La danse



 

 

Voici encore un sujet sur lequel il m’est accoutumé de me chamailler avec une régularité consternante.

Avouez, je n’ai pas de chance ! Je ne connais personne (ou presque) qui abonde dans mon sens. 

Pourtant, j’ai beau tourner et retourner le problème dans ma tête, je n’arrive pas à trouver à quel moment mon raisonnement est biaisé.


La danse, qu’est ce que c’est ? 

C’est une activité gestuelle et corporelle plus ou moins scandée de façon rythmique. Oui, mais avant cela ?

On sait que de nombreux animaux pratiquent des parades nuptiales qui ont pour mission d’attirer et d’exciter un partenaire éventuel. Ceci est remarquable chez des oiseaux et même des poissons (ce qui dans la phylogenèse du monde vivant est remarquablement archaïque). 

On peut présumer que pour l’espèce humaine, les premiers gestes de danse ont la même mission. Vraisemblablement, les mâles, étalent leur puissance physique, leur efficacité à la course et leur efficacité dans la chasse et les femelles affirment leur lascivité et donc leur désir de maternité et leur capacité de procréation.

Le temps passant, on ne va plus se contenter de séduire un éventuel partenaire sexuel mais aussi toutes les entités spirituelles tournant à l’entour. Bah oui ! Pourquoi ne pas tenter de séduire les esprits ? Mimer des gestes de chasse pour s’y préparer et se donner du courage… 

Rapidement, cela devient une danse. Egalement devenir soi même l’aigle ou le léopard pour se pénétrer de son âme, cela conduit aussi à des danses rituelles. Pour gagner en efficacité, les chamans vont progressivement codifier la chorégraphie. Celle-ci, éventuellement sera si complexe et grave que seul le sorcier sera habilité à exécuter le rite. 

A ce moment, apparaît la notion de professionnel de la danse, le reste de la tribu se contentant d’accompagner l’officiant dans des mouvements simplifiés. Et puis, après s’être approprié le monde vivant, on s’attaquera au monde physique : La danse de la fertilité, des semailles ou de la pluie sans parler des danses guerrières comme la pyrrhique des anciens Spartiates.

La danse servant à entrer en communication avec les forces cosmogoniques, il faut sortir de soi pour entrer dans l’autre monde, celui de l’invisible, celui de l’imperceptible, de l’indiscernable, celui du non matériel, celui de l’idéalisme. Il devient alors, pour modifier sa perception du monde et donc modifier son rapport avec lui, nécessaire d’être autre.  

Disons que j’y vois trois techniques.

La première est la présence de bruit. On sait les effets abrutissants de la pollution phonique. De plus, si ce bruit est scandé de façon obsessionnelle avec une fréquence de l’ordre de cent à cent vingt coups par minute, les effets physiologiques sont aggravés. Un marteau pilon ou un gros moteur diesel à rotation lente ont une agressivité bien connue et tout le monde a entendu, à la fin du fonctionnement de l’engin, la remarque : « Pouh ! Ça fait du bien quand ça s’arrête ! ». 

Or, dans les cérémonies ou les fêtes ou la danse règne, le tempo est donné par des instruments percussifs ou au son aigu et aigre (des tambours et des flûtes ou des sifflets). Ajoutez à cela les cris des participants…

Le deuxième procédé anatomo-physiologique au lieu d’être externe est interne. Il se divise, lui même en deux parties dont la deuxième est une particularité de la première. C’est l’agitation.

L’activité musculaire nécessite une accélération cardiaque et respiratoire. La température corporelle s’élève et une vasodilatation s’installe. La composition chimique du sang est modifiée et le cerveau est anormalement irrigué or, on sait qu’un excès tant de dioxyde de carbone que d’oxygène entraînent une sensation d’ivresse.

D’autre part, le cerveau est un organe mou contenu dans une boite dure et enveloppé dans une masse liquide servant (entre autres) d’amortisseur. On sait par exemple que lors d’accidents crâniens par choc, les lésions sont très souvent moins graves au niveau du coup que du contre coup. En effet, la masse cérébrale, molle, rappelons-le, emportée par son propre poids est allée « s’écraser » contre la paroi opposée. Mais, me dira-t-on (pour ceux qui suivent le raisonnement attentivement) il n’y a pas de coup ! Bah si, quand même. On est, dans une situation moindre, dans le même cas de figure que les boxeurs qui ont subi dans leur carrière un nombre important de « KO » ou des footballeurs qui ont beaucoup joué de la tête et qui, de petits coups s’additionnant, en gardent des lésions cérébrales irréversibles. 

Bien sûr, ici, les choses ne sont pas si graves. Mais je signalais cela pour bien expliquer que secouer le cerveau dans sa boite crânienne, ce n’est pas anodin et, sans aller jusqu’à des situations irréversibles, on peut supputer que, momentanément, il y a une souffrance cérébrale entraînant une perte partielle de rapport avec le monde environnant. Ces secousses sont alors provoquées par des sautillements répétés ou, ce qui est souvent exécuté, par des mouvements de tête d’avant en arrière ou de droite à gauche. Il va de soi que si les mouvements volontaires entrent en concordance de phase avec les temps de rebond du cerveau, l’effet est accru.

Enfin, il est courant, et depuis les temps les plus reculés (des populations actuelles, technologiquement archaïques en font foi) d’y additionner des adjuvants chimiques sous la forme d’ingestion ou d’inhalation de produits neuro-excitants.

Quand tout est réuni, il est normal qu’un ou plusieurs participants soient pris de convulsions et d’hallucinations. L’homme médecine se précipite alors sur lui et avec une infinie douceur et une infinie tendresse l’aide à retrouver son calme. Mais, cet individu par la souffrance qu’il a subie a été le vecteur qui a permis à tout le clan d’entrer en communication avec l’au delà. Le sorcier l’interrogera sur ses visions et pourra les interpréter pour la sauvegarde de la tribu tout entière. La situation de transe est considérée comme une intervention des esprits, donc extrêmement grave et respectable.

Dans des sociétés plus proches de nous, les fêtes athéniennes dédiées à Dionysos sans aller jusqu’à de tels résultats (encore que…) attestent encore du mélange de l’agitation frénétique, du bruit et des excès de l’alcool.

Et je ne vous parle pas des orgies romaines.

La danse est un acte mystique et magique.

Pour le monothéisme, la magie est une marque de paganisme polythéiste qu’il faut éradiquer. Quant à la transe, c’est assimilé à une présence démoniaque qu’il faut exorciser.

On ne fera plus la danse de la pluie. 

Est-ce à dire qu’on ne dansera plu ?

Si, quand même !

La danse est trop enracinée dans les archaïsmes humains.

Malgré une volonté pugnace et une lutte acharnée, ne pouvant la supprimer, le christianisme va se résoudre à se contenter de la vider de son sens.

Le christianisme, obnubilé par la faute originelle et le désir de rachat et de rédemption, par un désir permanent d’auto contrition refusera la danse dans sa liturgie comme présentant des aspects trop charnels et démoniaques.

La danse ayant perdu sa mission magique et religieuse va devenir un simple jeu. Cependant, son aspect le plus archaïque va survivre.

La grande finalité de la danse va redevenir un acte de séduction.

Les esprits ayant été balayés par le monothéisme, on en reviendra à charmer de potentiels partenaires sexuels.

Il est à noter que pendant tout le haut moyen âge, on parle peu de danse.

Pourtant, elle devait bien exister dans les villages.

Tout au plus, au lieu d’être dédiées à des divinités ancestrales, elles étaient l’occasion de réjouissance à l’occasion de la fête d’un saint local. Après avoir assisté à une messe, on se réunissait pour un banquet et cela se terminait immanquablement, après quelques libations excessives, par des farandoles, des rondes et autres jeux de toutes sortes plus ou moins soutenus par le son d’un quelconque flûtiau et scandé par des tambourins ou autres percussions.

Voilà braves gens. C’en est tout pour aujourd’hui.

La prochaine fois, je vous expliquerai comment je comprends l’évolution de la danse en pays chrétien.

 

 

 

 

La danse

(suite et pas fin)

 

 

Nous avons vu, dans l’article introductif, l’importance de la danse dans la phylogenèse de l’humanité.

Nous n’y pouvons rien, les humains sont une espèce dansante.

Lorsque le christianisme a vidé la danse de ses sens magiques, il n’est resté que les aspects ludiques, séducteurs et sensuels. 

Il est de coutume de séparer la danse aristocratique, la danse de cours, de la danse populaire. Je ne suis pas très persuadé que cette dichotomie soit pertinente. En effet, ce faisant, on imagine des danses de cour raffinées et éthérées et des danses populaires grossières et balourdes. Rien n’est moins sûr. 

On connaît des danses populaires anciennes ou récentes parfaitement raffinées. En revanche, en voyant l’écriture et le tempo de certaines anciennes danses de cour, Je suis parfaitement capable d’imaginer là dessus, de braves bonnes grosses marquises ruisselant de sueur, beuglant et rigolant avec une haleine avinée.

Tenez, pendant que j’y pense, il y a deux confusions que j’aimerais vous signaler au passage. Il est courant de considérer le menuet comme le stéréotype de la danse de cour languissante. C’est faux ! Vu son tempo, le menuet est une danse plutôt allante. Qu’il soit, sans doute très maniéré, comme le cha-cha-cha, par exemple, je n’en disconviens pas, mais traînard, non. 

En revanche, la sarabande est souvent imaginée comme une espèce de bacchanale érotico-frénétique. C’est aussi faux. La sarabande était une danse de cour en Espagne extrêmement lente et compassée. Alors, ne dites plus que les loirs vous ont empêché de dormir en faisant la sarabande toute la nuit dans le grenier. Dites qu’ils ont fait le menuet. Ce sera plus juste. 

Où je vois une dichotomie plus pertinente, c’est entre danse professionnelle et danse d’amateur. Cette différence est très générale dans le temps et dans l’espace. La première catégorie vise essentiellement à être un spectacle ou un rite (ce qui revient au même). Elle ne peut être exécutée qu’après un apprentissage long et difficile. Eh ! Vous vous rendez compte, vous de la bévue si le sorcier, sacrifiant à la danse de la pluie, se trompe et au lieu de se dresser deux fois vers le ciel en rajoute une… Pan ! Au lieu de tomber de l’eau, il tombe autre chose… Je ne sais pas, moi, des boulettes de papier, des petits écrous ou des moulins à café… 

Bah oui, on parle bien de pluies de grenouilles ou de sauterelles. Ce devaient être des sorciers débutants, des apprentis en alternance ou des travailleurs en contrat à durée déterminée.

Dans le domaine de la danse professionnelle, la précision du geste est fondamentale. Dans les danses thaïes ou khmères, on sait que la position d’un doigt peut changer la symbolique du geste. L’opéra balinais est aussi un exemple de concentration des « officiants » même si la foule accompagne la gestuelle par un « tchaka tchaka tchak » obsessionnel et enfiévré ne serait-ce que pour se protéger des démiurges qu’elle a enfanté.

Plus proche de nous, il y a, bien sûr tout ce qui tourne, de près ou de loin autour de la danse dite « classique ». Je n’aime pas ce mot. Je trouve qu’il ne veut rien dire. Mais, bon, il est coutumier de l’utiliser. Il est de bon ton, pour les ignares de stigmatiser ce mode d’expression de le réduire à des tutus roses et des jeunes dames très maigres qui se promènent sur les pointes soutenues par des messieurs dont les options sexuelles sont peu affirmées. 

C’est absurde. Cela n’est qu’une vision petite bourgeoise qui, déjà il y a cinquante ans, était dépassée. Il est entendu que dans les ballets classiques, comme dans toute création artistique, il y a le meilleur et le pire. Personne ne peut se targuer de ne produire que des chefs-d’œuvre. Je me souviens, une fois, il y a longtemps, j’avais eu l’occasion de voir à l’opéra Garnier, à Paris un spectacle de ballets. 

Les œuvres étant courtes, ils en avaient mis deux à la suite l’une de l’autre. C’était une soirée Maurice Ravel. En première partie : « L’heure espagnole ». J’ai failli partir. On aurait dit un spectacle de patronage. Et puis, je suis resté ; et j’ai rudement bien fait. En deuxième partie : « Daphnis et Chloé ». 

Et là, avec la même troupe, c’était somptueux. Les couleurs, les éclairages, la chorégraphie, la gestuelle m’ont happé dans la grâce, l’onirisme et la magie du roman de Longus.

La danse professionnelle, c’est ça, mais ce n’est pas que ça. Les travaux de recherche et l’œuvre de Maurice Béjart (1927-2007) sont là pour en attester. C’est de la danse classique, mais ce ne sont pas les tutus roses susmentionnés. 

Il existe une danse « classique » moderne et contemporaine et à ce titre, je ne vous rappellerai que les productions de Madame Marie Claude Pietragalla. Et il y en a d’autres.

Et puis, tenez, pour le plaisir, je vais vous raconter une anecdote. Etant très âgé, j’ai eu la chance de voir Rudolf Noureev. J’étais mal placé. Trop près. J’avais un angle de vue trop ouvert. De plus, il fallait que je bascule ma tête en arrière pour ne voir les danseurs qu’au dessus du genou quand ils étaient vers le fond.

J’ai vu un homme d’une morphologie assez banale et comme j’étais, comme je l’ai dit, trop près, je voyais sa transpiration et les traits de son visage qui étaient lourds et épais. Malgré cela, j’ai assisté à un spectacle éblouissant de grâce et de légèreté. Il avait le talent et l’intelligence de pallier son peu d’avantages naturels par une technique, une invention et une sensibilité sans commune mesure. Ce n’était pas un être humain mais une entité extra-cosmique. Il ne dansait pas, il volait ou plutôt, il ne volait pas, il flottait naturellement dans l’air même si ses pieds reposaient sur le sol. Sa personne physique s’était fait oublier et avait disparu. J’ai été subjugué par la qualité et la puissance d’évocation. Plus de quarante cinq ans après, j’en reste, à la fois, pénétré, ébloui et pantois. 

Cela dit, vous allez croire que dans la danse que je qualifie de professionnelle, il n’y a que le ballet classique. Il n’en est rien. J’inclus tout naturellement les danseurs qui servent de décor de fond derrière des chanteurs de variété. Certains ont, de façon patente, un solide métier. En revanche, je trouve que pour ces spectacles, les chorégraphies sont moins variées et moins riches que les précédentes. Les mouvements, tout en restant aussi précis, amples et conduits à leur terme sont moins divers et plus stéréotypés. L’invention est moins omnidirectionnelle. Tout en ne retirant rien à la qualité professionnelle de ces danseurs, je pense que c’est un piège. 

Pour étayer ce que je viens de dire, je vais encore vous raconter deux souvenirs.

Dans mon village, il y avait une « école » de danse qui se donnait, au nom de la modernité comme zélatrice du « Modern jazz ». Je mets le mot « école » entre guillemets parce que c’était tout ce qu’on voulait sauf une école. En effet, personnellement, j’aurais plutôt appelé ça un groupe ou une association, mais, bref, passons. Ma fille aînée, qui avait alors une quinzaine d’années y avait été attirée par ses « copines ». Grand bien lui fasse ! En fin d’année, bien sûr, ces braves gens ont donné leur production en spectacle.  Et non moins bien sûr, je suis allé le voir. Je passe sur les prestations des petites. Cela tenait un peu des spectacles scolaires de fin d’année. Enfin, sont arrivées les grandes. Elles étaient sept ou huit. Naturellement, la musique était une rengaine du style sus mentionné à la mode du moment. Cela allait de soi. Ces braves filles faisaient ce qu’elles pouvaient : C'est-à-dire pas grand-chose. Tout était à l’état embryonnaire. Une gestuelle avortée et mécanique s’accommodait mal à une compréhension d’ensemble de la chorégraphie, tant sur le plan individuel que sur le plan collectif. Les filles tentaient de réaliser scrupuleusement ce qu’on leur avait demandé. Quelques unes, celle qui de façon naturelle disposaient d’une grâce particulière se laissaient aller à une espèce de déliquescence mollassonne. C’était le règne de l’incertain, de l’incomplet, de l’inaccompli et de l’inachevé. C’était pitoyable.

Les filles, que je connaissais presque toutes sont venues me demander ce que j’en pensais. J’étais rudement ennuyé. Je pense qu’elles n’y étaient pour rien. En effet, quand tout un groupe d’élève obtient de mauvais résultats malgré les enthousiasmes individuels, on peut se poser des questions sur la pertinence de l’enseignant. Pour m’en tirer, j’ai dit quelques banalités et pour éclairer ce que je disais sur la précision des postures et le conduit des enchaînements, j’ai fait remarquer qu’une seule (que je ne connaissais pas) y parvenait remarquablement. « Oui, mais elle, c’est la prof ! » « Et elle a fait du classique ! ». Ite missa est. 

Je n’ai rien ajouté, mais j’ai pensé que cette personne, pour garder son emploi faisait de la démagogie en flattant sa clientèle. Toute l’année, elle n’avait fait que rabâcher et bachoter, sans apport technique ni connaissances théoriques, une chorégraphie, mécaniquement, sans chercher à lui donner ni esprit ni sensibilité ni sentiment. Le plus triste, c’était que ces braves ados, après avoir gigoté toute l’année, avaient la certitude d’avoir suivi une école de danse. J’étais affligé.

L’autre exemple est du même acabit.

J’avais une nièce éloignée qui faisait de la danse dans le même genre. Elle devait avoir sept ou huit ans. Un jour, ses parents admiratifs proposent qu’elle nous montre sa chorégraphie. Nous acceptons. La gamine radieuse court passer sa tenue et nous exécute sa prestation. C’était mignon. On voyait bien que la petite s’appliquait et exécutait tous ses mouvements scrupuleusement. On pouvait même deviner sur ses lèvres qu’elle comptait ses temps. Certes, c’était un peu gauche et pas toujours bien compris. C’était un peu du mouvement pour le mouvement, mais bon, elle était petite et c’était très attendrissant.

Plusieurs années passent. Je la revois quand elle avait quatorze ans. Maladroitement, je lui demande si elle faisait toujours de la danse. « Bien sûr ! Tu veux que je te fasse voir ?». Et moi, niaisement d’accepter.

Cette fois-ci, elle n’a pas daigné passer sa tenue. Oh ! La déception ! C’était rigoureusement la même chose. Je crois même que c’était le même morceau de musique et la même chorégraphie. Il faut avouer que la chorégraphie, c’était celle du groupe qui chantait cette chanson. D’un côté, en revoyant la même prestation, cela aurait pu être intéressant pour voir le chemin parcouru. Bah justement, il n’y avait pas de chemin parcouru. En six ou sept ans, elle n’avait pas évolué. Avec les mêmes maladresses, les mêmes imperfections, elle représentait les mêmes incompétences et les mêmes insuffisances. Les attitudes et les enchaînements, en étant toujours aussi mécaniques et sans âme, étaient toujours aussi inachevés et approximatifs. Ce qu’on lui pardonnait avec un sourire quand elle était petite était devenu insupportable. Ce qui dans le passé était attendrissant était devenu parfaitement désolant. Quant à la gamine, vu le nombre d’années depuis lesquelles elle pratiquait, elle avait la certitude qu’elle allait devenir une professionnelle de la chose et gagner bien sa vie de cette façon.

Lâchement, j’ai parlé d’autre chose.

Entendons-nous bien, je ne dis pas que seule la danse dite classique est apte à donner une formation sérieuse. On connait bien les travers de celles-ci qui, à l’opposé se cantonnent trop souvent à ne faire que de la technique pour la technique en perdant de vue que le résultat doit quand même être une forme d’expression donc, une marge d’interprétation. Les résultats sont souvent, aussi contestables, mais je n’ai pas d’exemples personnels à vous narrer. En revanche, je continue de penser que vouloir faire l’économie de la technique ne peut conduire qu’à des désillusions.

Il reste deux formes de professionnalisme que je voudrais vous évoquer. Dire à leur sujet qu’il s’agit de professionnalisme est, du reste, un peu abusif puisque très peu parviennent, effectivement, à en vivre. Il s’agirait plutôt d’un amateurisme (au sens premier du terme qui veut dire celui qui aime) très éclairé.

En fait, on peut considérer que ce sont deux autres formes d’approche de la danse.

Curieusement, ce sont des formes élaborées qui dérivent des danses populaires dont je vous parlerai ensuite. 

La première catégorie est celle qui s’adonne aux danses dites de salon. Il y a eu depuis très longtemps des personnes qui pour l’amour de la chose s’y sont adonnées et y ont atteint un niveau d’exécution remarquable. Cependant, au fur et à mesure de la disparition des bals populaires, ceux qui s’en étaient fait une spécialité sont restés. De nos jours, même si quelques lieux conservent, en combat d’arrière garde, des matinées ou des soirées dansantes de ce type, la danse de salon est devenue essentiellement une forme d’exhibition et de spectacle. 

Les seuls pratiquants restants sont devenus des spécialistes. La danse de salon a perdu sa base populaire. Du coup, la médiocrité a été presque totalement éliminée. De nos jours, un couple exécutant, un paso doble, un rock’n roll ou une rumba, le plus souvent, ça a de l’allure. L’activité en perdant son sens populaire est devenue affaire de spectacle et d’initiés (pour ne pas dire de professionnels).

La deuxième catégorie dérive, elle, des danses récentes. Je veux parler du hip hop et de tout ce qui tourne autour. Là aussi, rares sont ceux qui en tirent suffisamment profit pour en vivre. C’est donc un professionnalisme secondaire. En revanche, on peut, là aussi parler d’amateurisme très éclairé. Vu que pour eux, c’est une passion, on ne compte pas les heures d’entraînement qu’ils y ont consenti. De plus, il va de soi que ce n’est pas à la portée de tout un chacun. Cela nécessite un entraînement technique redoutable et les références gymniques sont tangibles. Il est évident qu’une chorégraphie construite est élaborée et ceci est d’autant plus visible quand on assiste à la prestation d’un groupe. 

Les mouvements sont synchronisés et les enchaînements concertés. Il ne peut donc pas s’agir, comme certains aimeraient à le croire, de pure spontanéité. J’aime assez ce genre de spectacle. Je voudrais, quand même faire une remarque qui m’amuse. Il est de bon ton de prétendre que le hip hop est une invention révolutionnaire sortie ex nihilo d’une liberté totale.

Bah non ! Moi, je n’y crois pas.

J’ai même l’impression que ce style de danse est parfaitement conditionné par tout ce qui précède.

Remémorons-nous un peu. La plupart des danses affecte un maintient droit, svelte, souvent cambré, avec un port de tête altier, les bras souvent dans un mouvement vers le haut cherchant la légèreté (pas toujours, les danseurs écossais ou irlandais exhibent, au contraire des bras bien raides tombant de chaque côté du corps), des jambes tendues (ou presque), des appuis sur l’avant pied (ce que les classiques appellent les demi-pointes) et les pieds, lorsqu’ils ne sont pas au sol tendus dans le prolongement de la jambe. 

Je dis bien la plupart parce que les contre exemples sont nombreux. Les danses originaires du sud est asiatique au contraire sont posées bien à plat sur les pieds avec les orteils relevés et les genoux souvent fléchis. On retrouve aussi des genoux fléchis dans certaines danses de salon comme le charleston et à un degré moindre le rock’n roll et je ne vous parle pas du flamenco ou des claquettes où l’on tape le sol alternativement de la pointe ou du talon. Mais globalement, ce que je disais reste vrai. 

A l’opposé, les danseurs de hip hop prennent le contre pied de tout cela. Positions fléchies tournées vers le sol : dos rond, jambes fléchies, pieds à plat (je ne sais pas s’ils relèvent les doigts de pieds vu qu’ils portent des godillots, mais c’est bien possible… A l’intérieur). Je ne suis pas persuadé qu’ils s’inspirent des danseuses Khmères. 

En revanche, je pense qu’ils se sont contentés de s’installer dans le contraire de ce qui existait. Ceci est la preuve d’une volonté manifeste d’échapper aux usages convenus. C’est bien et ce ne peut être qu’une porte ouverte vers d’autres formes d’expression. On peut donc considérer que c’est novateur et libératoire. 

En revanche, sur le plan philosophique, j’ai plus de doutes. En effet, dire non à tout, ce n’est pas être libre. C’est même le contraire.

S’opposer à tout, c’est autant s’enfermer dans des dogmes que dire oui à tout. Etre dans une opposition systématique, c’est aussi aliénant qu’être dans l’acceptation totale. La proposition autant que la négation peuvent être bornées et contestables. Il faut être capable, selon les circonstances de dire non aussi à la négation. Il faut savoir dire autant non à oui que non à non. 

Je vous rappelle au passage que la phase d’opposition dans la psychogénèse de l’enfant est caractéristique de la petite enfance. Du coup, le refus global de tout devient une forme d’infantilisme.

Quoi qu’il en soit, je trouve que le hip hop, même si dans sa forme je considère qu’il est encore, un peu, dans le balbutiement, est tout à fait riche d’avenir et quand par hasard je tombe sur une exhibition à la télé, j’avoue que je ne boude pas mon plaisir.

Voila, je pense avoir fait à peu près le tour des danses professionnelles ou de spécialistes. La prochaine fois, je vous parlerai de la danse populaire.

 

 

 

 

LA DANSE

 

(Fin)

 

J‘ai exposé que, l’espèce humaine étant une espèce dansante, il s’en suit que la danse imprègne complètement les individus. Nous avons vu que, du coup, certaines personnes s’en font une spécialité. Mais, voila, il y a le reste, les non spécialistes qui, eux aussi, éprouvent le besoin de gigoter en cadence.

Comment cela se présente-t-il ?

D’abord, qui, dans un moment de jubilation ne s’est pas tortillé sur place de façon excentrique afin d’extérioriser ses pulsions (même dans la plus grande solitude) ?

La gestuelle est un moyen, à la fois, d’expression, de communication  et de catharsis.

Alors, revenons-en à la genèse de l’humanité.

Je ne sais pas si les australopithèques dansaient. Mais je ne peux pas non plus affirmer le contraire. Nous avons déjà dit que nombre d’animaux (et des plus archaïques) dansent. Alors, pourquoi pas eux ? Cependant, ces mêmes animaux dansent essentiellement lors de parades nuptiales. Ce sont des invites amoureuses, des manifestations de l’état physiologique du moment, des prétendants. Il faut bien constater que nous avons coutume d’imaginer les prémices à l’accouplement de nos lointains ancêtres autrement et ceci parce qu’il faut bien reconnaître également, pour abonder dans ce sens, que nos cousins primates ne s’embarrassent pas de prolégomènes corporels longs et ampoulés. Quoi qu’il en soit, la danse est attestée dès la fin du paléolithique. Des dessins en font foi. Avant, on ne sait pas. Il n’y avait pas de dessins, ou plutôt, rien n’a survécu. En revanche, des populations très archaïques sur le plan technologique qui nous sont contemporaines nous montrent ce qu’a pu être la danse ancestrale.

En conséquence, on peut considérer qu’au néolithique, la danse existe bien et l’autre grande brute de Gilgamesh devait danser.

Ces danses à quoi peuvent-elles ressembler ?

On peut présumer qu’il s’agit de sautillements et de piétinements accompagnés de mouvements du corps, de la tête et des bras. Cela peut se faire sur place, soit en vis-à-vis de deux longues files ou en cercle ou encore en un groupe qui, peu à peu, avance.

De cela, va dériver, le système de la procession. A notre époque, des populations pratiquent encore des rituels de ce genre. A certains moments de l’année, ont fait le tour du village en dansant une espèce de piétinement alterné avec des sauts, le tout scandé par des tambours et des flûtes. Ce qui est drôle, c’est quand, ces braves gens sont venus, pour des raisons d’exode rural habiter dans une capitale de huit cent mille habitants, la chose peut prendre plusieurs jours. 

Si la ronde est coupée, on ira vers la farandole qui est restée dans la majeure partie des Balkans.

Bref, la danse existe.

Nombre de danses sont extrêmement lascives et leur finalité d’invite sexuelle n’est pas dissimulée. En Afrique, il n’est pas rare que les femmes, en dansant, s’approchent des hommes avec une provocation évidente, ou réciproquement les hommes viennent exhiber leur force ou leur agilité devant ces Dames ravies.  Pas seulement en Afrique, du reste.

Un pas est franchi au moment où la danse se pratique en couple. On peut même remarquer que les couples en question sont plus ou moins établis. Souvent, il s’agit de deux rondes concentriques qui se décalent régulièrement en sens inverse ce qui fait que chaque participant change régulièrement de partenaire. Cela permet, au passage à chaque danseur ou danseuse de se retrouver à un moment avec un autre exécutant que sociologiquement il n’aurait pas pu choisir comme partenaire.

Bien sûr, à un moment, le partenaire devient attitré. Soit pour une seule danse, soit pour plusieurs, soit pour toute la fête. C’est une façon d’affirmer un choix officiel et délibéré.

Des danses de ce type, il en existe des kyrielles à travers le temps et l’espace.

Les danseurs y affirment leur force, leur agilité, et les femmes leur souplesse, leur finesse et leur grâce. Les deux font montre de leur élégance et de leur détermination. Bref, les hommes affichent leur virilité et les femmes leur féminité.

En Europe et un peu plus tard pour les Amériques, de telles danses ont existée depuis le moyen âge jusqu’au début du vingtième siècle. Vouloir en dresser une liste est mission impossible. Les bourrées, gavotes, rigaudons, branles, sarabande, gigues, tarentelles, kolos, steps et autres farandoles ou quadrilles sont innombrables selon les régions. Bien qu’il y ait des danses de cour et des danses de villages, ce sont sensiblement des choses équivalentes.

En Europe et un peu plus tard pour les Amériques, de telles danses ont existée depuis le moyen âge jusqu’au début du vingtième siècle. 

Vouloir en dresser une liste est mission impossible. Les bourrées, gavotes, rigaudons, branles, sarabande, gigues, tarentelles, kolos, steps et autres farandoles ou quadrilles sont innombrables selon les régions. Bien qu’il y ait des danses de cour et des danses de villages, ce sont sensiblement des choses équivalentes.

 

Au dix-neuvième siècle, apparait une danse extrêmement lascive et n’ayons pas peur des mots indécente. Remarquez, il y avait déjà eu des prémices avec la polka où les deux danseurs se donnaient une main et posaient l’autre sur l’épaule du partenaire. Mais là, vous vous rendez compte, le cavalier va jusqu’à enlacer la cavalière en la tenant par la taille. Scandaleux, non ? C’est la valse.

Le temps passe et selon les provinces, on danse le fandango ou la maraichine ou les grandes poteries.

Le temps passe encore. 

Arrive le vingtième siècle et la radiophonie.

Dans les derniers villages du Limousin, de la haute Ariège ou de la Woëvre, on a entendu des chansons et des rythmes de danses inconnus dans la région. Ceci a institué un goût pour l’exotisme et la novation. Le style latin est entré en vogue. On a dansé le paso doble, le tango, la rumba, le boléro et autres. Plus tard, le style anglo-saxon et nord américain est venu recouvrir tout cela et les danses traditionnelles sont devenues « folkloriques ». Avant la seconde guerre mondiale, on a connu le foxtrot le charleston et le be-bop et vers les années cinquante, le bouleversement : le rock’n roll.   

C’étaient les danses des bals populaires du samedi soir dans les villages et les quartiers. On allait au bal.

A propos du mot « bal », je le rapproche volontiers du verbe espagnol « bailar » qui veut dire danser. Pendant longtemps, on les a appelés les bals musette parce que pendant ce temps, la musique, le plus souvent, était surtout assurée par un accordéoniste. En fait, cette dénomination était fausse. A l’origine, la musette était un instrument de musique ressemblant à une cornemuse, mais alimentée en air par un second soufflet tenu sous l’autre bras. Dans certaines régions, on l’appelait aussi la cabrette. C’est par image que le sac de toile qu’on porte sous le bras et retenu sur l’épaule par une sangle s’appelle une musette. D’autre part, la musette était aussi une danse villageoise jouée sur cet instrument qui s’insérait, le plus souvent,  entre deux épisodes de gavotte avec laquelle elle avait une grande similitude de rythme mais seulement un aspect campagnard plus marqué. Elle pouvait aussi en être indépendante. Du coup, l’accordéon un peu désaccordé spécialement pour rappeler le son de la musette à généré cette idée de bal musette.

Lors de l’arrivée du rock’n roll, la notion de bal musette a battu de l’aile. Jusque là, l’accordéon avait parfaitement fait l’affaire. On jouait tout sur l’accordéon : La valse comme le paso doble, la java et le tango comme le cha-cha-cha. Le rock… Non. En fait, on aurait certainement pu. Mais la mode avait changé. Le rock’n roll, c’est la guitare (la « gratte »). Dans les bals musettes, il y a donc eu les épisodes musette et les épisodes rock. Le chanteur de variété « jazzy » Claude Nougaro (1929-2004) ne s’y était, du reste, pas trompé dans sa chanson « le jazz et la java ».  On ne pouvait plus mélanger les torchons avec les serviettes.

Comment cela se passait dans un bal « musette » ?

On faisait des séries. En général trois fois une danse du même type. Une seule, c’était trop court et plus cela devenait lassant. On commençait en général par une marche. C’était une danse simple dans laquelle, en couples, on se contentait en gros, comme le nom l’indiquait de marcher… En rythme, de préférence. Puis, venaient les « paso doble » altiers, orgueilleux et un rien méprisants, puis les danses latines avec le cha-cha-cha extrêmement maniérés et les rumbas langoureuses et provocantes, bien sûr une série de tangos… toute la tragédie du monde. Ensuite, quelques valses puis les rock’n roll et pour finir, arrivaient ce que beaucoup attendaient : les slows. Les slows : Ça, c’était quelque chose. En fait, c’était simplissime et le dernier des crétins savait danser le slow. Le slow, on y adjoignait souvent le qualificatif de « frotteur ». Bah oui. Il n’était là que pour ça. On diminuait presque totalement la lumière et on se dandinait par deux très lentement. Mais au lieu de se tenir par la main, ou d’être en vis-à-vis ou même de s’enlacer, on se collait complètement du haut en bas de l’individu : Presque du front aux chevilles. Comme c’était simple et que le but de la manœuvre n’était pas dissimulé, la piste se remplissait davantage et du coup, par manque de place, on s’en trouvait davantage serré l’un contre l’autre… Le slow frotteur. Bon, je pense que vous avez compris. Danser un slow avec tel ou telle, c’était presque un engagement.

Et puis, tout à coup, on rallumait la lumière et on recommençait au début… Souvent avec des « oh ! » désapprobateurs des participants. Dans la succession des danses, il y avait quelques variantes. Par-ci par-là, une java canaille (hé, le cavalier tenait sa cavalière en lui posant les mains sur les fesses, quand même). Ou une polka. 

Ça, la polka, c’était quelque chose. Sur le plan corporel, c’était une épreuve physique. Bien sûr, les gens peu habitués faisaient de tout petits pas, mais les autres volaient en tournoyant sur la piste. Croyez moi, à la fin d’une polka, on était content que ça s’arrête et avoir dansé une polka jusqu’au bout avec quelqu’un, cela donnait une complicité amusée. La performance athlético-gymnique avait été réussie et on en était fier.

Ces danses, et je ne vous les ai pas toutes citées, présentaient une caractéristique commune. Pour les danser, il fallait savoir les danser.

Alors, on apprenait. Les cadets apprenaient avec leurs aînés. Dans les dortoirs des internats, autant chez les filles que chez les garçons, on s’apprenait les uns les autres. « Hé, Jojo, fais-moi voir comment tu danses le tango ». Du coup, les plus mauvais réussissaient à posséder cinq ou six danses et les « moyens », je ne parle pas des bons qui, eux, connaissaient tout, étaient capables de danser une dizaine de choses variées. 

En fait, qu’apprenait-on ? Le pas. Bah oui, le pas et rien que ça. Le but était de savoir comment on se déplace et ce qu’on doit faire de ses pieds. Oh, ce n’était pas très compliqué ! En revanche, c’était inévitable. Le reste, c’était ce qui va autour. Le pas c’était le consistant et le reste la sauce qu’on met avec. Dans le tango, le plus souvent, on se contentait du pas (lent… vite, vite, lent… vite, vite, lent… etc.), en s’accrochant solidement à son ou sa partenaire. Les passes, c’était laissé aux virtuoses. Je suis bien conscient qu’on pourrait imaginer des danses dans lesquelles les pieds ont un rôle mineur, mais là, non. La tare rédhibitoire du danseur c’était de marcher sur les pieds de l’autre. Les habitudes sociologiques faisaient que les hommes invitaient les femmes à danser. Fréquemment, deux femmes pour, selon l’expression de l’époque, ne pas « faire tapisserie », dansaient ensemble. Tout le monde se souvient du sketch dans lequel deux danseurs dansent un slow et on entend, en voix off, les réflexions des deux protagonistes : Le garçon, machiste, qui est persuadé de faire une bonne affaire et la fille qui regrette d’avoir accepté de danser.

Je ne dis pas que tout le monde dansait bien. Non, parce qu’il y avait de sérieux balourds ayant la légèreté d’un hippopotame hydropisique, la souplesse d’un poteau téléphonique et l’élégance d’un char d’un char d’assaut, le tout un peu arythmique. Mais globalement, il y avait ceux qui n’avaient pas appris et qui ne sachant pas ne dansaient pas, et les autres. Lesquels autres s’échelonnaient graduellement entre le pataud benêt, gauche et maladroit et le danseur svelte et élégant que chacun admirait et enviait.

Il faut, bien sûr, comprendre que tous ne connaissant pas toutes les danses, selon les moments, les uns ou les autres dansaient ou se reposaient ou allaient boire un coup à leur table ou à la buvette.

-        Mademoiselle, voulez vous danser ?

-        Non, merci, je ne connais pas le paso

-        Voulez –vous que je vous apprenne ?

Si elle disait oui… Oh ! La chance !

Quoi qu’il en soit, pour danser, il fallait savoir et pour savoir : apprendre.

 Au début des années soixante, apparait une autre vision de la danse. Curieusement, elle va s’imposer parce qu’elle va à l’encontre de deux difficultés précédemment expliquées. Je ne suis pas persuadé que cela ait été délibérément imaginé, mais le résultat est là. Premièrement, on va danser seul. Finie la hantise de rester assise toute la soirée et de « faire tapisserie» par manque d’invite. Pour les hommes aussi. Plus de risque d’essuyer des rebuffades dont les moins agressives étaient : « hé bé non, je peux pas, je garde le sac de ma copine ». Mais ça pouvait aller, avec une voix de harengère, jusqu’à « Ho ! Hé ! Il ne s’est pas regardé, celui là ! Je danse pas avec n’importe quoi, moi ! ». Plus de problème, on peut danser seul. D’autre part, il s’agit d’une simple prise en compte d’un rythme et de tâcher de s’y couler. Du coup, officiellement, plus question d’apprentissage. Donc ceux qui ne savaient pas pouvaient quand même.

C’est là que j’ai eu du mal.

J’avais demandé à une voisine de me montrer (comme on faisait toujours) ; elle m’a répondu que ça ne s’apprenait pas qu’on faisait ça naturellement. Tu es libre, tu fais ce que tu veux, tu improvises et tu t’amuses. C’est strictement sensuel.

Je n’ai pas du comprendre parce que je n’ai jamais réussi à entrer dans aucune des cinq propositions de ma voisine. Je vous les redis :

-        Faire ce qu’on veut

-        Improviser

-        Etre libre

-        S’amuser.

-        Avec sensualité

Je m’explique :

Faire ce qu’on veut… Ce n’est pas vrai.

Je me souviens d’un garçon qui, dans mon village avait, outre une grande souplesse, une grande agilité et un sens du rythme certain, une prestance impressionnante. Je trouvais sa façon de danser éblouissante. Lui, il faisait ce qu’il voulait. Par exemple ; il posait son index verticalement sur le crâne d’une brave fille qui se trouvait là par hasard et en faisait le tour en sautillant d’un pied sur l’autre et en la regardant d’un air parfaitement crétin. Ou bien, il se dandinait de droite à gauche mais pas sur les pieds… sur les mains. Ou bien, il exécutait des sauts de pantin en lançant une jambe en avant et l’autre en arrière et en les ramenant sous lui avant de rejoindre le sol et en changeant de sens à chaque saut. 

Ou bien, il réalisait des ronds de jambes en tenant une chaise en équilibre sur son menton. Parfois, il prenait deux foulées d’élan et, hop sautait sur une table quand il ne la franchissait pas carrément. De préférence quand il y avait des gens autour de cette table. Le tout en gardant en permanence le rythme et le sens de l’élégance. Bon je vous accorde que parfois, il surestimait un peu ses capacités athlétiques et ne s’effondrait pas avec la table qui avait glissé sous ses pieds que grâce à un sens de l’équilibre remarquable. Bref, il faisait ce qu’il voulait. Moi, j’étais pantois d’admiration. En revanche, les gens n’avaient qu’une idée en tête, lui faire quitter la fête. Et on disait : « Ha, il fait n’importe quoi. Ce n’est pas comme ça qu’il faut danser ». Ah bon ? Bah alors, je croyais qu’on faisait ce qu’on voulait… Pourtant, lui, il était inventif, plein de ressource et hors des dandinements consensuels des autres. Donc, faire ce qu’on veut : Non. En fait on fait ce qu’on veut à condition de faire comme tout le monde. Mais ce que tout le monde fait, on ne vous l’apprend pas. 

Improviser.

Ce n’est pas vrai non plus.

Essayez d’improviser une descente dans une forêt enneigée si vous ne savez pas faire de ski, vous verrez que vous n’irez pas loin. Ou bien, dans la rue, vous donnez, au premier quidam venu, un violon et son archet et vous lui dites : Vas-y improvise. Je ne suis pas persuadé qu’il vous fasse grand-chose sauf, dans le seul cas ou il a derrière lui de nombreuses années de pratique de l’instrument. Il se trouve que je joue du trombone. Une de mes plaisanteries consiste, quand je le sors un jour où j’ai du monde à la maison, à mettre l’instrument dans les mains d’une brave cousine et de lui dire : Souffle. Elle souffle et il ne sort rigoureusement rien. On entend juste l’air qui passe comme une grosse fuite à travers la tuyauterie. Et tout le monde de rigoler. Il faut du savoir faire.

A mon avis, pour improviser, il faut maîtriser la discipline quelle qu’elle soit. Pour improviser, il faut dépasser la technique. Et, pour la dépasser, encore faut-il la posséder solidement. 

A une époque, pour tricher, j’avais imaginé de  fabriquer quelques enchaînements chorégraphiques à mon usage. Ainsi, j’aurais pu tromper mon monde en faisant des choses dans lesquelles j’aurais su où j’allais et où j’aurais pu exprimer pleinement mes appréhensions du monde et mes affects. Il aurait suffi de les enchaîner de façon pertinente et le tour aurait été joué. Mais ce n’était que tricher et par paresse, je ne l’ai jamais fait.

Je suis d’un naturel assez gauche. Dans les danses de salon ou les danses folkloriques, je compensais ma maladresse personnelle par un solide entraînement et une grande application. Je ne me sens pas capable d’improviser.

Etre libre, c’est être sans retenue d’aucune sorte.  Alors, pour commencer, je vous renvoie au gars de mon village qui était libre a condition de ne pas faire ce dont il avait envie. Il avait la liberté de faire comme tout le monde. Bon, il passait outre les petites bassesses locales, mais lui, au moins, il avait la liberté physique et corporelle de réaliser avec succès ses improvisations. Pour ma part, je vous l’ai déjà dit, je suis d’un naturel plutôt gauche. Du coup, je me sens peux libre dans mes gestes. 

A titre d’exemple, je n’ai jamais réussi, je crois à marquer un panier dans un panneau de basket. Pour moi, c’est trop haut, trop petit et le ballon trop gros. Ça, j’y ai renoncé. En revanche, comme j’ai un talent particulier pour mettre le pied dans la seule flaque d’eau du canton, je me suis astreint à apprendre à marcher sur un câble tendu. Je ne vous dis pas que je suis un virtuose, mais avec un bon balancier, je suis capable de franchir une dizaine de mètres de cette façon. Je sais skier. Pas avec une grande élégance, mais je passe partout. Bon, je ne vais pas vous dresser la liste des mes fantaisies gymniques mais je disais cela pour vous faire comprendre que pour moi, avant de me lancer dans une activité quelconque, il me faut un certain entraînement. Sans cela, connaissant les limites de mes capacités naturelles je craindrais trop de sombrer dans le ridicule. Ainsi, vous comprendrez que n’ayant pas appris, je n’ai pas envie de me donner en spectacle dans ma médiocrité. 

Quand je tente de danser ce type de danse, je me sens tellement maladroit que je n’ai aucune sensation de liberté. Tenez, pour en finir avec cette notion de liberté, chez moi, on pratique le vol libre. Vous vous rendez compte ? S’affranchir de la pesanteur. Voler sans moteur, juste en utilisant les courants d’air, être juste suspendu à un morceau de toile et évoluer comme un oiseau c’est une extraordinaire liberté, ça, non ? Mais croyez vous que, comme ça, d’un simple claquement de doigts on se met à voler… en improvisant ? Les gens qui pratiquent cette activité en ressentent une immense sensation de liberté, certes, mais ils l’on acquise au prix de beaucoup d’apprentissage et d’entraînement, tant physique et technique que théorique. Là, l’apprentissage, ce n’est même plus une fantaisie philosophique d’intellectuel décadent. C’est une question de vie ou de mort.

S’amuser :

J’ai essayé. Plusieurs fois. Je me suis dit que je ne dois pas être plus stupide que la moyenne, alors, j’ai insisté. Et bien, que voulez vous, même avec des efforts, tortiller mes fesses de gauche à droite et inversement, même longtemps, même en exécutant des gestes sans retenue et sans timidité, ça ne m’a jamais fait rire. Et, même, comme je vous l’ai expliqué précédemment, conscient de mon ridicule, j’en serais plutôt honteux.

Reste la notion de sensualité.

Hé ! Vous en connaissez beaucoup, vous des activités gestuelles ludiques qui ne soient pas sensuelles ? Skier, c’est sensuel. Monter à cheval, c’est sensuel… Naviguer en planche à voile en sentant, dans ses bras, ses jambes et dans la totalité de son corps, l’air et le vent sur lequel on s’appuie et grâce auquel on se déplace, si ce n’est pas sensuel… Jouer de la clarinette... Transformer son souffle vital en son que l’on distille comme une musique, ce n’est pas sensuel, ça ? Et puis toutes les danses. Le tango… Pas sensuel ? Le tango ? Et la gavotte ou la bourrée… Pas sensuelles la gavotte ou la bourrée ? 

Tenez, à propos de sensualité, je vais vous raconter un souvenir (de jeunesse).

Un jour, avec quelques collègues, nous avions été convoqués pour une tâche inhabituelle hors de notre lieu de travail coutumier. C’était pour la journée, mais, allez savoir pourquoi, notre hiérarchie avait-elle surestimé l’ampleur de la l’activité ou bien étions-nous des exécutant d’exception ? A midi, c’était fini. Nous étions quatre. Nous mangeons dans un restaurant et, après le café, l’un d’entre nous nous propose de jouer aux boules.

Pourquoi pas ?

Evidemment, nous n’étions pas tous de la même force. Celui qui avait proposé l’activité était un as, un champion qui faisait de la compétition. Un autre était, vous savez ce genre de garçon gaucher extrêmement mal coordonné et mal maladroit de ses mouvements. Et puis deux autres : Normaux et moyens… Ordinaires, quoi. Un moyen plutôt un peu adroit et un moyen plutôt un peu maladroit. J’étais ce dernier.

Bon, nous nous répartissons en deux équipes. Le plus fort avec le plus faible et les deux autres ensembles.

Et nous jouons.

Jouer aux boules… Vous vous rendez compte de l’investissement corporel que ça représente. Lorsque le plus mauvais jouait. Même si ses résultats étaient pitoyables et nous poussaient à rire, il intériorisait sa responsabilité avec une tension désespérée. Chaque jet était pour lui un déluge intérieur d’hormones sensorielles et brûlantes. Je vous passe les deux intermédiaires. Nous nous battions comme des forcenés avec nos qualités naturelles propres pour sauver la face. Mais le meilleur, il fallait le voir. Avec une apparence de regard vague, il contemplait avec acuité la situation du jeu. Il pressait sa boule dans ses mains comme s’il eût voulu la pétrir comme de la pâte à modeler. En fait, il tâtait dans ses paumes chaque molécule, chaque atome de la sphère de métal comme pour en apprendre les dispositions réciproques. Ou bien, il faisait émaner, de son être, sa volonté, il expliquait à la boule ce qu’il attendait d’elle par une osmose entre le fond de son ventre et la masse minérale. Puis, il fermait les yeux dans une extase proche de la prière et, après avoir respiré lentement et profondément, d’un geste vif, réfléchi et construit, il lâchait le projectile. Si le résultat n’était pas celui escompté, il laissait échapper un  tout petit cri de désespoir. Quand, le plus souvent, devant nos yeux ébahis, il réussissait, il était parcouru par une fugace contraction de tous ses muscles en forme d’assentiment et d’auto satisfaction. On aurait dit un frisson, mais un frisson jubilatoire. Tout cela ne durait pas deux minutes, mais pendant ce temps minime, il avait concentré en lui toute la sensualité passionnelle de l’univers. 

Alors, la danse…

Oui, mais là, ce n’est que sensuel.

Bon, bah, manquerait plus que ça ! Que ça ne soit même pas sensuel.

Alors, cette danse, comment se présente-t-elle ?

Les gens font passer le poids de leur corps alternativement de la jambe droite à la jambe gauche. Souvent dans un mouvement à peine esquissé. Mais aussi de façon plus ostentatoire parfois même en sautant d’un pied sur l’autre avec des montées de genoux. Le reste du corps suit et, dans les moments d’exaltation, les bras se lèvent en cadence. Parfois, rythmiquement, ils poussent des cris. Le tout est amplifié par un déhanchement quasi permanent. Il est clair que, à part dans les moments de repos relatif où seul le déhanchement ou un piétinement subsiste, L’ensemble du corps est sollicité. Bien sûr, il y a les virtuoses qui osent d’autres manifestations. Mais pour l’immense majorité, en général, on en reste là. Ouais, Bah alors, cette liberté totale de faire ce qu’on veut ? De deux choses l’une, ou bien ils ne sont pas très libres, ou bien ils ne veulent pas grand-chose. 

Bon, je présume que vous avez compris que je ne suis pas un adepte forcené de ce genre de danse. Je ne le suis pas parce que je ne ressens pas en moi la volupté d’exprimer ma liberté individuelle pour la simple raison que je ne m’en sens pas capable. Il est entendu que l’on voit sur la piste des gens fort élégants ou gracieux. C’est un peu cela qui m’ennuie. Parce qu’il y a aussi de sérieux minables qui se prennent pour des danseurs émérites. Maintenant, la dichotomie ne passe plus entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, mais entre ceux qui sont naturellement gracieux et les autres. Au lieu de récompenser le travail, récompenser les hasards de la nature, même si cela masque de façon démagogique une négation de l’effort, je trouve cela parfaitement injuste.

Je sais que je suis un sale ringard, mais, que voulez-vous, je préfère un type qui y arrive petitement à force de volonté à un autre qui donne des illusions par paresse.

Cela dit, que les gens aiment danser ainsi, je n’y vois aucun inconvénient. Même lors de fêtes entre amis, je suis prêt à faire le nécessaire pour que ceux qui veulent s’amuser ainsi puissent le faire. Dans ce cas, mon plaisir consiste éventuellement à regarder les autres et à constater que tel ou telle est remarquable de souplesse et d’élégance.

Ou le bats blesse, c’est quand une ou plusieurs amies viennent me tirer par le bras en exigeant que je danse.

Allez ! Jean, danse ! Amuse-toi !

Déjà que j’ai une certaine difficulté à obéir aux obligations, Quand on me dit : « Ris ! C’est un ordre », cela aurait plutôt tendance à m’attrister.

Voire, si l’on insiste, à m’irriter.

Les gens qui aiment danser n’auraient-ils pas la capacité de comprendre que d’autres n’y trouvent aucun plaisir ? 

Dans mon hameau, souvent, nous nous retrouvons chez l’un ou chez l’autre pour nous amuser. Régulièrement, à un moment, on se met à danser. Les femmes dansent et certains hommes dansant moins se retrouvent à discuter, dire des bêtises et refaire le monde. Alors, pour inciter ces Messieurs à se joindre aux danseurs on augmente le volume sonore. Les récalcitrants opèrent une translation vers la terrasse. Le son augmente encore. Pour s’en protéger, on tire la porte. A ce moment, l’une ou l’autre des Dames vient demander pourquoi nous fermons, et la porte est autoritairement rouverte. S’éloigne-t-on un peu dans le pré ?

-        Hé vous faites bande à part ? 

-        Vous faites tellement de bruit qu’on ne s’entend plus parler ».

Et là, furibarde, elle rentre chez elle, elle éteint tout et elle va se coucher.

N’y aurait-il pas comme une forme de totalitarisme là dedans ?

Tenez, ça me fait penser aux haricots verts, ça.

Je n’aime pas les haricots verts. 

Si j’ai le malheur et la maladresse de l’avouer à une maîtresse de maison, contre toute logique, elle se fait un devoir de m’en préparer. « Si ! Tu vas voir ! Ils sont bons ! Ils sont du jardin… C’est moi qui ai préparé les bocaux… Et puis c’est ma recette avec du jus de viande ».

Mais, fichez-moi la paix ! Puisque je vous dis que je n’aime pas ça !

Bon, quand j’étais plus jeune, par politesse…

Mais maintenant, non. Même plus.

J’aurais bien une idée parfaitement irréaliste. Si comme par le passé on faisait une succession de séries de danses variées… Trois paso, trois valses, trois cha-cha-cha, trois rock’n roll, trois danses actuelles et hop on recommence. Comme par le passé, les gens choisiraient ce qu’ils connaissent ou ce qu’ils aiment. Entre temps, ils en profiteraient pour fumer une cigarette, boire un coup, discuter avec les copains et aller faire pipi…

Mais non. Comme je le disais, c’est parfaitement irréaliste. Ce n’est plus possible. Et, ce n’est plus possible parce que, les autres danses de salon, vous savez, celles qu’il faut apprendre, depuis le temps, ils ne les savent plus. Ceux qui sont nés après 1955 ne les ont jamais pratiquées. Et comme il faut les apprendre… Ajoutez à cela un certain petit mépris condescendant « c’est des danses de vieux ». C’est juste oublier que ceux qui les ont dansées et qui sont vieux maintenant, lorsqu’ils les dansaient, ils étaient jeunes.

La messe est dite. 

Parfois, et pour montrer sa bonne volonté, on vous met un standard du rock’n roll. C’est encore pire. Les gens font n’importe quoi. Je me souviens de deux exemples. 

Juste un mot, avant les anecdotes. Le rock’n roll est une danse dont le pas se développe sur six temps. Comme la musique est en quatre temps, le pas se déroule sur une mesure et demie. Pour retomber en début de pas sur un début de mesure, il faut donc trois mesures. C'est-à-dire qu’on se retrouve en situation de départ sur le premier temps de la quatrième mesure, de la septième, de la dixième et de la treizième. Il s’en suit que la ligne mélodique et la construction harmonique sont bâties sur douze mesures (et non pas huit comme pour les autres danses).  Vous avez compris ?

Ça ne fait rien, ce n’est pas grave.

Donc les anecdotes.

Je me souviens d’un homme qui était persuadé d’être un fin danseur de rock’n roll. Il plaçait ses pieds bien à plat sur le sol à environ trente cinq centimètres l’un de l’autre et avec un angle d’une vingtaine de degrés. Ainsi, parfaitement stable, il ne bougeait absolument plus. Il marquait la scansion du tempo par d’infimes flexions de ses deux genoux simultanément et faisait tournoyer sa cavalière autour de lui. En fait, ne faisant rien, il ne dansait pas. 

L’autre exemple, c’est une Dame. Elle, elle se contentait de trottiner à toute vitesse comme une petite souris selon les directives de son partenaire en poussant des petits cris niais et en riant comme une bécasse. Et tout le monde de s’extasier : Ha ! Elle danse bien, Marie-Ange !

On aurait du les mettre ensemble, ces deux là.

Comme l’époque des danses qu’on apprenait était passée, plus personne n’était capable de constater qu’ils faisaient n’importe quoi. 

Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois.

Voila, en gros ce que je voulais dire de la danse.

Maintenant, en guise de conclusion, j’aurais juste quelques constatations à formuler.

D’abord, quand il y avait diverses danses variées, il y avait nécessairement diverses musiques variées. On écoutait les premières mesures… tiens, une rumba ! Et en route. Des musiques variées dans leur esprit, dans leur tempo, dans leur orchestration. Les musiques étaient variées, particulièrement dans leur mesure. Il y en avait à deux temps, à trois temps, à quatre temps. Et je ne vous parle pas des temps binaires ou ternaires. Maintenant, c’est le quatre temps binaire obligatoire. Une dizaine ou un quinzaine de danses différentes, cela voulait dire le même nombre de musiques différentes. Maintenant, ce qui change, c’est exclusivement le nom du groupe qui a fait l’enregistrement. 

D’autre part, comme on veut avoir la version vraie enregistrée par le groupe machin, on utilise uniquement des disques. Plus de petits ensembles comme autrefois, souvent composés de façon un peu hétéroclite. On ne danse pas sur une musique fabriquée exprès pour l’occasion (avec ses bons et ses mauvais côtés). Non ! On joue sur une chose standard. On peut aimer. Je me souviens, au début de cette façon d’opérer, c’était uniquement par mesure d’économie. Un tourne disque, ça coutait moins cher que quatre ou cinq musiciens et les DJ ont fait leur apparition. Je sais : Maintenant, on ne peut pas imaginer de danser sur une musique qui ne soit pas la version strictement originale vendue dans le commerce. Pour moi, même un très bon DJ, ça ne remplace pas un petit ensemble. Alors, bon, quand on fait ça à la maison, je veux bien. Mais autrement… 

Donc, en résumé :

-        Plus de musiciens, mais un seul technicien.

-        Plus de musiques variées, mais une seule manifestation musicale avec une seule mesure, et un tempo quasi unique.

-        Plus de chorégraphies différentes et variées mais une manière unique d’exprimer son besoin de danser.

Entendons nous bien ! Parce qu’on va encore vouloir me faire dire ce que je ne veux pas dire. Je vais donc mettre les points sur les « i », taper un peu plus sur le clou et de façon redondante, insister lourdement. Ce qui m’ennuie, ce n’est pas que cette sorte de danse existe ; ce qui m’ennuie c’est qu’elle existe seule de façon parfaitement tyrannique.

Cela me fait repenser à une chose que j’écrivais il y a une quinzaine d’années. Le sujet n’est pas le même, mais cela se rejoint. Je vous le cite.

Si, si ! J’aime bien me citer moi-même. Mon narcissisme s’en trouve ragaillardi.

Il s’agissait alors de « la parole ».

 

La parole… n'a plus pu divaguer, avoir des remous, d'insolentes turbulences et des contre courants.  Pour gagner de la place, on a supprimé les trop grandes amplitudes et les fréquences trop variées.  On a chassé le discours, puis la phrase, puis le mot.

Un son unique est permis : fixe, sans ornement, sans surprise. Toute fausse note est punie d'écrasement. Ce qui était la parole s'écoule désormais dans un sens uniquement, comme un sirop trop épais qui se traîne dans un couloir trop lent, trop droit, sans aspérités, lisse, interminablement, vers une fin écœurante, vers un crève-cœur, sans fin.

Pour moi, je suis bête, hein ! Passer de plusieurs paires de chaussures à une seule, passer d’un choix possible entre plusieurs films à un seul, passer d’une carte de restaurant variée à un plat unique, passer d’une possibilité de choix quelconque à un objet unique, j’ai l’impression d’y perdre quelque chose. Je ne sais pas pourquoi, mais pour moi, passer de plusieurs à un seul, je ne le vis pas comme un enrichissement, mais comme un appauvrissement.

Alors, même en sachant à quel point je suis un vieillard agrippé à un passéisme désolant et rébarbatif, passer de la combinaison de plusieurs panels vastes et variés de danses à une seule solution obligatoire et dire que cela constitue un épanouissement accru, une découverte d’horizons plus riches et plus larges et un enrichissement dans ma conquête culturelle,  c’est une considération d’esprit dont j’ai du mal à me persuader.

 

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