est éminemment la plus injuste c’est qu’il y a des gens qui n’en ont pas la capacité physiologique. Précédemment, nous faisions une comparaison avec la course à pied. Au même titre qu’il ya des gens qui n’ont pas la capacité de courir, il y a des gens qui n’ont pas celle de voir, d’entendre ou de réfléchir. Les déficients moteurs, ça existe, les déficients sensoriels ou mentaux aussi. C’est parfaitement injuste dans un cas comme dans l’autre. Mais, qui vous a dit qu’il existait une justice immanente ?

Ces individus sont fort peu nombreux. Selon les époques, on les a désignés de différentes façons. Binet (Alfred 1857 1911) qui ne s’occupait pas de circonlocutions oratoires les désignait, selon les circonstances par des appellations communes dans la langue populaire par les noms de idiots, imbéciles ou crétins. Par la suite, comme, pour la bonne société, il était considéré comme dégradant d’avoir un enfant imbécile, les gens bien pensants, pour se voiler la face, ont inventé des périphrases hypocrites. On a parlé de débiles mentaux. Bah oui, quoi ! Une débilité, c’est une faiblesse. Mais, les mêmes causes produisant les mêmes effets, cette nouvelle appellation s’est à son tour entachée de sens péjoratif. Alors, foin de la débilité, on a parlé de retard mental ou de déficience intellectuelle. Maintenant, toujours pour les mêmes raisons, on dit handicapé mental. 

C’est vrai, ça, avec un mot non francophone, ça masque mieux les choses. Et bien, justement, tenez ! Avec le mot « handicap » il y a une chose amusante que je voudrais vous signaler. Bon, tout le monde sait ce que handicap veut dire. Dans les courses hippiques, afin d’égaliser les chances et de rendre les paris plus incertains, on surcharge volontairement les chevaux connus pour leurs meilleures performances. Mais, étymologiquement, le mot, en anglais est une sorte de plaisanterie. Il est question de main et de casquette.

C’est une façon rigolarde de dire  que le jockey doit mener son cheval avec une main dans le chapeau. Parler de « une main dans le chapeau » lorsqu’il s’agit de handicapés mentaux, cela tourne à la pantalonnade sordide. Ce doit être de l’humour anglais. Quoi qu’il en soit, tout ça, c’est la même chose. J’attends avec une impatience non dissimulée la prochaine désignation que les gens bien pensants inventeront pour, une nouvelle fois, refuser de voir, en cachant dans un grenier sordide, leurs enfants malchanceux.

Au demeurant, ces « handicapés mentaux » (puisque handicapés mentaux il y a) sont fort peu nombreux. Si on excepte le problème de la dyslexie qui est un tout autre phénomène, les enfants qui ressortissent de l’enseignement spécialisé pour des raisons d’insuffisance mentale représentent moins de six pour cent de la population. (La dyslexie, c’est même l’inverse. L’un ne peut pas apprendre à lire parce qu’il présente une déficience intellectuelle ; alors que l’autre accumule un retard scolaire parce qu’il ne peut pas apprendre à lire.) De cela il ressort que, au moins quatre vingt quatorze pour cent de la population possèdent la capacité naturelle d’acquérir une culture notoire.

Comme je suis d’un naturel conciliant, je vais envisager une autre classification de la société humaine encore plus sévère dans le jugement porté sur les individus humains.

Statistiquement, si on s’en réfère à la courbe de Gauss (Johann Carl Friedrich 1777 1855) on peut en conclure que les sujets qui sont en dessous de un écart type par rapport à la moyenne ne sont qu’environ vingt pour cent. En revanche, la population courante, celle qui est comprise entre un écart type en plus ou en moins de part et d’autre de la moyenne sont soixante pour cent. Et je ne vous parle pas des vingt pour cent qui sont, les petits veinards, au dessus de un écart type à droite de la moyenne.

Avec le jugement le plus drastique, si on additionne les gens normaux moyens et ordinaires avec ceux qui sont un peu plus que cela, on obtient quand même quatre vingt pour cent de la population. Vous vous rendez compte ? Quatre vingt pour cent… Huit sur dix… Quatre sur cinq des individus, formant la population, détiennent les outils nécessaires pour accroître leur capital culturel. Et, je le répète, c’est le mode de jugement le plus sévère que j’aie trouvé.

La deuxième cause d’inculturation, c’est le milieu familial.

Il n’est pas nécessaire d’être grand clerc pour imaginer que le milieu socio culturel de la famille est fondamental.

Simplement, imaginez deux petits enfants. Le premier à un Papa ingénieur et une Maman pharmacienne et l’autre a un Papa manœuvre sur un chantier et une Maman qui reste à la maison pour élever les enfants parce qu’elle parle mal le français. Le premier va en vacances, l’hiver à la montagne pour faire du ski et l’été il voyage avec ses parents en Italie, en Grèce. S’il reste en France dans une résidence secondaire, rien qu’en y allant en voiture, par l’autoroute, il va traverser des régions de plaines, de collines, de montagnes, il verra des bocages, des forêts et des marais. Il franchira des fleuves et traversera des grandes villes. 

L’autre, il ira jouer avec ses copains, aussi mal lotis que lui, sous l’abri de bus qui est en bas du bâtiment.

Je présume que vous concevez la différence quantitative, sur le plan des découvertes faites pendant les vacances, qui existera entre les deux enfants à la rentrée. De plus, si le premier éprouve des difficultés scolaires, les parents vont très vite s’inquiéter et tenter d’y remédier par des aides voire des soins médicaux ou psychologiques. Le second, s’il est en détresse à l’école, les parents ne s’en apercevront même pas. Ajoutez à cela que le premier possédera un langage précis et fluide avec une compétence linguistique riche et que l’autre se dépêtrera comme il pourra avec un vocabulaire limité, erroné et souvent prononcé de travers. Le tout étant, bien sûr, aggravé par une syntaxe adaptée pour l’un et douteuse pour l’autre.

C’est là que l’école intervient.

 

 

CULTURE ? (9)

 

Pour ce qui est de l’école, j’ai, là aussi des doutes qui m’attristent.

Je ne suis pas persuadé du bien fondé de certaines méthodes pédagogiques.

Je sais, disant cela, je vais encore me faire traiter de sale vieux réactionnaire, de diplodocus qui ne vit pas avec son temps et de nostalgique de l’école de Jules Ferry. Je veux bien. Mais je persiste dans ma désolation.

Si je tiens cette position, ce n’est pas par goût d’un passéisme décadent. Non. C’est justement parce que j’aimerais voir l’école mieux remplir sa fonction.

Je m’explique.

Au nom de l’autonomie individuelle, de la motivation, d’un non dirigisme généreux et d’un respect total de la liberté individuelle, on incite les élèves à réaliser des exposés, des textes libres ou des expositions de travaux divers. On affichera, suite à une décision démocratique, les meilleures réalisations et pour ce qui est oral, la classe entière applaudira les plus grandes réussites. Les enfants seront ainsi valorisés dans l’image qu’ils auront d’eux même. C’est beau, c’est généreux, c’est idéaliste et c’est, pour une large part, faux. 

Retrouvons nos deux enfants de tout à l’heure. Chacun sur les incitations du maître à composé un texte libre. Le premier est relativement copieux (pour un enfant de cet âge), exprimé dans une langue qui, quoi qu’enfantine, est délicate et élégante. Cela raconte le jour où il est allé avec son cousin marcher sur le sommet du Pont du Gard. Comme cela s’est fait à la maison, la Maman a, de plus vérifié l’orthographe et fourni une jolie feuille de papier pour recopier. L’autre, avec sa langue malhabile et ses tournures gauches, sur trois ou quatre lignes, raconte sommairement qu’en sortant du local de vélos, il s’est pris les pieds dans une sangle qui traînait au sol, qu’il est tombé et qu’il a eu mal au genou. Lequel des deux textes pensez vous que « vox populi » va décider d’accrocher au mur ?

Avant d’aller plus loin, je voudrais vous rappeler un double cercle vicieux.

Je fais une chose (n’importe laquelle). Je réussi plutôt bien. Je reçois la considération de mes proches. Cela me procure un vif plaisir. J’ai envie de me reprocurer ce plaisir. Donc, je recommence la chose. Plus je recommence, et plus je suis entraîné et donc plus je réussis. Plus je réussis, plus je suis reconnu pour ma valeur et plus mon plaisir est grand.

Inversement : Je fais une chose (n’importe laquelle). J’échoue. On se moque de moi. J’éprouve un déplaisir. Du coup, je ne risque pas de retenter l’expérience. Comme je ne recommence pas, je ne risque pas de m’améliorer.

Ça fonctionne bien dans les deux sens. En raccourci, si je réussis, je m’améliore et si j’échoue, je ne progresse pas.

Alors, si nous revenons à nos deux textes libres, lequel des deux enfants va-t-il être poussé à persévérer donc à progresser ? Et lequel va rapidement baisser les bras et, donc, stagner? Au lieu de tenter de résorber les différences socio culturelles, on va les aggraver. Si ce n’est pas une école élitiste de caste, ça, je me demande ce que c’est. Et après on dit que c’est moi qui suis un « sale réac ».

Il y a un adage pédagogique dont l’origine est suite à des propos de Binet (déjà évoqué) qui dit que tout ce qui est matière d’enseignement est susceptible de mesure ce à quoi on ajoute qu’on ne peut vérifier que ce que l’on a enseigné.

Dans le cas précédent des deux textes libres, le Maître n’a rien enseigné. En conséquence, il n’a pu que constater la disparité culturelle des deux élèves et la sanctifier. 

Que ce type de pédagogie soit très salutaire aux couches élevées de la population, j’en suis intimement convaincu. Mais l’école a-t-elle pour mission de favoriser ceux qui sont déjà favorisés par la chance et la fortune ?

Comment en est-on arrivé là ? A force de dire et de dire très fort que cette pédagogie est bien meilleure que l’autre, les gens ont fini par le croire. Ce n’est pas parce qu’on dit une chose très fort qu’elle devient vraie.

C’est curieux, mais je ne sais pas pourquoi cela me rappelle le chapitre sur les gens que cela arrange. Sans s’en rendre compte, de nombreux enseignants, manipulés par des démagogues se sont fait les outils d’une pédagogie de classe.

Comment je vois la chose ?

C’est simple. Le Maître fait une leçon. Il vérifie que l’on a compris avec quelques exercices oraux. Suivent quelques exercices écrits qui seront parachevés pas un devoir écrit. Dans ce cas, le Maître ne va plus mesurer les différences culturelles de ses élèves, mais la façon dont ils ont tiré des fruits de sa leçon et uniquement cela.

Je ne dis pas que les enfants favorisés ne seront pas avantagés. Bien sûr que si parce que eux, avaient déjà des notions de la chose et pour eux cela n’a été qu’une révision. Certes. Mais la chose peut s’inverser. L’enfant d’un milieu porteur, considérant qu’il le sait déjà risque d’écouter d’une oreille distraite et réaliser les exercices et devoirs avec beaucoup de dilettantisme pendant que celui de milieu peu valorisant, si peu qu’il ait la capacité d’être attentif et appliqué, peut espérer réussir mieux que l’autre.

Moi, c’est comme ça que je vois l’égalité des chances.

Et ce que je disais pour le texte libre, c’est vrai aussi pour les cours de mathématiques, de géographie, de dessin, de musique et tout le reste.

Avant de quitter l’école, il y a un autre domaine que j’aimerais évoquer. C’est la lecture.

La culture se transmet exclusivement par deux voies. La voie orale et la voie écrite. La voie orale a été longtemps et est encore dans de nombreuses contrées le seul vecteur de la communication. Mais voila ! Il y a quelques millénaires, les hommes ont inventé l’écriture. S’ils l’on inventée et s’ils l’ont conservée, on peut penser que c’est parce que la voie orale, dans certains cas présentait quelques insuffisances.

De nos jours, chez nous la voie orale garde une très grande importance. En effet, quand vous demandez un renseignement à votre voisin, il vous le dit. Même si vous griffonnez quelque chose sur un petit bout de papier (voire dans le creux de votre main) pour ne pas oublier le temps de retraverser les deux jardins qui séparent les deux maisons, c’est de l’oral.

Mais il n’y a pas que cela. Tous les cours de la maternelle à l’université se donnent par oral. Bien sûr, les élèves et les étudiants prennent des notes pour relire à la maison, mais au départ, c’est oral.

Si vous ajoutez à cela les média de l’audiovisuel où ce que l’on vous dit est strictement oral, cela fait tout de même pas mal. En plus, je suis persuadé que vous n’êtes même pas assez studieux pour prendre des notes pendant que la dame cause dans le poste. 

Vous remarquerez au passage le glissement de l’un vers l’autre. On a une information orale, mais on prend des notes pour ne pas oublier et éventuellement pour réviser. Il semblerait que l’écrit permette plus de fixer les enseignements.

Tout le reste, c’est de l’écrit. Livres, catalogues, magazines, tables de ce que vous voulez, c’est de l’écrit. Ajoutez à cela que le moyen moderne par excellence, internet, c’est aussi de l’écrit. Si vous cherchez un renseignement quelconque, vous aurez un texte. Même pour une recette de cuisine.

L’écrit a de l’importance.

Pour utiliser l’écrit de manière efficace, il faut savoir lire.

Si, si ! C’est mieux.

 

 

 

  

CULTURE ? (10)


On constate que les gens lisent peu.

Pourquoi ?

Je vais vous donner mon avis. Ce n’est que mon avis, mais c’est mon avis quand même. 

Il est de bon ton d’en accuser la télévision. C’est vrai. Mais justement, à mon avis, pas seulement. Il est certain que quand on lit, on est actif. Cela demande un effort intellectuel. Lire, cela consomme des joules. Lorsqu’on regarde la télévision, on est beaucoup moins actif. On reçoit, mais on ne va pas chercher. Tenez, quand vous vous endormez devant la télévision, elle continue toute seule sans s’occuper de vous ; alors que si vous vous endormez en lisant, le livre tombe et la lecture s’arrête. 

La lecture demande un minimum d’effort et d’investissement de votre part. Une autre preuve ? Si l’émission que vous suivez vous semble parfaitement niaise, vous restez quand même devant à la subir alors que si un livre vous ennuie, vous le laissez et faites autre chose… Vous allumez la « télé », par exemple. Alors, au nom de l’activité minimale, quand on arrive le soir à la maison et qu’on est fatigué, puisqu’on a le choix, on a tendance à s’effondrer devant le poste. Je ne fais pas de référence à la qualité de l’émission. Il peut y avoir des retransmissions parfaitement enrichissantes et inversement des lectures parfaitement bébêtes. Il y a pourtant un autre phénomène.

Selon vous dans une activité, quelle qu’elle soit (le tennis de table par exemple ou bien la couture), lequel va s’y adonner avec le plus de plaisir : celui qui en est un virtuose ou celui qui y est vaguement médiocre ?

En fait beaucoup de gens lisent peu tout simplement parce qu’ils lisent avec une difficulté certaine. 

Ça y est, là, je vais me faire conspuer de toutes sortes d’épithètes dévastatrices. Mais non ! Je ne dis pas que vous ne savez pas lire ! La preuve c’est que vous êtes là. Non, je dis que les gens lisant avec difficulté, devant l’ampleur de la tâche, baissent les bras avant de commencer.

Vous remarquerez toutes les considérations que l’on tympanise sur les méthodes de lecture. Ça aussi, je pense que c’est une ânerie pour masquer une réalité. Je me souviens d’un inspecteur de l’Education Nationale qui disait (il était vieux quand j’étais jeune) : Pour des enfants simplement moyens, quelle que soit la méthode utilisée, ils en tireront toujours quelque chose. Où la méthode devient importante, c’est pour ceux qui sont en difficulté. On peut présumer que selon toute évidence, ceux qui sont en difficulté sont une minorité. Alors, la question devient : Pourquoi ceux qui lisent piètrement sont-il une majorité ?

Je pense qu’il ne s’agit pas d’une question de méthode mais d’une simple question de quantité. Autrefois, jusqu’au cours moyen deuxième année, les leçons de lecture, en classe étaient quotidiennes. Peut-être un peu moins au CM2 (et encore). De nos jours, cet exercice n’existe plus. On argue que les enfants sont conduits à lire au cours d’autres activités. Certes, mais avant aussi. En revanche, l’exercice en tant que tel a été supprimé. Simultanément, autrefois, il y avait le sacro saint livre de bibliothèque. A partir du cours élémentaire deuxième année, dans chaque classe, il y avait une bibliothèque. 

Les maîtres imposaient aux élèves de lire ces livres que le plus souvent ils avaient eux même choisis et qui présentaient un minimum de qualité littéraires. C’étaient, pour la plupart, des livres d’« auteurs ». Il y avait très peu d’images et ces ouvrages avaient largement plus d’une centaine de pages au cours moyen. En général, les élèves disposaient d’une quinzaine de jours pour lire ce livre à la maison. Bien sûr, les élèves pouvaient changer de livre avant la fin de la quinzaine, mais, passé ce délai, le maître marquait avec une certaine véhémence sa désapprobation si l’élève n’avait pas terminé et souvent, si le maître avait des doutes, afin de vérifier le travail de l’élève, il posait quelques questions. Cela allait ainsi, en gros, du cours moyen première année jusqu’à la troisième. Dans une année scolaire, il y a environ trente semaines. Un enfant lisait donc environ un minimum de quinze livres par an et ainsi, en fin de troisième (pour ceux qui suivaient cette voie) chaque élève avait lu environ quatre vingt dix livres. De nos jours, dans le même laps de temps, dans le meilleur des cas, ils en on lu quatre ou cinq dont le contenu est un peu puéril et qui ont au maximum une soixantaine de pages. Je ne dis pas que tous les élèves accomplissaient scrupuleusement cette tâche, mais pour la plupart (intuitivement, plus de quatre vingt cinq pour cent) c’était fait. Ainsi, les enfants lisaient, pour l’école, sans compter les leçons de lecture,  environ dix huit fois plus qu’aujourd’hui.

Déjà, rien qu’avec cette considération étonnez vous que les jeunes actuels lisent moins facilement que leurs aînés.

De plus, il y a un autre phénomène qui entre en jeu. 

Vous décidez de découvrir une activité nouvelle. N’importe laquelle : le ski, les échecs, la bicyclette, la planche à voile ou que sais-je. Au début, qu’est-ce que vous allez en baver ! Et les résultats… Misérablement catastrophiques. Au ski, vous allez être trempés et aurez l’impression d’avoir mangé de la neige tout l’après midi. Aux échecs, vous allez essuyer des raclées les unes derrière les autres sans avoir le temps de les voir arriver. Si c’est la planche à voile, vous passerez bien plus de temps à remonter sur l’os de sèche qu’à naviguer. Quand au vélo, vous aurez tellement mal aux jambes que pendant au moins trois jours vous ne pourrez plus marcher correctement.

Si par entêtement vous parvenez à continuer, peu à peu, avec l’entraînement, cela va aller mieux. Vous commencerez à avoir des résultats, donc de la satisfaction et vous souffrirez largement moins. Au ski, vous constaterez que vous êtes nettement plus souvent sur les planches que sur les fesses. A bicyclette, vous commencerez à parcourir des distances respectables avec des montées sérieuses sans être à l’agonie le lendemain. Il en sera ainsi quelle que soit la discipline. 

Gagner sa première partie d’échec… Naviguer en décidant de la direction dans laquelle on va aller… Sur le plan narcissique, c’est quelque chose, ça !

Il semble qu’il y ait un quantum d’entraînement au delà duquel les choses deviennent qualitativement différentes. Vous n’êtes plus un néophyte brouillon, maladroit et un tantinet ridicule, mais un pratiquant déjà respectable : un skieur, un cycliste, un véliplanchiste ou un joueur d’échec. Maintenant, la pratique vous coute beaucoup moins d’effort et vous procure beaucoup plus de plaisir.

En fait, c’est, bien sûr difficile à mesurer. Mais on peut penser que c’est au moment où le déplaisir devient inférieur au plaisir que les choses s’inversent. Si vous continuez et que donc, vous progressez encore, cela peut devenir une véritable addiction.

Pour ce qui est de la lecture, je pense que c’est la même chose.

Il se trouve que l’orthographe de la langue française est d’une complication délirante et que ce que l’on lit peut nous conduire dans des recoins de la pensée auxquels nous ne sommes pas habitués. En conséquence, pour atteindre le moment où l’on va basculer vers une situation de plaisir supérieure à celle de l’effort est assez long à atteindre et cela demandera une continuité dans l’effort importante. L’accumulation quantitative a besoin d’être longue et importante pour que puisse intervenir la mutation qualitative. C’est ce que visait, plus ou moins intuitivement, l’école du passé. En revanche, l’école actuelle ignore superbement ce paramètre. 

En fait, l’école contemporaine, dans ses chamailleries de méthode,  cherche un élément extérieur et magique qui permettrait de savoir lire sans apprendre à lire. Vous l’imaginez, vous la méthode de boxe qui permettrait d’être champion du monde sans s’entraîner ?

C’est curieux, tout ça, hein !

Et bien, justement, puisque nous en sommes là, il y a une impression qui me poursuit. Dans un chapitre précédent, je me posais la question : L’inculture des masses qui est-ce que cela arrange ? Il me semble, mais je sais que j’ai un très mauvais esprit, que si on la reposait à propos du mauvais apprentissage de la lecture, on risquerait d’arriver à des conclusions similaires.

Nous allons maintenant pouvoir en revenir à la notion de culture d’où nous nous étions un peu éloignés.

 

 

CULTURE ? (11)

 

Quand je pense à cette idée de culture, qu’est-ce que je place sous ce concept ?

C’est curieux parce qu’avant de répondre, je dois constater que sous la notion de culture, certaines personnes ne placent, de façon mièvre et maniérée que peu de chose tournant autour de la musique baroque, la peinture italienne du quattrocento plus les impressionnistes, la poésie surréaliste et puis voila.  Et j’exagère à, peine.

J’ai, pour ma part, l’impression que c’est un peu plus vaste que ça. 

La littérature c’est tout ce qui s’est fait depuis l’épopée de Gilgamesh. Les beaux arts, c’est tout ce qui suit la grotte Chauvet etc. Et puis, connaître les papillons aussi c’est culturel alors pourquoi pas aussi les araignées et toute la zoologie. Du coup avec la botanique, on englobera toute la biologie. De proche en proche, on arrivera à l’astrophysique en passant par les mathématiques et les civilisations précolombiennes. Du coup, je me demande si envisager la culture de façon aussi restrictive cela ne consiste pas, obscurément, inconsciemment et intuitivement à trouver un autre moyen pour en dénier un intérêt quelconque de la part des masses populaires. 

Le peuple est trop balourd pour s’ouvrir à des choses aussi délicates. Bref, une autre forme de ségrégation par la culture.

Donc, quand je me demande ce que je place sous le vocable de culture, je me réponds que c’est simple, c’est tout.

Ou presque.

Si tout, quand même.

Vous voyez, là, j’ai hésité quelques secondes. Mais je me suis ravisé ; je pensais à des activités qui ne sont pas culturelles ou dont on peut mettre en doute la valeur réelle.

En fait, je suis un grand hypocrite. Il y a déjà plusieurs jours que pensant à cet épisode, j’en avais déjà imaginé la présentation.

Il y a des activités humaines et des spéculations intellectuelles sur lesquelles on peut avoir des réticences. Et alors…

Tenez, tout ce qui tourne autour de la magie, de la divination… On peut être circonspect. Certes ! Mais si on veut en démontrer le mal fondé, encore faut-il le connaître. Plus personne ne croit dans les religions des antiquités. Mais on les étudie quand même parce qu’elles ont été une réalité dans l’esprit des gens de cette époque et qu’on ne pourrait pas les comprendre sans cela. Considérer que certaines pratiques, certains mysticismes certaines croyances ne sont pas très constructifs dans l’histoire de l’humanité est une chose. En nier l’existence serait une absurdité.

Donc j’en reviens à mon propos, dans l’activité humaine, tout ce qui n’est pas inné, donc, tout ce qui est acquis est culturel. Recoudre un bouton, c’est culturel. Eplucher des pommes de terre, c’est culturel. Cela implique un désir d’hygiène et cela prend en compte le fait que la peau est plus coriace que la chair qu’il faut donc l’enlever mais sans perdre trop de cette chair. Il y a des virtuoses dans l’épluchage des pommes de terre. Les sangliers, quand ils dévastent un champ de patates, ne les épluchent pas.

Une activité est culturelle quand elle agrandit l’individu de savoirs, de savoirs faire et de savoirs être. Toute activité non innée est nécessairement culturelle.

Je conviens que certaines de ces activités conduiront moins loin dans une connaissance globale de l’univers que d’autres. Tenez, par exemple : Il y a des gens qui connaissent tout sur les démêlés sentimentaux de stars du showbiz… Oui, pourquoi pas ? En revanche, je ne suis pas convaincu que cela soit très constructif dans la perception globale de l’univers. Nous y reviendrons. Pourtant, l’éplucheur de pommes de terre de proche en proche s’intéressera à la qualité de ses tubercules. Puis à leur variété donc à leur culture et dans l’autre sens, son choix de pommes de terre sera influencé par la destination que l’on veut leur donner. Seront-ce des frittes ou de la purée ? Son spectre de connaissances va maintenant de l’agriculture à la cuisine. Vous voyez qu’il a grandi !

Envisageons un autre exemple souvent considéré comme l’apanage de personnes incultes : Le football.

Un brave homme se sent attiré par le football. Il en sait des quantités de choses (du moins, il le pense). Voyant les gamins de son immeuble jouer sur le parking, il va avoir envie de les conseiller, de les aider. A un moment, il va franchir le pas de les entraîner vers un club local existant. Là, il sera aide entraîneur et accomplira des tâches matérielles. 

Mais il peut se trouver qu’on lui propose des stages de formation d’entraîneur. Le voici maintenant officiellement chargé d’une équipe. Il mesurera, alors son peu de compétence et lors de stages spécifiques ou suite à des lectures d’articles ou d’ouvrages divers, il découvrira les notions de préparation physique généralisée ou spécialisée, d’effort aérobie et anaérobie, d’efforts lactiques ou alactiques, de récupération, voire de diététique sans parler de tout ce qui tourne autour du secourisme spécifique. Il sera, bien sur aussi, confronté aux problèmes moraux et philosophiques de l’arbitrage. Alors, qui est-ce  qui disait que le football ce n’est pas enrichissant ?

Il va de soi que le nombre de centres d’intérêt variés est immenses. Entre le macramé et la langue mongole, entre le basson et les randonnées dans la Cordillère des Andes, il y a de la place. On en arrive alors à une notion nouvelle, celle de culture générale.

 Il va de soi que les gens, même malgré eux, possèdent des domaines culturels variés.

Souvent, on constate qu’untel est très pertinent dans telle spécialité. Il a tendance à fréquemment revenir sur ce sujet.  Mais, à côté de cela, on ne sait pas parce qu’il n’en parle jamais. On peut en conclure qu’il a une culture très spécialisée. Tel autre, à l’opposé, peut intervenir dans la conversation dans de nombreux domaines. En revanche, On ne peut pas dire qu’il ait un véritable sujet de prédilection. Pour le premier, on parlera de culture spécialisée et pour le second de culture diversifiée. Aucun des deux n’est, a priori, supérieur à l’autre. 

Il va de soi que l’activité professionnelle apporte nécessairement un surcroit de spécialisation culturelle. Un cordonnier vous parlera, avec virtuosité, de la chaussure et de matériaux la constituant ainsi que de particularités dans les formes de pieds.

On comprendra que nul individu ne peut être strictement spécialisé. Il y a toujours des domaines autres qui possèdent des informations (ne serait-ce que secondaires). Inversement, dans une culture extrêmement diversifiée, certains aspects seront majorés par rapport à d’autres. Grossièrement, tout individu possède une culture plus ou moins diversifiée avec des dominantes diverses.

Nous avons vu que l’un des moteurs conduisant à s’auto cultiver est la réussite. J’en conçois un autre qui, tout en partant de la situation inverse conduit au même résultat.  

Si j’imagine la totalité de mes différents savoirs inscrits dans un cercle. Le tout bien compacté de manière à ce qu’il n’y ait pas de vides interstitiels. A l’intérieur, ce sont mes savoirs et à l’extérieur, mes non savoirs. La ligne qui forme la circonférence du cercle est la frontière des savoirs et des non savoirs. Je sais qu’au-delà de cette ligne, je ne sais pas. La somme des mes incompétences repérées est agglutinée sur la longueur de cette ligne. Si j’augmente mon capital de connaissances, l’erre de mon cercle va s’agrandir. Mais du coup, sa circonférence aussi. Je connais plus de choses, mais constate que mes méconnaissances sont plus importantes que je ne le pensais. Ainsi, plus je me cultive et plus je découvre l’immensité de mon ignorance. Plus je constate mon ignorance et plus je me sens petit et misérable et plus je me sens incompétent et plus j’ai envie de remédier à cette situation insupportable.

En résumé, plus je suis cultivé et plus ma soif de découverte s’accroît.

Pour imager cette comparaison, deux exemples :

Tout le monde a déjà vu des gens fort peu informés sur un sujet pontifier comme s’ils le maîtrisaient totalement et énoncent quelques clichés et quelques poncifs à la mode. C’est parce qu’ils ne savent pas assez qu’ils ne se rendent pas compte de leurs insuffisances. Ils ont un cercle tout petit dont la circonférence est quasi négligeable.

Inversement, Vous avez sans doute déjà entendu des sommités scientifiques qui, lorsqu’on leur pose une question, alors qu’ils sont immensément plus compétents que les gens qui les interrogent, commencent toujours par cette restriction de langage : Oh, vous savez, ce n’est pas exactement ma spécialité et je ne prendrais pas le risque de vous répondre là-dessus. Et si je répondais, ce ne pourrait être que le discours de l’individu moyen pas très compétent. Cette fois-ci, le cercle étant très grand, ils sont toujours inquiets d’en dépasser, dans leur discours, la circonférence par inadvertance. 

Voila en gros ce que j’avais envie de constater sur la notion de « culture ».

Il ne nous restera plus qu’à résumer et compléter un peu tout cela et qu’à conclure.

 

 

 

CULTURE ? (12)

Résumons ! Résumons…

Et complétons.

Nous avons dit que la culture, par opposition à ce qui est inné, c’est tout ce qui est acquis.

De nombreuses personnes tentent de dénigrer la culture de façon intéressée soit pour mieux asseoir leur pouvoir sur les ignorants soit pour tenter de masquer leurs propres incompétences. Les premiers, constatant qu’il est plus aisé de spolier les gens peu instruits reçoivent le concours substantiel des seconds qui n’en retireront aucune quelconque forme de contrepartie ou de reconnaissance.

Les phénomènes culturels sont extrêmement nombreux et variés et leur combinatoire est quasi infinie. Il s’en suit deux conséquences : Il est impossible à un seul individu de tout posséder et il ne peut pas exister deux personnalités culturelles semblables.

Puisque, par définition le culturel n’est pas inné mais acquis, sa thésaurisation demande une dépense d’énergie. Cependant, avec l’entraînement, l’effort devient de moins en moins conséquent et en même temps, le capital culturel s’accroissant, le besoin de savoir est majoré. L’appétence au savoir c’est ce qu’on appelle la curiosité.

Un individu non stimulé au départ est très peu motivé pour se cultiver. En revanche, s’il dépasse un quantum de culture, il cherche à accroître de lui-même son capital culturel. Cette nouvelle disposition pourra devenir une véritable addiction.

On comprendra facilement que l’accumulation du savoir prenant du temps, une personne plus âgée aura pu (à condition d’avoir fait le nécessaire pour en arriver là) accumuler une somme de savoirs, de savoirs faire et de savoirs être plus conséquente. Il est à noter que les extrêmes orientaux considèrent qu’un vieillard qui meurt, c’est comme une bibliothèque qui brûle.

Nous en avons déjà parlé plusieurs fois, mais revenons-y encore.

Si, si, si ! Pour enfoncer un clou, il faut taper dessus plusieurs fois.

Il y a des gens qui ont intérêt à ce que les autres soient incultes.

On est plus facilement trompé et berné dans un domaine que l’on ne connait pas que dans une matière dont on est spécialiste. 

Donc plus les gens seront benêts dans la plupart des sujets et plus il sera facile de leur faire avaler des couleuvres.

Non, mais, vous vous rendez compte si la totalité des individus se mettaient à se doter d’une culture économique, ou sociologique, ou syndicale ou politique… Vous imaginez ? Non, non, non ! Surtout pas ça. L’ennui, c’est que la culture, on ne sait pas par quoi ça commence. 

En effet, nous avons vu que cela se propage de proche en proche. Un sujet parcouru ouvre des questions sur les sujets voisins. Il ne faut surtout pas que certaines spéculations intellectuelles soient envisagées. Si on disait aux gens: vous avez le droit de vous enrichir dans tous les domaines sauf… Il va de soi que tout le monde commencerait par ça. Donc, il faut dénier la culture en général. C’est plus prudent. 

Je vais vous donner encore deux exemples. Le premier au plan individuel et le second dans un sens plus collectif.

Nous sommes dans un groupe. On parle d’une chose quelconque. L’un des participants a le sentiment qu’on se contente d’enfiler des clichés et des idées reçues. Alors, il essaie de décoller son nez de la vitre, il réfléchit une minute et donne sa façon de voir. Immédiatement, il est cloué au mur comme un vieux hibou sur une porte de grange. Et que lui reproche-t-on ? Oh, rassurez-vous ! On ne lui répond pas sur le fond. On ne s’y risquerait pas parce qu’obscurément, justement, on se rend vaguement compte que ce qu’il dit n’est pas complètement sot. Mais comme cela dérange un peu et que les gens se sentent froissés dans leurs certitudes, ils veulent lui interdire de parler.

Comment s’y prennent-ils ? C’est très simple. On lui reproche d’avoir réfléchi avant de parler. Il faudrait qu’il dise des choses un peu au hasard, de préférence fort peu pertinentes et un peu niaises et bien sûr avec un langage inadapté et si possible un peu grossier et un peu vulgaire.

Ho, que ce serait bien dans ce cas !

Prend-il sa respiration ? Il y a un quidam qui lance (avant qu’il n’ait dit quoi que ce soit) : « Ha ! Il va falloir encore sortir le dictionnaire ».

On essaie de faire croire que l’on croit qu’il tente de s’exprimer clairement pour faire le malin… Uniquement.

En fait, ne pouvant le contredire sur le fond de ce qu’il avance, on préfère le faire taire puisqu’il n’a pas l’hypocrisie démagogique de dire médiocrement des banalités admises.

Paradoxalement, Le but est de donner mauvaise conscience à celui qui semble un peu pertinent. L’ignare, pour se masquer à lui-même ses incompétences préfère culpabiliser celui qui est un peu cultivé.

Vous voyez, un brave type a passé un bon nombre d’années de sa vie à tenter de s’instruire un peu, alors, au nom de la moyenne et de la normalité, il ne faut surtout pas qu’il le laisse transparaître. 

La moyenne et la normalité revendiquées, sont synonymes de médiocrité.

Je présume que vous êtes d’accord avec moi. Ceci est une façon drastique d’interdire toute manifestation de coloration culturelle quelconque.

C’est : Je n’en suis pas capable, alors, tu fermes ta bouche.

Il y a un autre aspect plus général.

Il se trouve que les gens, malgré de gros efforts pour les en dissuader, aiment savoir des choses du monde qui les entoure.

Alors, là, l’astuce va être différente.

Vous en voulez ? Vous allez en avoir.

Vous m’accorderez, je présume que dans les domaines culturels certains sont plus enrichissants que d’autres. Savoir gérer efficacement et élégamment un jardin potager, c’est plus vaste que connaître plusieurs manières de lacer ses souliers. 

Au même titre, on peut se demander si un article sur le fait que tel et tel personnages momentanément à la mode ont changé leur coloration de cheveux a autant de poids sur l’évolution sociologique de l’humanité que le texte du discours de Rousseau (Jean Jacques 1712 1778) sur « l’origine de l’inégalité parmi les hommes ».

On va donc dresser un écran de fumée. En inondant les gens d’informations peu constructives, on pourra espérer en noyer d’autres plus suspectes de déstabilisation de l’ordre établi.

Tenez, je vous suggère une expérience.

Vous allez chez votre marchand de journaux favori.

Vous parcourez les rayonnages de revues magazines et parutions diverses. Si vous êtes un peu obsessionnels, vous les comptez mais c’est difficile parce que c’est assez mélangé. Si, comme moi, vous êtes un peu paresseux, vous vous contentez de faire cela à l’estimation.

Puis, mentalement, vous faites deux tas. Mentalement, hein ! Parce que si vous vous mettez à dévaster le rangement du commerçant, vous risquez de rencontrer des complications diplomatiques avec lui, même si vous dites que c’est moi qui vous l’ai suggéré.

Dans le premier tas, vous mettez tout ce qui tourne autour des phénomènes de mode. Quand je dis mode, je ne parle pas que de ce qui est vestimentaire, mais de tout ce qui dans une petite dizaine d’années sera complètement oublié. Vous voyez : le genre magazine féminin ou tournant de près ou de loin autour des personnages plus ou moins en vogue, de la chanson de variété, des feuilletons télévisuels et de la télé réalité.

Dans le deuxième tas, vous mettez tout le reste. Ça va de la pèche à l’astrophysique, du bricolage domestique au tricot en passant par la littérature, la géographie, le jardinage, les beaux arts la sociologie, le droit, l’architecture, les guides touristiques et tout ce que vous pouvez imaginer.

Quand c’est fait, vous comparez la grosseur des deux tas et, oh surprise ! Le premier tas, qui aborde infiniment moins de sujets que le second est de l’ordre de dix fois plus gros que celui-ci. Pour ma part, j’aurais tendance à en conclure qu’on s’ingénie à nous gaver de préoccupations d’une grande banalité ne dépassant qu’exceptionnellement le niveau du commérage de quartier au détriment d’autres préoccupations intellectuelles plus enrichissantes.

Je pense que l’on profite du fait (déjà évoqué) que nous n’avons pas trop envie de nous fatiguer pour nous abreuver de considérations mièvres et assez insipides. Je sais. Le commerce est là pour gagner de l’argent et les fabricants de ces publications ne cherchent surtout qu’à vendre du papier et leur motivations ne sont ni culturelles ni pédagogiques. Toujours est-il que ce qui est à notre portée a surtout pour résultat, et comme je suis d’un naturel très suspicieux je dirais pour mission, de nous écarter d’autres sujets plus constructifs. 

Comme disait un humoriste d’il y a quelques décennies : « Quand on pense qu’il suffirait que vous ne les achetiez pas pour que ça ne se vende plus… Vous n’êtes pas raisonnables non plus». On nous laisse croire que nous avons un choix luxueux et en fait, nous sommes confinés dans une pensée univalente.

Avec beaucoup de mépris, on offre à la population une pensée de second ordre. J’y reviendrai plus loin, mais je me permets déjà d’affirmer de façon péremptoire que cette manœuvre, refusant au peuple une culture riche et variée est éminemment réactionnaire.

 Cette manipulation consiste à noyer le poisson.



CULTURE ? (13)

 

 

Culture ? Culture ? Culture ? Nous n’avons pas fait le tour. Pourtant, il faut conclure.

Nous avons dit et redit qu’il y a des gens qui font des efforts pour que le peuple ne soit pas cultivé. Il y a des gens qui ont intérêt à ce que la Nation soit ignorante. Au début du vingtième siècle, les révolutions mexicaines n’ont pas pu aboutir parce que leurs têtes étaient incultes. Pancho Villa (José Doroteo Arango Arámbula, plus connu sous le pseudonyme de Francisco Villa dont le diminutif mexicain est Pancho : 1878 1923) et Emiliano Zapata (1879 1919) étaient des meneurs d’hommes remarquables et des rebelles flamboyants. Cependant, je ne me souviens plus lequel, mais je sais que l’un des deux ne savait même pas lire. Prendre le pouvoir, c’est magnifique, mais, quand on l’a pris, que faut-il en faire ? Révolutionner, voire même plus simplement faire évoluer la société, c’est enthousiasmant mais cela demande des savoirs, des savoir faire et surtout des savoir être.

Cependant, ce n’est pas aussi simple que cela.

Une grande culture n’est pas une garantie d’une vision progressiste de l’humanité. On cite souvent cet exemple d’officiers nazis qui le soir, après avoir accompli leur tâche de tortionnaires rentraient dans leur appartement et écoutaient du Schubert. On peut donc en conclure que la culture n’est pas une garantie d’humanisme affirmé.

Cette constatation demanderait une étude un peu approfondie mais ce n’est pas le lieu. Toujours est-il que les faits sont là. Cultivé n’est pas synonyme de progressiste. A travers le temps et l’espace, nombre de grands créateurs on été connus pour leurs positions nettement conservatrices pour ne pas dire réactionnaires (Aristophane, Chateaubriand, Ingres, Debussy). 

Pour décrire mieux la chose à laquelle je pense, je vais être obligé d’utiliser momentanément une variante de vocabulaire. Nous avons souvent utilisé les concepts de savoirs, de culture, de connaissance voire d’instruction. Ces mots possèdent plus ou moins des contraires, des antonymes : inculture, ignorance. Pour instruction, c’est plus difficile. Je voudrais utiliser le mot lumière. Avoir des lumières. Le « siècle des lumières ». Bon, ne me faites pas dire que pour moi les gens instruits ou cultivés sont lumineux voire illuminés, mais ce mot est bien pratique. En effet, le contraire de la lumière, c’est l’obscurité. Manquer de lumière, c’est être dans l’obscurité. Au pluriel aussi. Manquer de lumières, c’est être dans l’obscurité. Et même, manquer de lumières, c’est être soi même obscure. Mais, de surcroit, on peut ajouter une notion nouvelle. Vouloir promouvoir l’obscurité, être zélateur du non savoir, c’est soutenir des positions obscurantistes. 

Alors, je vous livre la définition du dictionnaire du CNRTL : Obscurantisme : substantif masculin : Attitude, doctrine, système politique ou religieux visant à s'opposer à la diffusion, notamment dans les classes populaires, des lumières, des connaissances scientifiques, de l'instruction, du progrès. Ce n’est pas moi qui le dis. Votre grande pertinence a bien noté le « notamment dans les classes populaires ».

Alors, je vais insister un peu. Lourdement, si possible. Il ne faut pas que les classes populaires disposent de la diffusion des lumières. Cela serait subversif. Alors, de la part de certains nantis soucieux de sauvegarder leurs prérogatives, leurs avantages voire leurs privilèges, on comprend que ce soit pertinent ; mais, quand ce sont les fameuses « classes populaires » qui, elles mêmes, abondent dans le même sens, cela tient de l’auto-flagellation, du masochisme, de l’auto-stérilisation et en définitive de la bêtise. Cependant, si les gens sont zélateurs de l’obscurantisme, on peut considérer que ce n’est pas leur faute. C’est par ignorance qu’ils agissent ainsi. En conséquence, on peut dire que l’obscurantisme, naturellement, est une manifestation mentale qui s’auto-entretient. Si l’inculture conduit à l’obscurantisme et que l’obscurantisme conduit à l’inculture, nous arrivons à un cercle vicieux qu’il faut briser. Pour en terminer là-dessus, disons cette vérité de La Palice que pour lutter contre l’obscurantisme il faut, et il suffit de, diffuser des lumières.

Que des individus, isolés ou en groupes, des partis politiques, des associations, des regroupements sectaires ou des chapelles religieuses connus pour leur conservatisme tiennent des positions obscurantistes, il n’y a rien là que de normal. En revanche, à l’opposé, que des regroupements humains, des associations diverses, des partis politiques et des mouvements syndicaux qui se réclament d’un humanisme progressiste ne se fassent pas de la diffusion de la culture, envers les masses populaires, un étendard revendicatif et triomphal, cela conduit à voir, dans leur discours, un simple galimatias démagogique et à avoir des doutes sur leur sincérité.

Alors, que faudrait-il faire ?

Je vois deux choses.

D’abord, il y a envers soi.

Il y a une expression qui dit que l’on est étudiant toute sa vie. Hé oui ! Devant une notion nouvelle, au lieu de se refermer sur soi même en refusant un effort minime, chercher à s’ouvrir sur le monde extérieur afin d’avoir la curiosité de découvrir l’immensité de l’univers me semble une disposition d’esprit conquérante. Ne pas être comme le disait Ali ibn Abi Talib l’ennemi de ce que l’on ignore, cela ressemble fort à gravir les degrés d’une plénitude qui, même si elle n’est que parcellaire n’en est pas moins gratifiante. Tous les détails, même pointillistes et discontinus, finissent par tisser une toile cohérente et donnent à la vision que l’on a du monde une lumière intelligible.

On peut dire que, très égoïstement, se cultiver permet de s’armer contre une vie misérable de désolation. Si l’obscurité est aliénante, la culture, par ses lumières devient salvatrice.

Dans un deuxième lieu, il y a envers les autres.

Faire profiter les autres des savoirs dont on dispose, c’est, à la fois, de façon altruiste, enrichir ces autres de connaissances dont ils ne jouissaient pas, mais, aussi très égoïstement que précédemment, se permettre à soi même, l’autre devenant plus compétant, de vivre dans un univers plus riche et plus gratifiant.

Du coup, l’humain cultivé devient nécessairement un pédagogue. Par la simple existence de ses lumières, il ne peut pas faire autrement que les diffuser autour de lui. Il est amusant de constater, précisément que cela peut être un travers de certains qui se croyant très savants tiennent à étaler leur science récente ou incertaine dans la seule fin de se faire valoir abusivement. On notera au passage que le mot « pédant », à l’origine, n’est pas péjoratif et présente la même étymologie que pédagogue. Pour Du Bellay (Joachim 1522 1560) le « pedante » c’est le maître d’école. Mais le temps a fait son œuvre et déjà, au seizième siècle le sens péjoratif apparait. Et puis, il est bien connu que la culture, c’est comme la confiture, moins on en a, plus on l’étale. Je vous disais dans un chapitre précédent que plus on connait de choses et plus on mesure l’immensité de son ignorance. Dans le fond, les cuistres et les pédants ne sont pas à blâmer. Ils n’ont juste pas encore atteint le quantum de connaissance nécessaire pour mesurer leur incompétence. C’est même ce décalage qui est cause de leur ridicule. Cependant, il faut bien reconnaître que celui qui sait a envie que ses proches sachent aussi. La culture confère nécessairement, à celui qui en dispose un peu, un caractère à la fois pédagogique et militant.

Bien qu’à des degrés divers en fonction des dispositions naturelles (avec une répartition parfaitement injuste) dont il profite, tout individu vivant est capable de progrès. Si, dans quelque domaine que ce soit un individu passe d’un niveau N à un niveau N prime et que N prime est supérieur à N, on dit qu’il y a progrès. La différence peut être minime et sembler insignifiante ; cependant, si elle existe, la progression est avérée. De cette façon, les personnes les plus faibles les plus débiles (au sens premier du terme) peuvent, à leur mesure, progresser.

On peut présumer sans prendre trop de risques philosophiques que si tous les individus d’une population progressent, la population dans son ensemble progresse aussi. On peut voir trois niveaux à cette progression.

Premièrement : L’individu, de lui-même cherche à se cultiver.

Deuxièmement : L’individu par sa culture irradie sur ses proches (et ceci fonctionne aussi de façon réciproque. A irradie sur B et B irradie sur A).

Et troisièmement : L’individu cultivé incite ses proches à se cultiver d’eux-mêmes.

Dans la deuxième et la troisième situation, on retrouve bien un prosélytisme et un aspect militant.

 Nous avons vu qu’une grande culture n’est pas un gage d’humanisme. Nous savons que des individus peu cultivés peuvent être pétris d’une volonté humaniste mais que dans ce cas, ils risquent fort d’échouer. 

Je vous rappelle les révolutionnaires mexicains du début du vingtième siècle mais à un niveau plus proche, tout le monde connait des entraîneurs d’une équipe de football qui rêvent de voir leur équipe progresser mais qui n’y parviennent pas parce qu’ils n’en ont pas, par eux même, la capacité technique. Nous pouvons donc en conclure que pour progresser ou faire progresser, la culture n’est certes pas suffisante, mais elle est nécessaire.

Alors, Si c’est nécessaire, allons-y ! Allons-y joyeusement ! Je ne dis pas qu’il faut empoisonner l’existence de ses proches en permanence par des propos ou des comportements, doctes et compassés. Le savoir être, c’est précisément le contraire. Cependant, posséder un humanisme progressiste, cela consiste quand même, pour moi, en une volonté farouche et pugnace d’œuvrer dans le sens de la diffusion et de la magnification de la culture.

Vous imaginez si, comme dans une religion laïque, tout converti à la culture se mettait à agir par prosélytisme pour convertir d’autres adeptes à cette même culture! Le monde entier ne serait bientôt qu’un puits de sciences, d’art et de réflexion ! Hé, entre nous, à votre avis, qu’est-ce que je fais depuis quelques dizaines de pages sinon vous emporter dans mon enthousiasme culturel ? Vous voyez que je ne suis pas complètement innocent non plus !

En simple utopie somptueuse, j’aimerais vivre dans une société humaine où les individus sont tous presque au sommet de leurs capacités individuelles du moment sur le plan culturel ! Oh oui ! Qu’est-ce que j’aimerais ça !

Un de mes Maîtres préférés, François Rabelais (entre 1483 et 1494- 1553), dans « Gargantua », à la fin de la guerre Picrocholine, guerre que Gargantua a menée contre l’obscurantisme du moyen âge, envisage de récompenser ses collaborateurs. Il offre à Frère Jean des Entommeures plusieurs abbayes. Celui-ci refuse et préfère en fonder une nouvelle. C’est l’abbaye de Thélème. La première caractéristique c’est qu’elle n’aura pas de murailles. Elle ne sera habitée que par des gens instruits nobles (dans leur esprit) et habités des lumières de l’humanisme de Rabelais. Dans cette abbaye, les obscurantistes ne seront pas admis.

Je ne peux pas m’empêcher de vous mettre quelques passages de ce qu’il fait inscrire sur la porte. C’est en français difficile, mais tant pis pour vous! C’est tellement éblouissant…

                    Cy n’entrez pas, hypocrites bigots,

                    Vieux matagots (singes), marmiteux boursoufflés ;

Torcoulx, badauds, plus que n’étaient les Gotz,

Ny Ostrogotz, précurseurs des magots ;

Hères, cagotz, cafards empantouflés,

Gueux mitouflés, frapparts (moines) escorniflés,

Befflés, enflés, fagoteurs de tabus (querelles) ;

Tirez ailleurs pour vendre vos abus…

                    Etc (il y en a comme ça deux pages et demies)

                    Plus loin, il invite les hommes

Cy entrez, vous, et bien soyez venus

Et parvenus, tous nobles chevaliers

En général tous gentils compagnons

                    Puis les dames

Cy entrez, vous, dames de hault parage

En franc courage. Entrez-y de bon heur ;

Fleurs de beauté, à céleste visage,

A droit corsage, à maintien prude et sage.

En ce passage est le séjour d’honneur.

Etc.

Moi, vous voyez, ce que j’aimerais c’est élargir l’abbaye de Thélème à la totalité de la planète.

Et alors, pouvoir donner comme seule règle de vie à mes frères humains celle que donnait Rabelais à ses thélémites, immense de générosité, d’altruisme et de liberté :

 

 

FAIS CE QUE VOUDRAS.



Commentaires: 4
  • #4

    Thilloy marc (vendredi, 02 octobre 2020 19:26)

    vos textes sont toujours un plaisir .
    Petites Réflexions .
    Soit:la pensée intellectuelle et culturelle ?
    la Pensée est faite de quoi :
    du biologique des cellules neuronales et gliales ,(des mémoires ,le cognitif,la logique ,le raisonnement ) des vaisseaux qui apportent le sang oxygéné et le glucose par la nourriture aux différentes parties du cerveau mais aussi la chimie fine aux régulations complexes avec les transmetteurs et les neuromédiateurs,ainsi que l'immunité tout cela doit fonctionner avec le moins de troubles possibles et alors la pensée peut se développer ou se détériorer .
    La Pensée est
    _les mémoires différentes physiologiques
    _La mémoire de notre histoire familiale et affective
    _La mémoire des connaissances scolaires et de notre entourage
    _La mémoire des connaissances des livres lus ,des articles de journaux lus
    _La mémoire des connaissances de médias Audiovisuels
    Mais quelle connaissance , quelle culture : en histoire politique ,économique ,scientifique, sociale , artistique et quelle quantité la pensée à t elle mémorisée mais aussi quelle déformation a t' elle subi par les influences , les propagandes diverses .L'école depuis le 19 ieme siècle a construit les écoles en usines d'élevage à différent niveau de qualité pour servir les patrons et leurs actionnaires en influençant sur les formations et leurs contenus et obtenir des employés malléables ,corvéables à souhait donc il y a de la culture patronale dominante transmise par toutes sortes de médias .
    Tous ces éléments sont soumis aussi à l'orientation faite par des personnes de notre entourage et de l'extérieur .Alors méfions nous de ce que nous pensons en conviction politique :demandons nous : suis-je sous influence, ai-je des informations contrôlées ,vérifiées et mesurables pour vérifier mes raisonnements et ma pensée .Il y a ceux qui sont persuadés que leurs idées ,leurs principes sont justes mais avec une pauvreté de connaissances qu'ils en arrivent à penser de façon fausse mais rien ne les fera douter .Le Combat politique n'est pas pour soit mais pour le plus grand nombre auquel on doit trouver des solutions qui améliorent leur vie .Depuis le début de l'humanité c'est la solidarité dans le groupe le vivre ensemble puis la solidarité des groupes entre eux qui ont permis une meilleur survie et l'essor de l'humanité :l'homme est un animal social dont les relations de solidarités du groupe ou des groupes permettent leur essor,la modernisation de la société ,malgré des crises d'agressivités ou de guerres des dominants .Le plus grand nombre de la population doit être consciente que ce sont les solidarités du vivre ensemble qui amènent une grande amélioration à la vie des gens par exemple les 83 ans de longévité en France ce n'est pas l'individualisme le chacun pour soit ou de l' enrichissement et de l'accumulation individuel de biens ou de finances qui améliorent la vie des citoyens car plus il y a accumulation de richesse de quelques uns plus il y a de la pauvreté :les chiffres des statistiques
    le montre .alors le combat doit être contre le libéralisme qui utilise toutes les lois et combines ,salariales ,sociales,financières et fiscales pour exploiter les citoyens et les dominer avec tous les moyens de propagandes des médias : journaux et audiovisuel appartenant aux milliardaires de l'armement et de multinationales qui n ont rien à faire des gens mais tout faire pour conserver leurs richesses et privilèges de dominants .

  • #3

    Bal (vendredi, 01 février 2019 13:16)

    Le professeur d'histoire fait une interrogation écrite :
    "A Yalta, sur une photo, on voit Staline, Roosevelt et Churchill. Pourquoi ne voit-on pas De Gaule ?"
    Le premier de la classe a écrit 3 pages bien documentées sur la défaite de 40, la débâcle de l'armée française, la faible participation à la victoire finale etc. 20/20
    Le dernier : une ligne :" parce que c'est lui qui prenait la photo" 0/20
    Ahhhh ! la culture !!!!

  • #2

    Bal (vendredi, 01 février 2019 13:09)

    Göring : "quand j'entends le mot culture, je sorts mon revolver". Une arme ne ment pas ...

  • #1

    Ndiaye Genevieve (mardi, 22 mars 2016 07:50)

    Passionnant
    J'avais pris des notes et je les aide retrouvées dans une de vos conclusions
    J'ai apprécié l'analyse " pourquoi dénigrer la culture " et y ayant déjà réfléchi j'étais arrivée aux mêmes constats .
    Que les plus grands dévastateurs de l'humanité aient une haine farouche de la culture est une évidence maintes fois constatées dans l'histoire et de nos jours . On voit comment asservir et contrôler non seulement un individu mais tout un peuple...l'autodafé , la destruction des oeuvres d'art , de tout ce qui pourrait permettre de réfléchir ou de s'évader tout simplement.
    Me vient aussi à l'esprit l'interdiction ou, quand elle n'est pas interdite, l'extrême "spécialisation " du savoir où de l'école pour les filles qui là aussi ne sert qu'un but l'asservissement de l'autre..

    Le désir de culture ...
    Existe-t-il vraiment ou faut il au départ le proposer ? Faut-il imposer un minimum de culture par l'éducation , familiale ou scolaire en même temps que structurer chez l'enfant une démarche qui dans le fond organise et suscite la curiosité tout simplement?

    Je le pense bien que certains bien que "non éduqués" et défavorisés par leur milieu ont ce désir cette envie de comprendre de savoir ?

    Ensuite plus on sait et plus on comprend qu'on sait peu ! Ayant horreur du vide on continue notre cercle s'agrandit et toujours nous laisse insatisfaits .

    Une réflexion me vient sans doute un peu hardie mais je pense qu'il était plus facile !! D'avoir une culture un savoir universel du temps où on savait .. peu.
    Le temps des philosophes-mathématiciens- physiciens-géographes-.. est révolu . Le savoir de l'humanité s'est accru et de fait certaines connaissances sont devenues l'affaire de spécialistes . Cela il faut l'accepter, n'est ce pas ?

    Que faut-il préfèrer ? Celui qui sait un peu de tout ou celui qui ne connaît qu'un domaine ?

    Au bout de la démarche culturelle , au départ sans doute uniquement destinée à transmettre ce qui n'est pas inné , n'y a t il pas le désir de se connaître de se comprendre en se comparant aux autres et , bien que cela puisse paraître vain, cette quête ne serait - elle pas le moteur de ce désir de culture ?

    Merci de vos publications.
    Parfois je ne réponds pas faute de temps , mais pas d'envie.
    Elles permettent de réfléchir de se poser un peu .

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