reflexions elementaires



I CONSTATATIONS DE BASE.

 

 

          Revenons à nos moutons. Il y a des notions, sur lesquelles j’ai envie de réfléchir depuis longtemps, mais je ne sais pas par quel bout les prendre. En fait, j’y ai déjà pensé souvent. Mais justement, pour l’exposer, je ne sais pas comment commencer. Si l’on en croit Boileau (Nicolas Des préaux Dit : 1636 1711), ne pouvant pas l’énoncer clairement, il faudrait en conclure que je ne le conçois pas bien. Alors, justement, si je cherche à le verbaliser et à l’organiser par écrit, cela devrait m’aider à mieux classer mes idées. Quand je vous dis que je suis un parfait égoïste… Disons que, de part le vaste monde, il y a quand même des choses qui vont de travers. 

Et bien non, c’est faux. Si elles vont comme ça, c’est que c’est comme ça qu’elles doivent aller. L’eau quand elle s’écoule, à toujours tendance à aller vers le bas. Même si cela ne nous fait pas plaisir. Donc quand je dis qu’il y a des choses qui vont de travers, je devrais dire qu’il y a des choses qui vont d’une manière que je trouve déplaisante. Si j’étais le seul encore… Mais non. Il y a plein de gens qui s’en plaignent. Alors, pourquoi des évènements désagréables se produisent-ils sans qu’on imagine d’y remédier ? Ou bien qu’on y remédie de façon inadéquate voire non idoine.

Exemples : Les famines, les guerres, les pollutions, les spoliations diverses et tout le reste du même acabit.

          Résumons. Il y a, de part le monde, (vaste) des désagréments contre lesquels on ne se dresse pas, ou mal, contre lesquels on ne tente rien d’efficace.

          Drainer une région insalubre ou irriguer un désert, régulariser un grand fleuve  capricieux, voler comme les oiseaux, aller dans la lune, éradiquer certaines maladies ravageuses, on peut le faire. Mais lutter contre le chômage, contre la misère, contre la famine et contre les conflits, ça, non.

          On peut donc noter que lutter contre des phénomènes naturels, grâce à des prouesses technologiques, éventuellement, c’est possible. Pas toujours sans conséquences. Mais contre les phénomènes humains… Non.

          Pourquoi ?

          Est-ce à dire qu’on n’a jamais essayé ?

          Bah si, bien sûr !

          Pour cela, on a inventé deux choses : la morale et la législation. Il faut dire que, dans le fond, c’est un peu la même chose.

          Les préceptes moraux sont nobles et généreux. Je vous en rappelle quelques uns.

                    Tu ne tueras pas.

                    Tu ne voleras pas.

                    Tu ne seras pas un faux témoin.

                    Tu ne convoiteras pas.

          Ouais.

          Je ne voudrais pas sembler mesquin, mais je connais des gens très bien, au demeurant, qui, parce qu’ils convoitent du pétrole et qu’ils ont l’intention de se l’approprier, n’hésitent pas à déclarer faussement que les propriétaires possèdent des armes de destruction massives et, de se fait, en tuent quelques dizaines de milliers.

          Mais là, c’est différent. C’est pour sauver… Je ne sais pas quoi, d’ailleurs.

          La législation, c’est la même chose à ce détail prêt  que la législation prévoit tout un arsenal de punitions si l’on passe outre.

          Défense d’uriner. Bah, quand on a très envie et qu’il n’y a personne… S’il n’y a pas d’autre solution…

          La morale et les législations édictent des obligations ou des interdictions que tout un chacun s’empresse de transgresser à chaque fois qu’il en a l’occasion.

          Je constate avec amusement, du reste, que pour ma part, il y a des règles que je ne transgresse pas. Je ne sais pas pourquoi. Par exemple, je ne brûle jamais un feu rouge. Même quand visiblement, je pourrais. Pour cela, je suis bien conditionné. Rassurez-vous, il y a quantité d’autres choses illicites que je me permets allègrement.

          Quand passe-t-on dans l’illégalité ?

          Deux réponses dont la deuxième se divise, elle-même, en deux.

          D’abord, quand il n’y a pas de danger. Traverser la rue hors des passages pour piétons, quand visiblement il n’y a aucune voiture… C'est-à-dire, toujours cet aspect physique et matériel qui est la seule vraie raison d’agir ainsi.

          Ensuite quand on est certain de l’invulnérabilité (on ne me prendra pas) ou de l’impunité (si je suis pris, on ne me fera rien). Cela veut dire que je peux violer les limitations de vitesses si je vois que je ne vais pas finir dans un arbre, d’une part, et, d’autre part,  s’il n’y a pas de gendarmes ou si je suis ministre.

          Posons-nous la question autrement.

          Pourquoi faut-il une législation et une morale ?

          Serait-ce pour inciter les humains à agir d’une façon plutôt que d’une autre ?

          Ah bon ? Comment cela ? Cela voudrait-il dire que sans la morale et la législation, les humains agiraient autrement ? Cela voudrait-il dire que, naturellement, ils auraient tendance à faire, précisément, ce que la morale ou la législation stigmatisent ? 

          « Tu ne tueras pas ». Si Yahvé sur le mont Sinaï a éprouvé le besoin de le spécifier à Moïse, il faut donc croire que ce n’était pas une chose naturelle. Occire un voisin encombrant, est une chose naturelle à l’individu humain. Moïse qui est, quand même, un personnage remarquable et admirable, s’il n’était pas allé sur le mont Sinaï et que son Elohim ne lui ait rien dit, il n’y aurait même pas pensé lui-même ; semble-t-il. C’est dire si à l’époque la chose ne tombait pas sous le sens. Depuis le temps, c’est à peu près intégré. A peu près seulement, parce qu’il y a encore par ci par là quelques  meurtres. Rien que dans un grand pays libre et démocratique que je ne citerai pas, en moyenne quarante quatre par jour. Disons que, sur le plan individuel, c’est à peu près admis. Mais sur le plan collectif… Exterminer le Indiens d’Amazonie pour faire des bénéfices dans la forêt qui les abrite, ce n’est quand même pas surprenant. Disons pour synthétiser que tuer son voisin pour lui « piquer » ses pommes, c’est mal ; mais, massacrer une population pour lui « piquer » son pétrole, c’est bien.

          Le penchant naturel de l’homme c’est d’éliminer physiquement ses rivaux.

          Je vous ferai grâce des autres grands commandements. Le constat est le même.

          Les humains ont tenté d’édicter des lois qui ont pour mission de détourner l’homme de ses penchants naturels.

          Ils ont bien fait. Ils ont eu raison.

          On ne peut pas dire que c’est parfaitement inefficace. On peut penser que cela limite les dégâts. Sans cela, ce serait largement pire. Eventuellement, après coup, l’humanité est capable de prononcer un jugement moral défavorable sur de grandes exactions commises. La shoah c’est mal. La guerre d’Algérie commence à être moins glorieuse. Pour l’extermination des Indiens des Etats-Unis, on commence à dire du bout des lèvres que ce n’était, peut-être, pas la meilleure solution mais le bureau des affaires indiennes continue ses errements. Quant aux Palestiniens chassés de leurs terres et de leur pays, l’histoire n’a pas encore assez de recul.

          Répétons-nous. Les législations et les morales tentent d’obliger l’homme à refuser ses penchants naturels. Les législations se dotent de divers moyens de répression (plus ou moins efficaces) et les morales repoussent les sanctions après la mort au bon vouloir d’un être supérieur hypothétique que l’on décrit comme le porteur de la justice immanente.

          Il est à remarquer que les deux (morales et législations), ayant légiféré considèrent que le problème est résolu. On dit : Tu ne voleras pas et les gens ne volent plus. On pense que si l’on dit une chose, alors, la chose est. On croit que si l’on nie les penchants naturels de l’homme, ces penchants naturels n’existent plus. C’est une position idéaliste qui oublie simplement que « Les faits sont têtus ».

          Interrogeons nous donc sur ces penchants naturels.

          Sont-ils exceptionnels dans le monde animal ?

          Evidemment non.

          Les luttes pour la nourriture et pour la possession des femelles sont courantes. Même si les combats entre mâles sont, le plus souvent, des manœuvres d’intimidation et des simulacres, chez nombre d’espèces, les blessures mortelles et les mises à mort volontaires demeurent fréquentes. Refuser la nourriture aux individus extérieurs au clan est une disposition normale et chasser des individus du clan lorsqu’ils approchent de l’âge adulte et qu’ils risquent de devenir des concurrents sérieux est un comportement ordinaire.

          L’animal humain n’est donc pas tellement différent de ses proches du monde zoologique. La loi générale est la loi du plus fort. Dans la lutte pour la survie de l’individu et la survie de l’espèce, les mieux dotés accaparent tout ce qu’ils peuvent et les plus faibles sont condamnés à disparaître. C’est la vision de Darwin (Charles 1809 1882) lorsqu’il parle de la sélection naturelle. Cependant, l’humain, constatant ces inégalités tente de modérer les effets de cette situation par des morales et des législations. Il va de soi que se sont les plus faibles qui ont intérêt à contraindre les plus forts ; et, les plus forts ont intérêt à échapper aux lois que les plus faibles leur ont imposé à chaque fois qu’ils en ont l’occasion. Ceci n’est pas une nouveauté. Nietzsche (Friedrich 1844 1900) l’avait constaté longtemps avant moi dans, par exemple, la « Généalogie de la morale ». Comme les plus forts sont en même temps les tenants du pouvoir, ils appliquent les lois et morales de façon drastique envers les plus faibles et sont beaucoup plus permissifs à leur usage. Cependant, ils ne peuvent pas les abolir complètement sans risquer de voir les faibles s’unir contre eux. Pour les plus forts, le jeu est un permanent exercice d’équilibre entre leur désir d’outrepasser les lois et le risque de subir des révoltes destructrices à leur égard.

Les plus faibles n’ont pas la capacité, matérielle et intellectuelle, de faire respecter les lois ; et les plus forts n’en ont pas envie.

          Alors, il n’y a aucunes raisons pour que les spoliations, les famines, les déportations, les exterminations et les conflits s’arrêtent.

           En conséquence, les morales et législations ont pour mission de modérer les penchants naturels de l’humanité ; mais, comme ceux qui sont sensés appliquer ces morales et législations sont ceux qui ont le moins d’intérêts dans ces dispositions, on peut se demander pourquoi tout ce qui nous semble « aller de travers » disparaîtrait.

 

                    Ces penchants naturels sont-ils la cause première de tout ? C’est ce qu’il nous reste à réfléchir dans un prochain chapitre.




II PENCHANTS NATURELS

 

          Nous avons constaté précédemment que nous avons des penchants. Et nous penchons et nous penchons. Nous penchons même tellement que nous risquons, à tout moment, de tomber. 

Nous avons, nous, humains, des penchants que nous réprouvons mais auxquels nous nous laissons aller plus souvent que nous ne le souhaiterions. Depuis fort longtemps, les lois humaines stigmatisent nos penchants. Un seul exemple : le Mahabharata : cette immense épopée indienne où les meurtres sont légions et qui se termine dans un bain de sang épouvantable est causée à l’origine par le fait que le chef des Kaurava a convié son cousin, l’aîné des Pandava, à une partie de dés truquée. Donc, déjà il y a plus de deux mille six cents ans, tricher au jeu, c’est mal vu.

          Les humains se sont dotés de règles ayant pour mission de rendre la vie sociale moins cruelle et ces règles, ils passent leur temps à les transgresser.

          Parce que, il faut savoir ! Ou ces règles sont bonnes et il faut les respecter ou elles sont absurdes et il faut les supprimer.

          La chose est plus compliquée que cela.

          Les lois ont leur raison d’être et on peut considérer que, le plus souvent, elles sont de bon sens. Sans elles, ce serait largement pire.

          Alors, pourquoi ne les suit on pas ?

          Il semble que des lois plus archaïques dans la phylogenèse résistent à l’apparition de la morale. Il est à noter que, dans le monde vivant, seuls les humains ont inventé une morale et un système légal. Les autres animaux, même les plus évolués, même ceux vivant en société organisée ne se sont pas dotés de cet outil. Chez les abeilles, les rôles sont biologiquement établis. Chez les animaux vivant en groupes, loups, singes, lions et autres, la loi est celle du plus fort.

          Chez les humains, les morales et les législations se donnent pour mission de contrecarrer cette même loi du plus fort.

          Pourquoi ?

          Peut-être peut-on penser que chez les humains, la loi du plus fort a entraîné des abus de la part de ces même plus forts.

          Les plus faibles se sont ligués pour limiter la loi du plus fort.

          Alors, la question devient : pourquoi les plus forts en sont venus à abuser de leurs avantages au détriment des autres ?

          Considérons un autre paramètre.

          Les humains ont cette particularité de concevoir l’écoulement du temps. C'est-à-dire de mémoriser un passé et de supposer un futur.

          Nombreux sont les animaux capables de se souvenir et d’en tirer des conclusions. Une vache qui a touché une fois une clôture électrique ne recommencera pas. Je me rappelle un cheval qui, arrivant dans un lieu où il avait dormi deux nuits, deux ans auparavant, s’est naturellement dirigé vers le box qu’il avait occupé. Il pensait retrouver « sa » chambre. Les chiens sont capables de « faire la fête » à des personnes qu’ils n’ont pas vues depuis longtemps.

          En revanche, le même chien est aussi capable de vous « faire la fête » si vous vous êtes absentés une demi-heure. La notion de durée est inexistante. 

Certaines autres espèces semblent avoir des embryons de prévisions. Le chien enterre son os. Les abeilles constituent des réserves de miel. Certains rongeurs (mulots, écureuils) emmagasinent des noisettes. Est-on si sûr qu’il y ait une volonté de se projeter dans l’avenir ? Peut-on penser qu’il y a volonté délibérée en pensant à des jours de disette. Je n’en suis pas persuadé. Les abeilles ramassent tout ce qui leur est possible. S’il y a, elles récoltent. Est-ce en prévision de la mauvaise saison ? Non. Dans la forêt équatoriale où il n’y a pas d’hiver, elles font la même chose. Les écureuils et les mulots amassent des akènes. Hélas, par la suite, ils ne se souviennent plus où et sont capables de crever de faim à côté d’une cache bien remplie. Le chien enterre son os. En fait, il le porte à l’écart et le couvre de terre pour en masquer l’odeur à ses rivaux. Comme nos chiens civilisés sont suffisamment nourris pour ne jamais avoir de grandes périodes de disette et que dans un premier temps, ils préfèrent les poubelles dont ils connaissent parfaitement la localisation, ils ne retournent pas récupérer leurs trésors. Je pense qu’ils font cela surtout pour le soustraire aux autres charognards.

          L’humain a acquis au fil des millénaires la capacité de se projeter dans l’avenir. Ce n’est pas une fonction facile et on sait que les enfants, dans leur ontogenèse et leur psychogenèse, ont du mal à maîtriser cette notion. Pour un enfant, pendant longtemps, « dans trois jours », ça ne veut rien dire. « Il faut faire trois dodo ». Déjà, trois, c’est un peu ésotérique. De plus, il aurait tendance à prendre en compte les siestes et de ce fait, se dirait que s’il dort plusieurs fois de suite, ça ira plus vite.

          Quoi qu’il en soit, la notion de temps est tardivement appréhendée par l’humain. Nos ancêtres hominidés ont du mettre un certain temps pour concevoir la notion de saisons et de migrations animales. Dans un premier temps, ils ont du vivre au jour le jour et suivre les gibiers et cueillir au fur et à mesure des occurrences. Pendant tous ces millénaires, les femelles humaines comme les femelles lionnes ou louves veillent à ce que leurs petits puissent se nourrir et ceci, jusqu’à ce qu’elles jugent qu’ils sont assez grands pour se sustenter eux-mêmes. Après, chacun pour soi. Après, c’est la loi du plus fort. La hiérarchie s’instaure dans le groupe où chacun par la lutte impose sa place. 

          Pendant cette longue période, les humains survivent en fonction de leurs activités. Pêche, chasse, cueillette. L’homme est un prédateur. Les groupes étant, de plus, isolés les uns des autres, les conflits entre familles ou clans doivent être rarissimes. Toutefois, en cas de disette, bouffer un représentant d’un autre clan ne doit pas les choquer outre mesure.

          Et puis, arrive une mutation fondamentale. Le Néolithique. Les estimations les plus optimistes font remonter cette transformation de la vie humaine aux environs du dixième millénaire avant notre ère. En gros, douze mille ans. Si l’on considère que l’humanité a un peu plus de trois millions d’années, cet épisode est un épiphénomène quasi négligeable. C’est en gros un deux cent cinquantième de la vie de l’humanité. Si on compare à la vie d’un homme de soixante ans, cela ne représente qu’à peine les trois derniers mois.

          Je ne sais pas si vous voyez où je veux en venir, mais imaginez un homme de soixante ans qui a toujours agi d’une certaine façon jusqu’à cinquante neuf ans et neuf mois et qui doit changer ses habitudes radicalement… Il va avoir du mal et va sans doute déraper de temps à autre.

          Que se passe t’il donc au néolithique ?

          Tout. C’est un bouleversement.

          Bien sûr, cela se passe sur plusieurs millénaires. Mais pour la vie de notre homme de soixante ans, quelques millénaires, c’est au maximum deux ou trois semaines. C'est à dire que c’est infime. Disons pour imager que de sa naissance jusqu’à cinquante neuf ans, huit mois et quinze jours, il a vécu d’une façon ; ensuite pendant trois semaines il a vécu des changements et depuis deux mois et demi, il fonctionne autrement. Imaginez que pour notre homme de soixante ans, la modification soit l’installation de l’électricité. Vous croyez qu’il va en tirer toutes les conséquences ? En deux mois et demi ?

          Essayons de décrire cette mutation. D’abord sur le plan matériel et technique, ensuite sur le plan social et comportemental.

          Pendant l’immense majorité de son existence, l’humanité a vécu de chasse, de pèche, de cueillette. De ce fait, le groupe humain ne peut pas être très nombreux. Une chasse même fructueuse ne peut pas nourrir un trop grand groupe. Il va de soi qu’il faut suivre les troupeaux dans leurs migrations. Etant nomades, il est sans intérêt de bâtir des maisons solides et permanentes. L’outillage et les armes doivent être peu encombrants légers et polyvalents. En gros, chacun consomme ce qu’il récolte et les périodes de famine sont fréquentes. Les activités nourricières ne permettent pas d’accumuler des réserves. Celles-ci risquent de se putréfier et seront embarrassantes dans les déplacements. On vit en situation de sous production de façon endémique.

          Et puis, survient le changement. En fait il est double. Le premier épisode n’entraîne pas de modification radicale, mais entraîne la deuxième transformation qui, elle est irréversible.

          L’idée a été de garder des animaux vivants. Pour ce faire, on a cherché à en attraper des jeunes, ou des chétifs, enfin des pas trop costaud ni trop agressifs et de les parquer. Le pas était franchi. En toutes circonstances, on pouvait espérer de la nourriture. En revanche, on peut considérer que le reste de la vie n’a pas beaucoup changé. On transhumait en imitation des animaux sauvages au fur et à mesure de la consommation des pâturages. Mais le pli était pris. Au lieu d’être de simples prédateurs, on devenait éleveurs, c'est-à-dire producteurs. 

Le deuxième pas a été de faire la même démarche avec les plantes. On produisait des animaux, on allait produire des plantes. Mais là, ça change tout.

          A partir du moment où on cultive un champ, on ne peut plus être nomade. On va construire des maisons plus pérennes possédant des lieux de stockage. Pour cultiver, il faut être plus nombreux et on va pouvoir nourrir une population plus grande. Ne se déplaçant plus, on va pouvoir imaginer un outillage plus varié et plus spécifique. Et surtout, on va envisager de produire plus qu’on ne consomme. On va passer d’une sous production chronique à une possible sur production.

          Naturellement, les deux systèmes vont cohabiter longtemps et l’on peut considérer qu’ils cohabitent encore un peu.

          Cette nouvelle façon de survivre ainsi que la cohabitation des deux modes de vie vont entraîner des conditions nouvelles dont nous sommes, non seulement les héritiers directs, mais aussi les représentants actuels.

 

                    Il nous restera donc dans un prochain chapitre à voir en quoi ces événements influent sur notre comportement.

 

 

III Passons au néolithique !

 

 

         

         

          Nous apprenions, jadis, à l’école : La préhistoire se partage en trois étapes. L’âge de la pierre taillée, l’âge de la pierre polie et l’âge des métaux.

          C’est vrai.

          Laissons de côté les métaux et restons-en à ces fameuses pierres. Comme nous sommes savants et adultes, l’âge de la pierre taillée, cela s’appelle le paléolithique (pierre ancienne) et la pierre polie, c’est le néolithique (pierre nouvelle). Je sens ruisseler en vous la fierté d’appeler les choses par leur nom savant.

          Nous disions précédemment que nos comportements sont liés à l’histoire de notre espèce. Dans cette histoire, l’apparition du néolithique a été un bouleversement fondamental. Certaines choses on déjà été évoquées dans le chapitre précédent, mais soyons plus détaillés.

          Le passage de la chasse à l’élevage et de la cueillette à l’agriculture ne demandent pas d’explication puisque c’est cela même qui caractérise la mutation.

          La conservation des aliments était peu possible à des nomades tandis que des sédentaires, capables d’entreposer, peuvent conserver. D’abord sous forme de cheptel vivant et de réserves à grains. Mais rapidement, le séchage, le fumage ont pu être envisagé. Pour les végétaux, il fallait choisir des plantes de bonne conservation (céréales, racines), mais cela devenait possible.

          Lorsqu’on poursuit des troupeaux sauvages en migration, on est forcément nomade. En revanche, lorsqu’on a semé un champ de blé, on ne le quitte pas trop des yeux, ne serait-ce que pour en chasser les animaux ravageurs.

          Lorsqu’on est nomade, on recherche plus volontiers des sites naturels protecteurs tandis que lorsqu’on est agriculteur et même éleveur, on préfère les plaines grasses et fertiles.

          Lorsqu’on est nomade, on se contente d’abris sommaires que l’on abandonnera au bout de quelques jours. Quand on est sédentaire, la construction d’une vraie maison, éventuellement avec des annexes s’impose.

          Lorsqu’on vit en prédateurs, on ne peut être que par petits groupes. Une chasse même fructueuse, ne peut pas nourrir une population importante et un site contenant des éléments végétaux comestibles ne suffirait pas davantage. En revanche, Lorsque on est agriculteur, si les surfaces cultivables sont suffisantes, on peu nourrir un clan plus nombreux et regrouper des familles, même au sens élargi, en tribus. De plus, on a intérêt à se regrouper pour se prémunir des prédateurs.

          De ce fait, alors qu’on ne peut pas concevoir de sites permanents d’habitat pour la période ancienne (si ce n’est des sites sacrés et voués à des activités mystiques à la fin du paléolithique), au néolithique, on voit apparaître des villages et plus tard des agglomérations que l’on peu qualifier de ville (sur le site de Jarmo au Nord Est de l’Iraq, on trouve un village de vingt cinq maisons remontant au moins au VIIème millénaire avant notre ère et sur le site de Jéricho au sud de la mère Morte, on a, sensiblement de la même époque une agglomération qui semble plus importante, comme une véritable organisation citadine). Rapidement, il faudra protéger ces habitats groupés. On en reparlera plus loin.

          L’homme chasseur nomade ne peut pas s’encombrer d’un outillage nombreux. A l’opposé, le sédentaire peut se doter d’outils plus différenciés et volumineux. Comme il ne se déplace pas, il peut ranger cela chez lui dans un hangar. On peut supposer que les outils de la fin du paléolithique, très fins dans leur facture, utilisés pour travailler la terre on du s’user et se polir naturellement ce qui a donné l’idée de les polir volontairement à nos inventifs ancêtres. Ainsi, on peut considérer le passage de la facture taillée à la facture polie, n’est pas une cause mais une conséquence. 

Il est à noter que c’est à cela qu’on s’est attaché pour différencier les deux époques alors que ce n’est, sans doute, qu’un phénomène marginal.

          Le chasseur cueilleur mange correctement en périodes fastes. Le reste du temps, comme il n’a pas de réserves, c’est la famine. S’il survit, c’est juste en équilibre de consommation. Comme il y a des moments de disette, globalement, il est en perpétuelle situation de sous production. En revanche, l’homme néolithique peut avoir des réserves. Pour avoir plus, il suffit de semer d’avantage ou de reproduire plus. Il peut donc décider de ce dont il a besoin. Pour parer les situations imprévues, il a tendance à pratiquer une certaine surproduction.

          L’homme paléolithique passe sont temps à chercher sa nourriture. A quelques détails près (hommes et femmes, enfants en bas âge) il ne se spécialise pas. L’homme néolithique, peut se spécialiser. Beaucoup pratiqueront une activité directement vivrière suffisante pour en nourrir d’autres plus spécialisés (fabrication d’outils, de mobilier, de vêtements, etc.)

         

          Pour plus de clarté, regroupons cela dans un tableau dichotomique.

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Paléolithique                                                Néolithique                                               

 

-   Chasse                                                      -   Elevage

 

-   Cueillette                                                  -   agriculture

 

-   Non conservation des aliments                -   Conservation des aliments

 

-   Nomadisme                                              -   Sédentarité

 

-   Peur des plaines sans abris, utilisation     -   Recherche des plaines fertiles et

de grottes et abris sous roche                        irriguées

 

-   Abris sommaires                                      -   Maisons durables

 

-   Groupes familiaux peu nombreux            -   Organisation en clans et en tribus

 

- Pas d’agglomérations        - Apparition de villages et de villes                                                                      rapidement fortifiés

 

-   Outillage non différencié (taillé)              -   Outillage différencié (poli)

 

-   Sous production chronique et                   -   Possibilité de surproduction, donc

difficulté d’entretenir des non                       capacité d’entretenir des improductifs.

 productifs

-   Pas ou très peu de spécialisation.              -   Spécialisation dans le travail.


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          Bien sûr, ce tableau est un peu simpliste, voire caricatural. Il y a des paramètres plus complexes qui viennent se surajouter ; mais dans l’ensemble, c’est assez explicite.

    Quand je disais que le passage du paléolithique au néolithique est un bouleversement, j’ai l’impression de m’exprimer  par une litote. Les deux époques sont radicalement opposées dans tous les domaines. De plus, ce passage est à peu près irréversible.

 

          Il va de soi que cette mutation ne s’est pas réalisée sans conséquences.

          C’est ce que nous allons essayer de décrire dans le prochain chapitre.




 

IV Sacré néolithique !

 

          Eh oui ! Le néolithique, quelle révolution ! Ils en avaient dans leur petite tête nos ancêtres du néolithique ! Mais, bon. Il faut s’accorder une petite digression, un petit détour afin d’éviter une confusion. 

         Les prémices du néolithique, c’est il y a environ douze mille ans. Ceci ne correspond pas à l’apparition de l’homo sapiens sapiens. En fait, à ce moment là, Cro-Magnon, n’est plus de la première jeunesse. Il est apparu il y a environ il y a quarante mille ans. Ce qui veut dire deux choses. Premièrement : C’est lui qui a inventé la « révolution » néolithique mais, deuxièmement, à ce moment, il a déjà la bagatelle de vingt-huit mille ans. Donc, en résumé, Cro-Magnon invente le néolithique, mais il lui a fallu tout de même un certain temps.

          La mutation s’est faite lentement, les deux situations ont longtemps cohabité. On peut même considérer qu’elle n’est pas complètement terminée. Dans de nombreux endroits de la planète, En Amazonie, au Groenland et dans les zones arctiques de l’Amérique en Indonésie, dans de nombreuses régions d’Afrique, en Australie, des chasseurs cueilleurs conservent une existence équilibrée. Et je ne voudrais pas me faire d’ennemis, mais aujourd’hui, la pèche, qu’est-ce que c’est sinon de la prédation pure et simple ?

Hélas, la cohabitation, on sait que ce n’est pas une chose facile. Si les deux modes de vie sont géographiquement séparés, cela ne pose pas de problèmes. Mais si les aires de rayonnement se superposent, le conflit est inévitable. Il est non seulement inévitable, mais malgré la bravoure du chasseur, il tourne toujours au désavantage de celui-ci et à son extermination physique (Les seuls bon indiens que je connais, ce sont les indiens morts).

          Pour un chasseur, il est difficile d’admettre que certains animaux sont un gibier et pas d’autres. Pour un éleveur, il est inadmissible qu’on chasse son cheptel. Chaque groupe considère l’autre comme nuisible et dangereux donc qu’il faut combattre.

          La remarque est la même entre cueilleurs et agriculteurs. Un magnifique champ de blé, c’est une trouvaille inespérée pour des cueilleurs. Pour les agriculteurs, Des cueilleurs, se sont des pillards. Une deuxième fois, ici, rappelons l’exemple suffisamment récent pour être connu de l’incompréhension des Indiens d’Amérique vis-à-vis des « Blancs ». Pour eux, la terre ne peut pas appartenir à des hommes. Au contraire (pour les Sioux, entre autres) Ce sont les hommes qui appartiennent à la terre.

La terre ne se possède pas, elle se vénère. C’est une mère nourricière. On accepte ses dons avec reconnaissance, mais on ne l’exploite pas.

          On voit très bien poindre une source de conflits entre sédentaires et nomades.

          Toutefois, cette source de conflits n’est pas la plus importante. Même si elle a généré cette notion que l’on pouvait résoudre les rivalités par les armes, elle a été rapidement supplantée  par une autre.

          Les agriculteurs cherchent à s’installer dans des parties fertiles nécessairement limitées en nombre et en surface. Leur relative opulence aidant, leur nombre s’accroît. Dans une même région, les villages vont être de plus en plus nombreux donc de plus en plus proches les uns des autres. En cas de mauvaise récolte, il devient tentant d’aller piller celle des voisins.

          Donc, les nomades pillent sans le comprendre les sédentaires. Les sédentaires se pillent entre eux et cherchent à repousser les nomades hors de leur secteur, voire à les éliminer physiquement. 

          Attention, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Le paléolithique n’est pas une époque paradisiaque où des hommes, ruisselant de félicité, glissaient dans des délices édéniques. Non, bien sûr. Les rivalités à l’intérieur du groupe devaient être sanglantes et, si l’on en juge par ce que l’on en connaît des actuels cueilleurs chasseurs pécheurs, les comportements inter groupes ne devaient pas être tendres. On sait, par exemple, que le gouvernement indonésien a du intervenir pour interdire les guerres tribales à Bornéo et Irian Jaya. Des mesures semblables ont été prises au Brésil. Les guerres étaient notoires également chez les Amérindiens. On peut tout de même remarquer que ces populations sont un peu troubles et si elles sont cueilleuses chasseuses, elle sont aussi partiellement éleveuses et parfois pratiquent un petit « jardinage ». Elles ont déjà des villages importants. En revanche, les Pygmées ou les Bushmen ne semblent pas avoir des comportements belliqueux au même titre que les Inuits et on peut supposer que dans des périodes anciennes le tissus social était suffisamment lâche pour éviter ces difficultés. De plus, à notre époque, il est difficile de concevoir des populations rigoureusement coupées du reste du monde. Même s’ils n’ont jamais vu des hommes différents, ils en ont entendu parler ou bien, indirectement, ils en ont été influencés. Les individus vivants dans la haute vallée du Maroni voient passer des pirogues à moteur.

          Cela veut-il dire que le vol n’existe pas chez les hommes du paléolithique ?

          Bien sûr que si ! Mais seulement dans des cas très particuliers.

          Un petit groupe de chasseur a réussi à capturer une proie. Survient un autre groupe un peu plus nombreux. Ils trouveront, peut-être, plus aisé de s’approprier le butin des premiers. C’est la même chose que lorsqu’un guépard a tué une gazelle et qu’une bande de hyènes vient l’en spolier. S’il se sent assez fort, il défendra son repas. Sinon, il préfère sauver sa peau.

          Il est à noter que dans l’alinéa précédent, nous avons dit « s’approprier ». C’est vrai. Ces hommes par leur travail (la chasse) avaient acquis une richesse.  Ils en étaient propriétaires. On a donc pu les voler.

          D’aucuns on prétendus que « La propriété c’est le vol ». Nous n’allons pas disserter là-dessus, mais il faut bien constater que s’il n’y a pas de propriété, il ne peut pas y avoir de vol.

          On ne peut pas voler, à quelqu’un, ce qu’il ne possède pas.

          Réciproquement, lorsque « les autres » disposent de richesses que l’on peut convoiter, que l’on peut envisager de conquérir par la force avec la même férocité que si l’on attaquait un animal à la chasse et qui défend sa vie, il n’y a aucunes raisons pour que les conflits organisés et systématisés ne se développent pas.

          C’est ce qu’on appelle le Néolithique. Le nom qui désigne la façon de travailler les outils de pierre recouvre une chose beaucoup plus vaste et importante. Comme on différencie facilement les deux époques par l’observation des objets retrouvés, on les a désignées par la différence des objets en question.

          Il est clair que le passage du paléolithique au néolithique n’est pas qu’une simple histoire de cailloux. 

          Je disais dans un chapitre précédent : « Que se passe t’il donc au néolithique ? Tout. C’est un bouleversement ».

          Le moins que l’on puisse dire c’est que les raisons d’agir d’une façon ou d’une autre sont radicalement changées. 

    Ce changement, c’est précisément ce qu’on considère comme l’entrée dans la civilisation.

          La civilisation commence avec le néolithique.

          L’apparition de la civilisation a posé aux humains des problèmes inconcevables avant. Si on ajoute que cette civilisation ne représente qu’un deux cent cinquantième de l’histoire de l’humanité, on peut comprendre qu’elle n’est pas encore très bien rôdée et qu’elle na pas encore résolu toutes les difficultés.

          Pour ce qui est de la fabrication des outils, l’homme a inventé, depuis, d’autres techniques (usage des métaux, électricité); mais, jamais une avancée technologique n’a entraîné une mutation aussi radicale. Sur le plan moral, nous sommes encore des hommes du néolithique. Nous avons, certes inventé des morales et des législations pour tenter de contrôler nos pulsions primaires, mais malgré tout, l’adage qui dit « chassez le naturel, il revient t’au galop » prend ici toute sa force. Même si notre technologie a avancé d’une façon fulgurante, notre mental n’a pas réussi à suivre. C’est allé trop vite.

          Il est plus facile et plus rapide à un homme émergeant d’une culture archaïque de comprendre le fonctionnement d’une Land Rover ou d’une Kalachnikov que de devenir capable de commenter les spéculations intellectuelles de Platon, Montaigne, Rousseau Kant et Nietzsche.

          Voila ! Il faut maintenant que je propose de constater quelques conséquences plus différées de cette nouvelle situation.

          Je n’ai pas fini, hein ?

 

                              Mais tout de même,

 

Sacré néolithique !

 



V Se nourrir un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout.

 

 

    Il y a quelques jours, une lectrice me faisait remarquer sur un ton rigolard : « Eh bien, si tu veux nous faire l’histoire de l’humanité, à cette vitesse là, tu n’es pas arrivé ». Je me suis empressé de lui répondre que tel n’était pas mon projet.

          Toutefois, je dois bien reconnaître que vue la lenteur avec laquelle je rédige mon journal (et oui ! je suis extrêmement paresseux ! et il me faut toujours un certain temps pour maturer mentalement ce que je veux écrire), je conçois que depuis le début de ma péroraison, on en ait perdu le fil. Aussi, avant d’aller plus loin, je vais vous ré exprimer le propos des articles précédents.

          Premier chapitre: « Constatations de base ». Je constate que les lois humaines visant à contrecarrer les exactions des hommes semblent bien inopérantes ce que je trouve fort regrettable. 

    Deuxième chapitre. « Penchants naturels » : L’humain manifeste des comportements liés au fait qu’il doit, comme tout être vivant, sauvegarder la survie de l’individu et la survie de l’espèce. Il se trouve, de plus, qu’il a une conscience du temps qui passe que les autres espèces animales ne maîtrisent pas ce qui le conduit à des comportements particuliers.

          Troisième partie. « Passons au néolithique »: Le passage du paléolithique au néolithique n’est pas qu’un simple changement dans la façon de travailler les cailloux. Il s’en suit un bouleversement radical dans l’organisation sociale de l’humanité et, eu égard à la durée de cette humanité, le bouleversement est extrêmement récent.

          Quatrième partie. « Sacré Néolithique »: La nouvelle situation entraîne des positions conflictuelles entre les groupes humains et la civilisation balbutiante est incapable d’y faire face.

          Donc, aujourd’hui, quelques conséquences liées à la révolution néolithique. 

          J’appelle ce chapitre : « Se nourrir un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout ».

          Et oui ! Il faut bouffer ! Tous les jours. Et même, quand on peut, plusieurs fois par jour. Comme de plus, nous avons cette capacité d’envisager l’avenir, nous nous disons : Oui, aujourd’hui, ça va. Mais demain ?

          Dès le débuts de la civilisation, un phénomène nouveau apparaît. Maintenant que les humains ont la possibilité d’emmagasiner des vivres, d’abord parce qu’ils ont des lieux pour cela et ensuite parce qu’ils ont la capacité de produire plus que ce qu’exige la consommation immédiate, ils s’aperçoivent qu’il n’est plus utile que tout individu participe à la stricte production alimentaire. La spécialisation, qui était déjà en germe précédemment peut s’épanouir. En effet, dans un groupe de chasseurs, on peut présumer que tous les représentants ne pratiquent effectivement pas la chasse à chaque fois. Des femmes ou des individus plus âgés doivent rester pour surveiller les enfants. Pendant ce temps, fabriquer quelques outils doit les occuper. Dire que tous s’adonnent aux mêmes activités simultanément serait une absurdité. Mais, on peut considérer que, malgré tout, tous, plus ou moins, participent à la collecte de nourriture. 

          En revanche, dès qu’une possibilité de surproduction apparaît, ce qui était sous jacent va pouvoir se développer. Peut-être d’abord une spécialisation par âges et par sexes. Mais, peu à peu, une vraie spécialisation se dégage et l’échange apparaît. Même si au début l’artisan ne pratique son artisanat qu’à temps très « partiel », il évolue vers une occupation à plein temps et ceci d’autant plus vite que sa spécialité est… Spéciale.          Particulièrement, les chamans, sorciers, hommes (ou femme) médecine et autres, ne peuvent plus se disperser dans des activités vivrières et comme il faut bien qu’ils mangent, il est clair que ce sont les autres qui subviennent à ses besoins. Bien sûr il leur apporte une contre partie, mais celle-ci n’est en rien nourricière. Tout ceci ne peut se concevoir que grâce à une surproduction alimentaire.

          Il y a un personnage particulier qu’il est intéressant d’évoquer. Dans les groupes humains les plus anciens, il y a forcément un dominant (ou une dominante) il s’est imposé par la force. Quand je dis la force, il est bien entendu que la force physique est au premier plan ; mais l’expérience, ce qu’on appellera plus tard la sagesse, n’est pas à négliger. Il est à noter que l’âge venant, cette prérogative lui échappe. Ceci n’est pas strictement humain et nombre d’animaux agissent de même. 

Être le « chef » d’un groupe d’une quinzaine est une chose, mais être le même chef d’une population atteignant plusieurs centaines en est une autre. Le chef, même s’il continue d’avoir un rôle dans la production s’en éloigne de plus en plus et son activité passe à une fonction d’organisateur, de gestionnaire, de garant de la bonne marche des évènements. Pendant un temps très long, il est coopté par la population. Il peut à tout moment être destitué et remplacé. En revanche, le chef, au même titre que le dominant se sert en premier. Les autres reçoivent leur part quand le dominant est servi. Dans un système de surproduction, le chef peut accumuler des biens considérables. De ce fait, le chef peut transmettre à ses descendants une richesse non négligeable. Lorsqu’il réussit à imposer l’idée que sa charge de chef est transmissible au même titre que ses richesses matérielles, la notion de dynasties héréditaires est acquise.

          Il va de soi que la communauté bien gérée suscite des envies et des jalousies. Si on a la certitude que l’on peut à moindre frais piller une récolte que la produire soi même, si l’on pense qu’il sera moins coûteux de razzier le village voisin que de recommencer une récolte manquée, si l’on a la certitude que l’on peut s’enrichir facilement en spoliant les habitants des environs sans trop de pertes, pourquoi s’en priver ?

Les habitants de la cité ne sont pas des imbéciles. Ils savent les envies que génèrent leurs réserves. Ils se préparent donc à les défendre. On va commencer par fermer le village. On va se préparer à se défendre. On va fabriquer un matériel spécifique pour le combat. Comme les attaquants ne viennent pas les mains dans les poches, ils ont aussi prévu un armement efficace. Tous ces préparatifs sont strictement non productifs sur le plan alimentaire. Le temps passé à la confection d’armes et à l’érection de fortification est au détriment de l’activité vivrière. Cela ne peut se concevoir que dans un système de surproduction. En cas d’attaque, tout le monde, hommes femmes enfants, vieillards sera sur la défensive. Ne serait-ce que pour sauver sa peau. En revanche, les attaquants ne doivent pas s’embarrasser d’individus faibles et seuls des hommes vigoureux se lancent dans l’aventure. 

Ce sont les guerriers. Dans un village, il est entendu que tous les hommes sont guerriers. Pourtant, ils n’ont pas que cette activité. Ils ne sont guerriers qu’à temps partiel. De ce fait, en cas de nécessité, ils peuvent avoir un entraînement médiocre et une organisation aléatoire. Il devient donc nécessaire d’avoir des spécialistes dont la mission est d’encadrer les autres en situation de conflit. Ce sont ceux qui rendront cohérente l’organisation du combat : Des « serrent gens ». La notion de hiérarchie militaire s’installe. Ces hommes, il faut les nourrir (et les nourrir bien si l’on ne veut pas qu’ils aillent grossir les rangs des ennemis). On leur fournit donc le nécessaire sous forme d’une solde. Ce sont des soldats. Hors plus improductifs qu’eux… C’est comme dans une ruche. Ils ne produisent rien, mais étant  nécessaires, on les entretient.

          Bien sûr, le chef doit être aussi le chef des guerriers. Cela assoit de plus davantage son ascendant sur le reste de la population.

Plus on est riche, plus on peut avoir une armée puissante. Hélas, une armée, surtout puissante, est un gouffre économique. Le seul moyen de rentabiliser l’investissement est de s’en servir. Donc, de faire la guerre. L’idée sera d’asservir le village voisin en lui imposant (par la force) le paiement d’un tribut moyennant quoi on lui fichera à peu près la paix. C’est un « racket ». Dans un deuxième temps, on trouvera encore plus efficace de faire des prisonniers que l’on ramènera et que l’on obligera à travailler moyennant leurs stricts besoins alimentaires, leur surproduction tombant intégralement dans l’escarcelle de leurs « propriétaires ». C’est l’invention de l’esclavage.

          Entre temps, à l’intérieur des communautés, pour que les relations humaines soient vivables, on a, plus ou moins instauré des règles de vie. On peut présumer que plus on monte dans la hiérarchie du groupe et moins ces règles sont respectées et particulièrement, dans la lutte pour le pouvoir suprême où tous les coups sont permis. Disons qu’ils ne sont pas permis, mais présents. Ce qui permet, lors d’une tentative de coup d’état manqué, d’éliminer, judiciairement et physiquement, les contrevenants. En revanche, avec les malversations de la foule, on ne transige pas. Globalement, on peut, quand même, considérer que des lois et des institutions morales se sont installées et gèrent à peu près les relations individuelles.

          On en arrive donc à cette situation contradictoire selon laquelle suivant qu’il s’agit de l’individu ou du groupe, la loi n’est pas la même.

          En effet. Pour l’individu, agresser son voisin est une action infâme puisqu’elle déstabilise la communauté et dans le même temps, agresser le village voisin est une action noble et généreuse puisque elle enrichit la cité.

          Nous avons remarqué précédemment que lors du partage des richesses, le chef se sert le premier et laisse aux autres ce dont il peut envisager de se passer. Donc quand on dit que la guerre (victorieuse) enrichit la cité, c’est partiellement vrai, mais elle enrichit surtout son chef régnant et ses alliés dont il s’attache ainsi la fidélité.

          Si on ajoute qu’une cité peut entraîner des villages asservis dans sa guerre en leur faisant payer le prix fort des combats (moyennant la promesse de quelques miettes) pour accaparer ensuite à son seul avantage les richesses pillées, on peut se demander si, aujourd’hui, la civilisation a dépassé les balbutiements de l’enfance.

          L’erreur, est de croire que les morales et législation sont les mêmes au niveau individuel et collectif.

          Redisons-le, « piquer » les pommes du voisin, c’est mal.  Ravager un état pour lui « piquer » son pétrole, c’est bien.

          Comme il y a des gens qui n’ont pas compris cela et qui s’en émeuvent, on leur donne des alibis. Ceci n’est pas une nouveauté. Kant (Emmanuel 1724 1804) disait (je site de mémoire) « Quand un Prince part en guerre, c’est toujours pour voler au secours de la paix, de la société, de la morale et de la foi ». Les bonnes âmes sont rassurées.

          Redisons une nouvelle fois que (mais la pédagogie n’est-elle pas l’art de la répétition ?) la civilisation est une part infime de la vie de l’humanité. Elle en est à ses premiers pas. Elle n’a pas encore quitté l’enfance. Alors, ne nous étonnons pas qu’elle soit encore un peu fruste !

 

                    J’ai parlé abondement, aujourd’hui, des phénomènes guerriers mais ce n’est pas le seul errement de l’humanité qui me tracasse.

 

 

Nous en observerons d’autres !

      

 

VI Autres conséquences

 

de la civilisation.

 

 

    Vous avez lu dans l’article précédent (si vous ne l’avez pas fait, vous allez le faire tout de suite, d’abord parce que sinon, vous n’allez rien y comprendre et ensuite parce que vous allez me fâcher) et particulièrement dans le commentaire de IrRa que je remercie pour son apport (Vous pensez, il apporte de l’eau à mon moulin. Je ne vais quand même pas m’en priver) que « Mis à part la partie consacrée à "la guerre", qui d'après moi et vu sa complexité devrait faire partie d'un article complètement à part (parce qu'à l'origine des premiers rassemblements de villages, donc à l'origine de la création de l'État etc etc ça va loin) ». Il est entendu que je suis parfaitement d’accord avec lui mais, je ne me livre pas à la rédaction d’une sociologie de la guerre. Je me contente de décrire une conséquence de l’apparition de la civilisation il y a environ douze mille ans et dans les millénaires qui ont suivi. Je dis encore une fois que ces durées semblent immenses mais qu’elles ne sont qu’un fétu de paille au regard de l’âge de l’humanité. IrRa dit également : En effet, il y a une chose qui est très liée à la production alimentaire et surtout à la surproduction et au stockage ainsi qu'à la défense de celle ci. Les premiers grands édifices ont vu jour justement grâce à cette surproduction et à la nécessité du stockage. 

J’ajouterai à propos des bâtiments d’emmagasinage des richesses que l’on peut voir des constructions présentant cette finalité dans le sud de la Tunisie. Ce sont les Ksour (au singulier Ksar) Ksar Ouled Soltane, Ksar Haddada, etc. Ces constructions sont certes celles de nomades, mais de nomades qui ne sont pas des chasseurs cueilleurs. Ce sont des marchands qui commercent tels des bateaux en traversant, comme une mer, le désert. Un commerçant, cela ne peut exister que s’il y a surproduction puisque lui, par essence, ne produit rien. Il leur fallait des lieux sûrs pour entreposer leurs produits. Ces bâtisses imposantes (jusqu’à cinq étages de ghorfat à Ksar Ouled Soltane) sont certes récentes (17ème, 18ème siècle) mais symptomatiques du besoin d’emmagasinage.

          Cela dit, je veux aborder un autre phénomène toujours lié à la capacité de surproduction. J’écrivais, précédemment : « on trouvera encore plus efficace de faire des prisonniers que l’on ramènera et que l’on obligera à travailler moyennant leurs stricts besoins alimentaires, leur surproduction tombant intégralement dans l’escarcelle de leurs « propriétaires ». C’est l’invention de l’esclavage ». Je ne vais, évidemment pas traiter ici de toutes les caractéristiques de l’esclavage, mais il me paraît pertinent d’en rappeler quelques traits.

          L’esclave est à l’origine un prisonnier de guerre. Emanant d’une tribu autre, on n’est pas très sûr qu’il possède la qualité d’humain. De toutes façons, le fait d’être vaincu l’en déchoit. Il peut même s’estimer heureux de ne pas avoir été exterminé. C’est la loi du plus fort (naturelle au monde vivant), c’est la loi de la guerre. On peut supposer que les « grands mâles » ne sont pas gardés parce que trop incontrôlables. En revanche, les femmes et les enfants sont une bonne acquisition. Lorsque deux ou trois générations seront passées, il n’y aura plus de problèmes.

          Alors, faisons une comparaison simple. Un agriculteur possédant un âne. Comment agit-il avec cet animal domestique ? A-t-il intérêt à l’épuiser ? A l’affamer ? A le maltraiter ? Non, bien sûr ! Il en prend soin ; il le nourrit ; il le loge ; il le soigne correctement ; il veille éventuellement à sa reproduction. Bref, cet âne faisant partie de son patrimoine, il n’a pas intérêt à le dégrader. En revanche, l’âne a-t-il besoin de nourriture excessive ? D’un logement luxueux ? D’une oisiveté injustifiée ? Pas davantage et lui fournir ces conditions de vie seraient onéreuses et inutiles. Il en va de même pour l’esclave. A partir du moment où on lui fournit de quoi, comme disait un grand homme du passé (je crois que c’est Marx (Karl 1818 1883) mais je n’en suis pas sûr), « reconstituer sa force de travail » on se demande pourquoi on ferait autre chose. Ce serait absurde. L’esclavage devient donc le moteur de l’économie. La source en est quasi inépuisable et l’on a des documents spécifiant que des campagnes militaires ont été organisées dans le strict but de renouveler le cheptel. Des populations entières ont été massivement déportées à ce titre.

          De temps à autre, un esclave est affranchi. Grandeur d’âme du maître ? Non. Ou très peu. C’est surtout pour lui un investissement. En effet. Montrer à la masse des esclaves que si l’on est parfaitement respectueux de l’ordre établi on peut recouvrer sa liberté, cela désamorce sérieusement les idées de séditions. De plus, affranchir un esclave quand on en possède plusieurs centaines (Et même seulement quelques dizaines) c’est dérisoire. D’autre part, on n’affranchit pas le dernier des terrassiers. Non, on en affranchit un qui a déjà un rôle de petite importance. Et puis, qu’est-ce que ça change ?

          Pas grand-chose. Pour l’affranchi, on lui fournissait le gîte, les vêtements, la nourriture. Il perd tout. Il est libre, certes, mais pauvre. Il doit maintenant assumer ses besoins personnels. Même s’il lui arrive parfois de retourner dans son pays d’origine quand il en a le souvenir et l’envie, le plus souvent, il continue de fournir, moyennant un salaire, le même travail à son ancien maître. Il avait un maître, il a maintenant un patron. Pour le maître. Au lieu d’avoir un esclave, il a maintenant un employé. Celui-ci, fou de reconnaissance, risque d’être un contremaître féroce envers ses anciens compagnons d’infortune. Du coup, le maître s’assure la collaboration d’un serviteur zélé.

          Du temps passe. Le système est installé. On constate bien de temps à autre des révoltes d’esclaves, mais elles sont noyées dans le sang et c’est sans lendemain. Il devient rare que l’on aille conquérir de nouveaux esclaves. Les effectifs se régénèrent par simple reproduction naturelle. Lorsque l’on est esclave depuis tant de générations, on a perdu le souvenir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. C’est devenu un statut normal qu’on ne conteste plus.

          Du temps passe encore. Les grands  empires croulent et se morcellent. Les maîtres s’appauvrissent. Il leur devient difficile d’entretenir une telle masse domestique. 

Il se produit alors une mutation liée à une meilleure gestion de la surproduction.

          Un esclave qui, quel que soit la qualité et la quantité de son travail ne se voit attribuer que sa stricte pitance n’a pas intérêt à fournir trop d’effort. J’ai connu un cheval comme ça. Bien qu’il ait des qualités remarquables, il avait très bien compris que moins il travaillait et moins il se fatiguait. Et croyez moi, pour obtenir quelque chose de lui, il fallait vraiment le persuader.

          Les maîtres, qui ne sont pas non plus des imbéciles, ont imaginé une astuce pour obvier cette situation. On tient à l’esclave le discours suivant : Si tu te sens capable de me fournir annuellement telle quantité de produits (et on dresse une liste détaillée  qualitative et quantitative), ce que tu peux produire en plus est à toi. De plus, tu auras ta cabane personnelle où tu pourras résider avec ta famille. Comme tu auras le choix de tes activités, tu pourras subvenir à ta nourriture et tu te vêtiras et te chaufferas comme bon te semble. Comme l’esclave entrevoit une possibilité de travailler partiellement pour son propre compte, à juste titre, il accepte. Il n’est pas plus libre qu’avant, sauf qu’il se sent un peu responsable de sa propre vie et des siens. 

C’est le servage.

          Le serf n’a toujours pas le droit d’aller et de venir. Il reste la propriété de son maître.

          Le maître devient le seigneur. Ayant eu soin de fixer les redevances de façon telle que ses revenus seront accrus et que simultanément les frais d’entretien du serf ne lui incombent plus, il est gagnant. En faisant miroiter au serf l’image d’une participation aux revenus (Tiens, c’est drôle, ça. On en reparle encore parfois) il a obtenu que les serfs augmentent leur rendement et travaillent plus que les esclaves. Là aussi, les jacqueries ne se comptent pas et sont réprimées toujours aussi férocement 

Ceci veut-il dire que pris d’une grandeur d’âme élevée la notion d’esclavage est honnie par tous et particulièrement par l’église catholique ? Que non ! Les seules motivations sont économiques. L’homme s’il en a la possibilité est prêt à tout moment à rétablir l’esclavage. Pour preuve, la traite des noirs aux 17ème et 18ème siècles. Les Européens qui avaient, semble-t-il, abandonné l’esclavage (on croyait que c’était au nom de la foi) récidivent dans des expéditions guerrières afin de réduire des hommes libres en esclaves. Et ceci avec la même bonne conscience. Les hommes noirs (comme les prisonniers de populations voisines du passé) sont ils vraiment des hommes ?

Le servage fonctionne pendant un peu plus d’un millénaire et demi.

          Bien sûr, Pendant tout ce temps, il y a aussi des hommes libres qui ne sont ni serfs ni seigneurs. Ce sont les descendants des non prisonniers et les descendants des esclaves affranchis. Pendant toute cette époque, les seigneurs affranchissent aussi des serfs.

          Le système n’est plus le même. Le serf pouvant avoir, en période faste, des revenus propres, sa liberté, on va la lui vendre… Cher (chose impossible pour l’esclave qui n’avait pas  de revenus). Les seigneurs ayant un besoin chronique d’argent, ce sera pour eux un revenu supplémentaire. Comme d’autre part, l’ex serf le plus souvent continuera à travailler dans les mêmes conditions pour le seigneur, celui-ci n’y verra pas une grande différence. Bien sûr, le serf devenu « vilain » a le droit s’il se sent trop exploité de partir. Mais pour aller où ? Faut-il lâcher la proie pour l’ombre ?

          Quoi qu’il en soit, le nombre des serfs diminue. En France, lors de l’abolition du servage en 1789, il en restait relativement peu. En revanche, dans la Russie tsariste, jusqu’au début du vingtième siècle, ils étaient largement plus nombreux. 

Fini le servage. Les hommes naissent libres et égaux en droit. Ouais !

          Et alors ?

          Et alors, les ex serfs ou vilains sont métayers ou fermiers de propriétaires terriens à qui ils versent des redevances. Les ex hommes libres font ce qu’ils peuvent pour subvenir à leurs besoins et louent leur force de travail à qui veut bien les embaucher.

          Et, qui veut bien les embaucher ? Des employeurs, des manufacturiers, des armateurs, des propriétaires de mines ou d’aciéries.

          Comme nous arrivons à l’aube de la révolution industrielle, ces employeurs, c’est ce qu’on appellera des patrons.

          Les patrons. Le mot est lâché : Les horribles, les méchants, les affameurs, les exploiteurs. N’en a-t-on pas dit des choses sur leur compte ? Mais, est-ce vraiment aussi manichéen ? 

         


Les patrons sont-ils vraiment les seuls coupables des turpitudes que nous vivons ?

          Qu’ils en soient responsables, cela va de soi. Mais en même temps, Ils ne sont pas les seuls responsables. Je dirais même qu’ils sont responsables au même titre que tout le monde et presque à leur corps défendant parce que liés à des lois naturelles gérant le comportement humain. 

Mais ça, c’est ce que je tenterai d’éclaircir dans le prochain chapitre.



Les patrons sont des gens normaux





 

VII Les patrons sont des gens

 Normaux !

          Je suis content de mon titre. Si ! Si ! Je vous assure. D’ailleurs, quand vous comprendrez pourquoi je dis ça, vous trouverez comme moi qu’il est bon mon titre.

          Le plus drôle, c’est que ceux qui se disent d’emblée que j’ai raison ne savent pas de quoi je veux parler et ceux qui pensent que je fais de la provocation ne le savent pas davantage.

          Si vous avez lu les chapitres précédents (Et si vous ne l’avez pas fait, je vous y engage vivement) vous avez compris qu’il y a dans la société trois sortes de personnes. Les anciens maîtres d’esclaves, devenus seigneurs et souvent devenus patrons, les anciens esclaves devenus serfs puis salariés et les anciens hommes libres devenus travailleurs indépendants. La dernière catégorie aurait, semble-t-il tendance à s’amenuiser.

          Attention, je ne dis pas que ce sont les catégories qui d’un seul bloc ont changé seulement de nom, enfin, pas seulement. En fait, ce n’est pas si simple que ça. D’actuels employeurs peuvent être d’anciens esclaves enrichis et réciproquement, certains salariés peuvent être d’anciens seigneurs ruinés. C’est d’ailleurs cela qui nourrit le rêve américain. Si tout un chacun peut caresser l’espoir de devenir employeur, il n’y a pas de raison de remettre la situation en question. Ceux qui n’y arrivent pas, c’est de leur faute. Ils ont manqué de volonté.

          Si tous les Américains devenaient milliardaires, ça se saurait ! Même si cela arrive de temps à autre, la proportion est tellement infime qu’on peut considérer que la probabilité est dérisoire.

          Quoi qu’il en soit, les trois catégories existent.

          Il est de bon ton, quand on n’est pas patron de proclamer que les patrons sont des affameurs, des négriers, des esclavagistes etc., bref, des sales gens. Les patrons sont les responsables de tous les maux.

 

STOP !

         




          Qu’ils soient responsables de la situation socio économique de la civilisation actuelle, cela ne fait aucun doute. Mais qu’ils soient les seuls responsables, c’est une ânerie. Vous voudriez me faire croire que quelques dizaines (voire centaines) d’individus sont cause de tout le mal et que (en France) les soixante autre millions de personnes sont blancs comme neige ?

          Vous avez une drôle de conception de la démocratie.

          Non.

          Je pense que si les choses sont comme ça, c’est parce qu’il est normal qu’elles soient comme ça. Si j’osais, je dirais même que les patrons sont autant victime de la situation que les autres. Même s’ils en profitent. La civilisation est ce que son histoire l’a faite et les hommes sont ce que les évènements les ont conduits à être.

          Reprenons les choses dans le bon sens.

Historiquement, il n’est pas une nouveauté que des hommes vivent, grassement, du travail des autres. Nous l’avons expliqué précédemment, c’est depuis que l’humanité a acquis une capacité de surproduction. La question est : Ces exploiteurs, sont ils foncièrement méchants ? Font-ils cela pour nuire délibérément?

          A priori, cela me surprendrait

          Il y a des patrons héréditaires et des patrons qui ont accédé eux même à la situation d’employeur. Comme les patrons héréditaires sont les continuateurs des autres, occupons d’abord des autres.

          Comment devient-on patron ? Difficilement, oui, je sais. Mais à part ça ?

          Imaginons un salarié qui est un bon professionnel ou bien, un salarié qui a des capacités sérieuses autres que celles qu’il utilise pour se faire embaucher ou tout simplement un salarié manifestant un dynamisme avéré. Si, à un moment, il a la certitude que son sort serait amélioré s’il travaillait pour son propre compte, c'est-à-dire s’il ne travaillait pas pour un employeur, il va essayer de se lancer dans l’aventure du travail indépendant. Ce qui motive son choix, c’est qu’il veut avoir un destin plus confortable. Vous en connaissez beaucoup, vous, des gens qui décident de changer pour que ce soit pire ?

          Les gens agissent toujours en fonction de ce qu’ils pensent être leur intérêt propre. 

Envisageons maintenant un travailleur indépendant, le même que tout à l’heure ou un autre, sa notoriété ou la conjoncture fait que son carnet de commande est débordant ; il en arrive à avoir des délais tels que les clients vont commencer à le fuir. Il va envisager d’embaucher un salarié. Il va donc devenir un patron.

          Entendons nous bien. S’il embauche un employé, ce n’est pas par philanthropie. S’il agissait par stricte bonté d’âme, pour subvenir à la misère du monde, il n’aurait même pas besoin de l’embaucher. Il suffirait qu’il lui verse un salaire. Non ! S’il l’embauche, c’est strictement parce qu’il est persuadé que pour lui ce sera mieux. Le patron en situation de ne pas pouvoir satisfaire ses clients, c'est-à-dire en situation de se discréditer, c'est-à-dire en situation de perdre des revenus embauche. Avant d’embaucher, il y réfléchit à deux fois. Il sait que pour lui, embaucher, c’est augmenter ses frais, ses prix de revient. Alors, il pèse le pour et le contre et s’il pense qu’en embauchant il gagnera plus, il le fait. Sinon, il s’abstient. Pourquoi voulez vous qu’un individu entreprenne une manœuvre qui le conduise à gagner moins.

          Un patron, c’est une personne qui fabrique des produits et qui les vend. S’il pratique ainsi, c’est strictement dans la perspective de dégager des bénéfices. On apprenait autrefois à l’école primaire que le bénéfice, c’est le prix de vente moins le prix de revient. Je ne pense pas que ça ait beaucoup changé. Les prix de vente, il essaie de les hausser au maximum mais il est limité par la concurrence et les constantes du marché. Le prix de revient, il essaie de le minimiser au mieux. On peut jouer sur la qualité, mais ce n’est pas forcément un bon investissement. On se contente donc de jouer sur les frais de main d’œuvre. On n’a pas le choix. Comment rentabiliser au maximum une main d’œuvre ? En la payant le moins possible, en la faisant travailler le plus possible et en gardant ses effectifs au minimum possible.

          Enfonçons le clou et redisons une nouvelle fois : Le patron ne se donne pas pour mission d’apporter le bien être à la totalité de la société humaine. Il se propose uniquement de produire un revenu qui lui permettra de subvenir à son confort personnel. La chose se comprend plus aisément si le patron en question, pour installer son entreprise s’est associé avec d’autres personnes : son cousin, sa belle mère, un ami d’enfance… Toutes ces personnes ont avancé de l’argent pour les investissements de base et, proportionnellement à leurs mises entendent bien toucher leur part des bénéfices. Vous pensez bien que ces personnes, qui éventuellement n’ont jamais mis les pieds dans les ateliers se fichent éperdument de savoir si les vestiaires du personnel sont insalubres. Elles attendent leurs dividendes et si ceux-ci sont en diminution ou en progression insatisfaisante, craignant une destruction de leur statut socio financier, on comprend aisément qu’elles s’inquiètent. Le sort des salariés ne les concerne pas.

          Imaginez un brave type qui a des pommiers. Il exploite ses pommiers de la façon la plus intelligente possible. Il les nourrit, les abreuve, les soigne moyennant quoi, il attend la plus grosse récolte envisageable. On connaît des animaux qui en utilisent d’autres. Certaines fourmis élèvent des pucerons. Pour elles, ces pucerons n’ont pour mission que de les nourrir. Il ne faut donc pas les abîmer, mais on ne voit pas pourquoi on leur accorderait des avantages quelconques. 

Au même titre, un patron exploite son personnel au mieux.

          De ce qui précède, il découle logiquement que le patron a intérêt à tendre dans les salaires qu’il verse à ses salariés vers ce que l’on appelait autrefois « de quoi régénérer leur force de travail ». C'est-à-dire de quoi se nourrir, avoir une santé satisfaisante et se reproduire.

          Bien sûr, les salariés essaient de peser sur leur patron pour obtenir plus et le patron fait tout ce qu’il peut pour résister, voire récupérer ce qu’il a précédemment octroyé.

          A ce titre, si un patron s’aperçoit qu’en liquidant ses ateliers ici et en les réinstallant ailleurs, il aura des frais de main d’œuvre largement moins onéreux, il est du premier bon sens d’en faire ainsi. Ne pas le faire est une hérésie économique et on se demande pourquoi il hésiterait.

          Il n’y a pas de connotation morale là dedans.

          C’est juste la description d’un mécanisme de survie.

          Tenez, pour être encore plus clair, établissons une comparaison. Les lions mangent des gazelles. Ce n’est pas parce qu’ils sont méchants. Non. C’est parce qu’ils sont des lions et que leur nourriture est faite de proies. Les lions vivent en exploitant un troupeau de gazelles. S’ils ne mangent plus les gazelles, ils meurent. Il est à noter que les lions, pour attraper les gazelles s’unissent et que de l’autre côté, les gazelles pour résister aux lions s’unissent aussi en troupeaux. Vous avez d’un côté le syndicat des lions et de l’autre le syndicat des gazelles. Les deux sont inconciliables et les lions ne peuvent pas devenir végétariens.

          Au même titre, les patrons exploitent leurs salariés comme ils peuvent. Ce n’est pas parce qu’ils sont méchants. Non. Ce n’est pas un choix méchant ou immoral. Ils n’y peuvent rien. C’est lié à leur nature de patron.

          Un individu qui agit normalement en fonction de ses conditions de survie est un individu normal.

          Je laissais entendre au début que les patrons peuvent être victime de leur propre situation et j’y reviens. En effet, comme notre bande de lions de toute à l’heure, les patrons sont soumis à la concurrence. Celui qui se montrera le moins féroce ou le moins décidé sait qu’il est appelé à disparaître. Pour lui, l’angoisse permanente est ce risque. Il doit en permanence imaginer, inventer, trouver de nouveaux débouchés en maintenant ses frais de production à leur étiage. Ne pas en agir ainsi est seulement suicidaire.

          Ce n’est pas toujours simple. D’autant plus que les salariés, eux, ne se laissent pas toujours faire et ont parfois des exigences difficiles à gérer. Il serait peut-être pertinent d’y réfléchir aussi à cette chose la.

          Quoi qu’il en soit, les patrons agissant comme la nature des choses les y conduit, on peut donc bien affirmer que

 

Les patrons sont des gens

 Normaux !




 

VIII Ça ne marche pas


toujours tout


seul !


        Je disais précédemment à propos des difficultés du patron face à ses salariés : « Ce n’est pas toujours simple. D’autant plus que les salariés, eux, ne se laissent pas toujours faire et ont parfois des exigences difficiles à gérer. Il serait peut-être pertinent V

          

            Bon. Bah réfléchissons y donc !

          Il faut constater en préalable que les possesseurs d’entreprises possèdent bien sûr tous les leviers de l’économie mais aussi contrôlent tous les pouvoirs de l’organisation centrale. L’état est une organisation qui se donne pour mission de faire fonctionner la machine. C’est tout. Il n’est pas envisagé de la remettre en cause.

          On sait, à travers l’histoire que de temps à autre, les esclaves (Spartacus) puis les serfs (la grande jacquerie ou la guerre des paysans en Allemagne) puis les salariés (diverses émeutes au dix neuvième et vingtième siècle) se révoltent. C’est assez rare. Pendant très longtemps, on a noyé ça dans le sang. D’abord, pour l’exemple et aussi parce que des révoltés, quoi qu’il en soit, ça reste incontrôlable. En même temps, c’est un peu dommage. On y perd une quantité de main d’œuvre, le plus souvent qualifiée,  non négligeable. Mais on n’a surtout pas le choix. Quand on a un chien dangereux qui se retourne contre ses propriétaires, on l’abat sans état d’âme. Le plus surprenant, c’est que, vu la différence d’effectifs, on pourrait s’attendre à ce que les employés flanquent plus souvent des raclées à leurs employeurs. Hé ! A cent cinquante contre trois ou quatre, cela ne devrait pas poser trop de problèmes !

          Que les individus soumis ne soient pas toujours satisfaits de leur sort, cela ne surprend tout de même pas trop. Surtout lorsqu’ils ont sous les yeux l’étalage de luxe de leurs exploiteurs.

          Ré énonçons les intérêts des deux groupes humains en présence. Les dirigeants souhaitent ne pas avoir de frais trop élevés et pour cela luttent pour ne donner à leurs serviteurs que ce dont ils ont besoin pour «  régénérer leurs forces de travail ». Inversement, les serviteurs aimeraient partager plus équitablement le produit de leur travail. Les deux positions sont donc parfaitement antagonistes.

          Les deux parties adverses essaient de concevoir des moyens de pression. Curieusement, la force n’est pas, a priori, du côté des plus nombreux. Dès l’origine, le propriétaire d’esclaves dispose d’une garde de guerriers non esclaves, bien armés, bien entraînés et entretenus par le maître, et qui, vu leur statut privilégié, lui sont fidèles. Dans des temps plus modernes, dès qu’un mouvement revendicatif devient trop important, le patron peut recevoir des renforts de la part de l’organisation de la société sous la forme de troupes spécialement formées à cet usage. De plus, et ceci est valable à toutes les époques, le maître entretient des espions qui ont pour mission de dépister et reconnaître les fomenteurs de troubles avant même qu’ils n’aient pu avoir le temps d’agir. 

Pendant longtemps, ces rebelles, on s’est contenté de les exécuter avec des supplices raffinés afin de dissuader les vocations éventuelles. De nos jours, on n’exécute plus en place publique les dirigeants syndicaux. Non, ça ne se fait plus. On les licencie. Et pourquoi on ne les licenciait pas avant ? Simplement parce que cela aurait été absurde. Licencier un employé, cela consiste à le renvoyer de son lieu de travail sans se préoccuper de ce qu’il va devenir. Pour un esclave ou un serf, cela aurait consisté à lui rendre sa liberté, ce qui était justement sa revendication principale. Renvoyer un employé, ce n’est pas lui rendre sa liberté, c’est le priver de son revenu alimentaire. 

          De l’autre côté, les serviteurs ont aussi des moyens de défense.

          Le moyen le plus définitif, évidemment, c’est la révolte. Cela présente deux inconvénients. D’abord, le risque de répression est majeur. Ensuite, se révolter, se révolter suffisamment pour conquérir un pouvoir de décision, renverser l’état… Oui, et après ? Que va-t-on faire à la place ? Dans le fond, qu’une grande vague unanime d’exaspération et de révolte fasse crouler un système étatique, cela se conçoit. Mais organiser la vie sociale sur d’autres bases réussissant à remédier à la situation qui a engendré cela, ce n’est pas aussi simple. Il faudrait avoir pour cela des organisations théoriques et pour cela des individus capables de les concevoir et de les mettre en place. Or, ce n’est pas le cas. Il est plus facile de prendre une forteresse d’assaut que de bâtir un moyen de ne plus en avoir besoin. 

          Nombre de révoltes ayant abouti ont sombré de cette façon. Citons à titre d’exemple les révolutions en France de 1830 et de 1848 au même titre que les révolutions au Mexique menées par Pancho Villa ou Emiliano Zapata. Et il y en a quantité d’autres.

          En revanche, ces révolutions ne sont pas complètement stériles non plus. Souvent, elles entraînent des modifications irréversibles. A ce titre, la révolution française de 1789 en est un bel exemple. Après les évènements, il y aura, bien sûr, une régression brutale, mais certaines notions, même si elles sont remises en cause, restent, au moins sur le plan formel (l’égalité en droit).

          Au fil des siècles, les spoliés ont fini par imposer, révoltes avortées après révoltes avortées, par la frayeur passagère qu’ils ont infligé à leurs exploitants l’octroi de droits.

Droits sur lesquels ils pourront s’appuyer ultérieurement pour exiger d’autres reconnaissances.

          Particulièrement, les exploités ont réussi à imposer une représentation élue. Parfois, même cette situation aboutit à un système gouvernemental d’aspect démocratique. Mais, les clefs économiques sont toujours la propriété des chevaliers de l’industrie.

          L’insurrection est donc le moyen absolu, mais il a l’inconvénient de ne pas réussir à chaque fois et en cas d’échec, on peut se retrouver dans une situation pire que précédemment.

          Les salariés ont donc inventé des formes minorées de révoltes.

          La menace. La menace de la révolte. Attention ! Nous allons nous révolter ! Nous allons vous tomber dessus, et tout vous prendre ! Comment ce manifeste la menace ? De deux façons différentes. La pétition. Elle consiste à montrer deux choses. Premièrement, à l’employeur le nombre de personnes qui n’hésitent pas à déclarer ouvertement son mécontentement. Si le nombre est important, le maître peut être inquiété. Deuxièmement, aux pétitionnaires combien ils sont dans cette revendication. Il est à noter que si le nombre est insuffisant, on ne l’envoie même pas parce que, a contrario, cela indiquerait la faiblesse. L’autre manière de menacer, c’est la manifestation. On va défiler dans la rue avec le même but : montrer combien on est fort et résolu.

          Un autre moyen de peser sur l’employeur, c’est de le blesser dans son fondement même. On arrête de produire ce qui forme sa richesse. C’est la grève.

          La grève elle-même peut avoir deux aspects différents. La grève limitée. Elle est une autre forme de menace. Elle n’atteint pas vraiment les bénéfices mais elle dit : Attention, nous sommes capable de tout arrêter. Elle menace de dégénérer vers une grève non limitée. Une grève illimitée, si elle se généralise à plusieurs domaines de l’économie prend nécessairement un caractère insurrectionnel.

          Face à ces outils de lutte des opprimés, le possédant dispose de plusieurs outils de protection. Certains, pour juguler toute tentative de révolte,  avaient imaginé un fonctionnement qui se résumait à tenir ce langage : « Regarde. Je te verse un salaire qui, certes, n’est pas très élevé, mais en revanche je te fournis un logement, du charbon, une école, une garderie pour tes enfants pendant que tu travailles,  un dispensaire, un club sportif, une école de musique… Tu vois que je suis un gentil patron qui est bon pour ses salariés ». Bien sûr, au moindre écart, le salarié étant licencié perdait, non seulement son emploi, mais aussi toute son infrastructure vitale. En fait, il était ramené à une situation comparable au servage. C’est ce qu’on a appelé le paternalisme.   Face à l’insurrection, la seule arme est la répression. Mais devant les autres moyens, c’est plus complexe. On peut, d’abord, ignorer ostensiblement les revendications. Il faut connaître les fomenteurs de troubles et soit les chasser, les acheter, ou les discréditer. Les chasser, cela devient difficile. Diverses révoltes du passé ont réussi à établir que les initiateurs de mouvements revendicatifs sont protégés par des lois « sociales ». Les acheter, ça fonctionne parfois. Surtout en dévoyant des mouvements entiers par l’introduction de personnages sur lesquels on peut compter. Les discréditer est souvent le plus aisé. On peut aussi créer de faux mouvements de salariés qui distilleront des mots d’ordre favorables aux possédants. Ceci ayant pour but et pour résultat de diviser les organisations de salariés.

          Les pétitions, le plus souvent, on feint de les ignorer. En revanche, on en profite pour repérer par exemple les signataires de débuts de pages ou pour confirmer la présence de tel ou tel.

          Les manifestations, pendant longtemps, on s’est contenté de les interdire. Si elles avaient lieu quand même, étant hors la loi, on pouvait les réprimer. Mais on le fait moins. Cela attisait plus les rancunes qu’autre chose. Et puis, en négociant le calme et la non dégénérescence vers l’émeute contre l’autorisation et la protection, on les stérilise. Les manifestants sont contents, ils ont crié, ils ont chanté « Machin… Si tu savais… » Ils ont dansé. Ils ont relâché le trop plein de pression qu’ils avaient sous leur couvercle et demain, ils iront sagement au boulot.

          Les grèves, si elles sont limitées, on les traite par le mépris. Si l’on fonctionne dans une entreprise suffisamment vaste et diversifiée, cela ne se ressent même pas. On n’oublie pas évidemment de repérer les meneurs. Pour une grève longue, on sait que les grévistes veulent atteindre l’entreprise dans son économie. Mais comme dans ce cas, les salariés ne sont plus payés, on peut aussi les atteindre dans leur porte monnaie. Le plus souvent ils craquent avant les employeurs. Eventuellement, on leur accorde quelques petites choses que l’on récupérera plus tard sous une autre forme.

          Les organisations patronales disposent en outre de trois atouts maîtres dans leur lutte pour leur survie. Ce sont la division, le dévoiement et l’inculture.

          Les affrontements, même s’il y a nécessairement des conflits sociaux spécifiques,  s’étant de plus en plus globalisés, le grand patronat a su diviser les salariés en les conduisant à se reconnaître dans des organisations concurrentes et rivales dont certaines, éventuellement sont achetées. C’est l’adage bien connu « diviser pour régner ».

          Ensuite, si de grands systèmes syndicaux ou politiques se sont dessinés, les possesseurs peuvent en détourner le cours. Ainsi, de grands partis politiques existants dont l’étiquette même indique qu’ils envisagent de modifier la société, ont été détournés de cette ambition soit parce qu’ils n’en ont plus l’intention (des dirigeants arrivistes y ont été infiltrés à cet usage) soit qu’ils n’en ont pas la capacité intellectuelle.

dernière arme, la plus redoutable, sans doute, est le maintien de la plèbe dans l’ignorance et le conditionnement. La vieille expression « du pain et du cirque » est prorogée. Il n’est rien de plus dangereux qu’un adversaire intelligent et instruit. Pour la culture, il suffit de dispenser une  instruction médiocre et de laisser la parole des détracteurs de l’école se diffuser à l’envie. Pour le conditionnement, on se contentera de répéter à l’envie que toute autre organisation serait catastrophique, que dans le fond ce n’est pas si mal que ça et qu’il y a des gens plus malheureux. Bref, comme disait le docteur Pangloss « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ». A la longue, ça finit par rentrer et ça rentre d’autant mieux que les gens sont peu instruits. Pour l’intelligence, si on ne lui donne pas de pâture intellectuelle, elle ne peut que régresser. Si l’un ou l’autre, par aventure parvient à sortir du lot, il sera toujours temps de le récupérer de l’acheter et de s’en faire un collaborateur coopérant et reconnaissant. Ce collaborateur, de plus, on en fera l’image du fait que la pauvreté n’est pas une fatalité. C’est la ré émergence du « rêve américain ». La boucle est bouclée.

         

          Maintenant, braves gens, et c’est un des plaisirs de l’informatique, mon article va être trop long. J’ai droit à un peu plus de trois pages je dois donc impérativement en rester là. La suite, comme on disait autrefois dans les romans feuilletons, sera dans le prochain numéro. 




IX Et ce n’est pas tout !

 

          Dans la parution précédente, j’ai été contraint de m’arrêter en cours de route parce que je suis trop bavard. Le système du « blog » que j’utilise est, en effet, limité à vingt cinq mille frappes. Mais, bon ! J’ai dormi et voici la suite.

          J’ai évoqué, déjà, plusieurs fois, le fait des travailleurs indépendants. C’est une chose curieuse. J’aurais tendance à penser, a priori, que c’est la seule vraie solution au problème de la survie. Le travailleur indépendant, il existe depuis toujours. Bah oui ! Le chasseur du paléolithique, il n’a pas de patron. Il n’a pas de maître. Il travaille nécessairement pour son compte. Dans les antiquités, il y avait des gens qui n’étaient ni maître ni esclaves. On disait des hommes libres. Attentions, tous les hommes libres (c'est-à-dire non esclaves) n’étaient pas indépendants. Certains travaillaient pour  des « patrons ». Au moyen âge, il y a aussi des gens qui ne sont ni seigneurs ni serfs. 

          De nos jours, il y a aussi des personnes qui ne sont ni patrons ni salariés. Sont ils une part importante de la société ? J’ai eu ce matin ce renseignement que, pour la France, plus de huit cent mille son répertoriés à l’URSSAF (Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et des allocations familiales). Il y en a d’autres qui sont répertoriés sous la notion de salariés dans des entreprises à un seul salarié. D’autre part, il existe d’autres officines de recouvrement. Tout cela additionné, on peut estimer l’effectif total à deux millions de personnes.

          A ce nombre, j’ai envie d’ajouter les toutes petites entreprises. En effet, nombre de petites entreprises comportant quelques salariés sont en fait constituées par Monsieur, Madame, leur grand fils, leur gendre, un tonton et un cousin (plus parfois une autre personne). C’est ce que l’on appelait autrefois les entreprises familiales. Manifestement, nous ne sommes pas dans le schéma patron et salariés.

          Si on ajoute ces personnes aux précédentes, sans aucune mesure vraie, je pense qu’on peut doubler le nombre. On arrive ainsi, en gros à quatre millions de travailleurs.

          C’est à la fois peu et beaucoup.

          Peu parce que ce n’est qu’un dixième de la population active. Mais beaucoup parce que quatre millions de personnes, cela fait quand même du monde.

          Que peut-on dire de ces gens ? D’abord, ils se sentent faisant partie du patronat. Ils ont raison. Comme les patrons, ils sont indépendants et leur seul souci est de faire fructifier leur entreprise. Ils ont les mêmes difficultés économiques dans leur confrontation avec le marché. Comme tout patron, ils ont le souhait d’imposer leur entreprise quitte à ce que ce soit au détriment de la concurrence.

          En revanche, un certain nombre ne travaille que pour un seul client ; lequel client est une grande entreprise. Par exemple un menuisier qui ne fait que poser des volets pour de gros chantiers, est-il vraiment indépendant ? Dans la négociation de ses prix, est-il vraiment indépendant ? Est-ce lui qui décide des tarifs ou, unilatéralement,  son « client » ? N’est-il pas conduit à accepter des marchés non bénéficiaires afin d’espérer qu’on lui en accordera d’autre ? Et l’agriculteur indépendant, est-ce lui qui fixe le prix de son blé ou de ses pommes de terre ? S’il veut écouler ses produits, ne doit-il pas passer sous les fourches caudines d’entreprises puissantes qui le replongent dans une situation de servage ? Ajoutons à cela que souvent, pour rester compétitifs, ces travailleurs indépendants sont contraints d’investir dans un matériel très onéreux. Pour ce faire, il leur faut obtenir des empreints importants dont ils devront payer les remboursements et les intérêts. L’évolution du matériel est telle que les remboursements arriveront à échéance lorsque le matériel sera devenu obsolète. Il sera alors contraint à recommencer l’opération.  L’empreinteur, vivant chichement pour honorer ses traites, à l’illusion de travailler pour lui mais il aura en définitive  travaillé pour enrichir la banque.

          Par ailleurs, même si vous êtes un excellent réparateur de chaussures, vous croyez que vous pouvez décider que, du jour au lendemain, vous pouvez vous installer dans votre quartier comme cordonnier ? Pensez donc ! Ce serait trop simple. Il faut remplir des dossiers, fournir la preuve que l’on en est capable, faire des stages de gestion et de comptabilité (pendant lesquels vous ne gagnez rien), être capable d’affirmer disposer d’un certain capital et autres fantaisies du même ordre. Une fois que vous êtes installés, vous croyez qu’il n’y a plus qu’à satisfaire les clients en réparant bien les chaussures ? Que non ! On vous impose tout un travail administratif. On vous impose l’emploi d’un comptable ou d’un quelconque autre gestionnaire. On vous impose des normes dans votre atelier. On pourrait croire que tout est fait pour vous dissuader de commencer ou de continuer. On pourrait croire que tout est fait pour éliminer tout travail indépendant, pour éliminer toute possibilité de s’extraire de la servitude.

        Je ne suis pas sûr que ce soit aussi simpliste que ça.

          Il va de soi, pour commencer que les travailleurs indépendants augmentés des patrons d’entreprises familiales sont bien plus nombreux que les patrons de grandes entreprises. On peut supposer (je n’ai pas de véritables effectifs) environ mille fois plus nombreux. De ce fait, si les petits patrons et les travailleurs indépendants sont mécontents du sort qui leur est réservé, ils vont se plaindre. Ils vont crier haut et fort que les patrons sont très malheureux. Ils vont porter les revendications du grand patronat. Le grand patronat a donc intérêt à ce que les petits patrons éprouvent de véritables difficultés. Dans le même temps, dans une grande entreprise, avoir un service de comptabilité, en effectif, c’est dérisoire. Pour un artisan, c’est écrasant. Respecter les normes d’hygiène pour une grande entreprise, ce n’est pas très compliqué et éventuellement on sait comment détourner la chose. Eventuellement, on fait un chantage en menaçant de fermer l’entreprise. Pour une micro entreprise, on ne peut pas y échapper, le chantage au licenciement n’a pas de sens, et proportionnellement, c’est beaucoup plus coûteux. Une douche et une salle de vestiaire pour un seul salarié, c’est très cher.

          De cela il ressort que : Une même législation appliquée à de grandes entreprises ou de toutes petites voire à des travailleurs indépendants n’a pas le même poids. Même, quand une disposition est prise pour aider les indépendants, ce n’est pas toujours un avantage. On me signale une mesure prise envers les indépendants. Cela s’appelle le partage social. Ne me demandez pas ce que c’est, je n’ai pas tout compris. Et justement ! Quiconque ne dispose pas d’un niveau de Bac plus cinq en droit des affaires risque d’être dans mon cas. Ceci s’adresse particulièrement aux artisans. Mais ce n’est pas grave, chacun sait que le plombier ou le garagiste de base a fait de puissantes études de droit. Du coup, les petites entreprises et les indépendants vont lever le drapeau de la révolte et  mener le combat des grosses entreprises lesquelles, non seulement ne viendront jamais à leur secours, mais, seront prêtes, le cas échéant, au nom de la loi du marché et de la concurrence à les écraser. 

          Il faut noter aussi que les indépendants et, les patrons de micro entreprises, pour des raisons de résultats ne comptent pas leurs heures. Les lois sociales sur la durée de la semaine de travail ou sur les congés payés n’ont pas de sens. Du coup, l’acrimonie des indépendants envers les salariés est accrue. Ils se sentent opposés à ces paresseux qui se plaignent tout le temps et qui revendiquent des choses dont eux, ne peuvent pas disposer. Le divorce entre les indépendants et les salariés est ainsi consommé. Les indépendants sont à divers titres spoliés par les grandes entreprises, mais en même temps n’ont pas la capacité de s’unir avec les salariés.

          Pour imager leur situation, utilisons une expression familière un peu crue ; c’est ce qu’on appelle avoir le cul entre deux chaises.

          Pourtant, être indépendant, subvenir à ses besoins, vivre de ce que l’on produit, ne rien devoir à personne, ne rien attendre de personne et avoir la certitude que l’on ne fait du tort à personne, n’est-ce pas la seule situation mentale équilibrante ? Pouvoir se dire, en cas d’échec : Ce n’est la faute de personne. C’est moi qui m’y suis mal pris. Mais, en cas de réussite, pouvoir déclarer fièrement : Je ne dois mon résultat qu’à mes compétences : N’est-ce pas là le rêve de tout homme ?

          Et puis, il y a une autre fierté, celle de se dire que l’on est capable d’échapper à l’engrenage de la soumission à un maître et, qui plus est, pour certains d’avoir su s’en extraire.

Ce serait bien si tous les travailleurs étaient indépendants. Peut-on l’imaginer ? Certains ont essayé de supprimer la fonction patronale. Ça partait d’une bonne intention mais ça n’a pas marché pour des raisons sur lesquelles je m’exprimerai un autre jour. Supprimer la fonction patronale… C’est absurde ! Si un brave type doit creuser une tranchée dans son jardin et que plutôt que de le faire lui-même, il préfère payer quelqu’un pour ça et que l’autre est d’accord. L’un est le fournisseur de service et l’autre le client. Certes. Mais l’un est aussi l’employeur de l’autre. Et ça, on ne peut pas l’empêcher.  Bon, dans ce cas, celui qui creuse peut être considéré comme indépendant. Mais s’ils en prennent l’habitude, que celui qui est venu creuser vient faire des travaux régulièrement moyennant un salaire fixe, on est vraiment dans la configuration : employeur, employé. Et puis, et j’en reparlerai aussi plus tard, je ne pense pas qu’il faille interdire à un individu de développer une entreprise. D’une façon générale, interdire une chose conduit nécessairement à des envies de transgresser l’interdit.

          Un travailleur indépendant, c’est quand même quelqu’un qui travaille tout seul. Dans beaucoup de cas, ces "indépendants" sont des gens débrouillards, intelligents même, qui ont des idées....des idées qui peuvent créer des emplois. Des emplois qui créeront la richesse. Donc quoi qu'on puisse penser des patrons, ce sont quand même des gens qui ont osé...qui avaient de l'audace... qui ont exploité leur matière grise (avant d'exploiter les autres).

          Tout seul, on ne peut pas assurer une compagnie aérienne ou une mine de fer.

          Bien sûr, deux ou plusieurs personnes peuvent s’associer pour créer une entreprise. Il n’y a pas de patron ni de salariés. Ils sont égaux devant la rémunération (chacun en fonction de ses qualités)… Il faut quand même bien s’entendre… Surtout quand ça ne marche pas très bien… Ce ne doit pas être facile tous les jours. Lorsque des décisions sont à prendre, on peut s’attendre à des tiraillements allant jusqu’à l’éclatement de la société. Plus on est nombreux, et plus la cohésion doit être difficile. 

          De cette façon, une grande entreprise (pour la construction d’une usine génératrice d’électricité ou pour la construction d’automobiles), ce n’est pas facile à imaginer. Certains aussi y ont pensé. Cependant, cela ne s’est jamais réalisé. Peut-être que… Mais il faudrait une solide description du rôle de chacun et une répartition des revenus particulièrement étudiée. Quoi qu’il en soit, je pense, pour des raisons autres, que cela n’irait pas sans heurts et sans désillusions.

          Et puis, un travailleur indépendant dans une entreprise de plusieurs centaines voire milliers de personnes, on se demande ce que deviendrait son indépendance.

          Avant de conclure, je voudrais signaler une tare dans mon exposé. J’ai à diverses reprises parlé de petits patrons. Ça veut dire quoi, ça, des petits patrons ? Jusqu’à quand on est un petit patron ? Et bien, justement, je n’en sais rien. Donner un nombre de salariés ? C’est absurde. J’aurais tendance à le décrire d’une autre façon, parfaitement non quantifiable, et de ce fait sujette à caution. Si le patron travaille comme ses ouvriers sur le même chantier (Par exemple un entrepreneur de maçonnerie qui remue le mortier, qui porte les parpaings et qui tient la truelle), j’aurais envie de le qualifier de petit patron. Inversement, celui qui se contente d’assurer la gestion et qui vient voire ce qui se passe de temps en temps au volant de sa grosse voiture de nouveau riche, là, je suis plus circonspect et je le sens plus comme un patron (tout court). Je le redis bien : ceci n’est pas un critère déterminant.

          En résumé et pour conclure, constatons que, bien que les travailleurs indépendants soient une frange importante et nécessaire de la population, même s’il était exaltant de rêver à une nation faite exclusivement de travailleurs indépendants assumant par leur activité leurs nécessités vitales et leurs aspirations mentales, il n’est pas concevable d’organiser tous les versants de la société humaine de cette façon.

         

Dommage !

 Il faudra trouver autre chose !




 

Xa Autre conséquence


de la capacité de surproduction.

 

 

          Il y a un sujet auquel je pense depuis longtemps et que dans les articles précédents je me suis bien gardé d’évoquer. Le moment est venu. C’est un élément constitutif de notre système d’économie politique.

          Nous avons dit dans un chapitre précédent qu’un des immenses moments de l’humanité a été de passer d’une économie de sous production à une économie de surproduction. Cela a déterminé, je le dis de toutes mes forces, un progrès irréversible.

          Alors, réfléchissons juste un peu.

          Pour ce faire, imaginons que nous sommes dans une île coupée du monde. Nous avons une population de cent personnes. Ceci représente une population active de cinquante individus. Pendant longtemps, les patrons se sont livrés à une concurrence farouche. Un seul a survécu. Il a donc une clientèle de cent personnes. Il ne peut pas vendre à plus de cent personnes. Pour produire ce dont le marché à besoin (je rappelle que son souci est d’avoir la plus grande productivité possible afin de dégager les plus grands bénéfices possible), grâce aux divers progrès techniques, il a besoin de trente salariés. Avec trente salariés, il nourrit totalement la population de l’île. Et alors, qu’est-ce qu’ils deviennent les vingt autres ?

          Cela s’appelle le chômage.

          Le chômage.

          Vaste sujet.

          Le chômage est une conséquence directe de la capacité de surproduction liée à l’organisation sociale du système économique en vigueur.

          Reprenons l’image de notre île. 

          Des esprits forts vont demander de chasser ces improductifs. Si on ne garde que les actifs, tout le monde a du travail et le problème est résolu.

          C’est une niaiserie.

          Si on chasse vingt personnes en âge d’activité, cela veut dire qu’on chasse quarante consommateurs. De ce fait, il va falloir, pour satisfaire la demande, produire moins donc débaucher une partie du personnel. La population aura diminué, mais proportionnellement, on aura rigoureusement autant de chômeurs. Si on recommence plusieurs fois l’opération, on va vider l’île. Cela me rappelle un peu « Ubu roi » qui à force d’envoyer tout le monde « à la trappe » se retrouve tout seul.

          Soyons clair (pour ceux qui n’auraient pas compris) dire : Il y a deux millions de chômeurs et deux millions d’immigrés donc si l’on chasse les immigrés on résout tout, est une ineptie. Cela aura surtout pour conséquence de diminuer la consommation donc d’augmenter le chômage.

          Oui, mais ces chômeurs, qu’est-ce qu’on va en faire ? Parce qu’ils ne touchent pas de revenus liés à la rémunération d’un travail, oui, mais il faut bien qu’ils mangent, quand même. Une chose est certaine, comme ils sont là pour consommer, encore faut-il qu’ils en aient les moyens.

          Comment faire ?

          Pour eux, une solution est de vivre de rapine. On vole des pommes dans les vergers ou des sous vêtements dans les grandes surfaces.

          C’est dangereux. C’est dangereux parce que la société se protège contre cela. Voler, c’est retirer la valeur marchande à un produit fabriqué, donc détruire la raison pour laquelle il a été fabriqué (qui est de rapporter des sous).

          Autre solution, la mendicité.

        Ça, c’est autorisé. Non seulement c’est autorisé, mais c’est même largement conseillé. Je veux dire qu’il est très largement conseillé à la population de subvenir aux besoins des mendiants. Les grandes religions élèvent la charité au rang d’une qualité majeure. Souvenons-nous que c’est un des cinq piliers de l’Islam (entre autres). Donc, s’il est très largement suggéré à ceux qui ont des revenus de compenser les besoins de ceux qui n’en ont pas, cela veut dire qu’il est considéré comme normal que ces derniers recourent à ce procédé. L’image des mendiants à la sortie des églises catholiques ou des temples protestants est courante pendant de nombreux siècles et plus ou moins se perpétue encore.

          Qu’est-ce que ça veut dire, ça ?

          Cela veut dire que c’est aux salariés d’assumer la survie de ceux qui ne le sont pas. Pour être encore plus clair, cela veut dire que les salaires versés par les employeurs aux salariés servent à assumer les besoins de tout le monde.

          Comme il se trouve que la charité risque de ne pas être suffisante et que les salariés craignent d’être un jour au chômage, par anticipation, et par prévoyance, ils organisent des systèmes de protection, des sociétés de secours mutuel. Puis, le temps passant et les aléas politiques aidant, on étatise les cotisations de secours aux chômeurs et on fixe le taux de ses participations proportionnellement aux salaires. Maintenant, la charité est obligatoire et standardisée. Pour des raisons de pratique, l’état trouve plus astucieux de percevoir ces sommes regroupées. Plutôt que de recevoir des millions de chèques différents, on préfère opérer un prélèvement à la source. Le patron, lorsqu’il verse les rémunérations de ses salariés, paie directement aux caisses appropriées la part dévolue aux systèmes d’indemnisation. C’est ce qu’on appelle les charges sociales.

          Il va de soi que les charges sociales ne recouvrent pas seulement les problèmes liés au chômage. Cela concerne aussi la santé et les retraites (entre autres). Mais c’en est une large part.

          Cela paraît simple comme ça, mais il n’en est rien. C’est une source de conflits. 

           Il y a à cela différentes causes.

          Le législateur, emporté par un élan moral que l’on comprend mal a décidé que, afin que le salarié reste conscient de sa participation à la misère du monde, ce salarié doit, lui aussi, verser une part aux services de secours. Du coup, chaque salarié versant sa part, comme précédemment, la simplification visée devient caduque. Même, elle régresse. On reçoit toujours les cotisations de millions d’individus et, en plus, il y a maintenant les parts patronales à ajouter.

          D’autre part, les appellations utilisées (part patronale et part salariale) laissent à penser que chacun, indépendamment, de son côté, participe à la charité.

          C’est faux. En fait la rémunération du salarié c’est la somme de sa paie plus ses charges sociales plus ses charges sociales versées directement par le patron.

          La source de conflits, où est-elle ? Les patrons qui ne sont pas des imbéciles constatent qu’ils versent des sommes importantes pour assumer des individus qui ne font pas partie de leur personnel. Ils râlent ! Et ils ont raison. Ceci est une contradiction flagrante avec leur mission. Un patron, c’est quelqu’un qui doit faire fructifier son entreprise ; ce n’est pas une officine philanthropique ! Ils réclament une diminution de leurs charges sociales. Si on obligeait une brave mère de famille à nourrir aussi ses voisins au détriment de son budget familial, elle regimberait et on la comprendrait. C’est la même chose.

          Une astuce de présentation pourrait consister à opérer un jeu d’écriture. Sur les feuilles de paie, au lieu de faire transparaître les charges sociales patronales comme telles, on pourrait décider que la totalité soit la rémunération du salarié. Ensuite, ce serait sur la paie du salarié qu’on retrancherait les mêmes sommes. Du coup, les patrons ne pourraient plus se plaindre. Ils versent un salaire à leurs employés (important certes) et ceux-ci font ce qu’ils veulent de leurs sous. S’ils ont décidé démocratiquement qu’ils s’engagent à reverser la moitié de leurs revenus pour les distribuer aux pauvres, ça les regarde.

          Je ne sais pas si ce serait une bonne solution.

          En effet, Les salariés s’apercevraient que la charité qu’ils se sont imposée leur coûte très cher. Ce serait eux qui se mettraient à râler. Et comme ils sont beaucoup plus nombreux que les patrons et qu’il leur arrive de manifester dans les rues, cela risquerait de générer une belle pagaille.

          Non, il vaut mieux que ce soit les patrons qui râlent.

          Résumons.

          Les sommes versées par les patrons servent à nourrir leur salariés et « leurs » chômeurs. Ceci n’est pas leur mission. Le but de leur entreprise étant de générer le plus de profits possible, ils trouvent, à juste titre, que ceci est une dépense injustifiée. Simultanément, les salariés voient leurs revenus amputés par la charité obligatoire. Or, comme le patron ne leur dispense que le strict nécessaire, après ces amputations, ils ne disposent plus de ce strict nécessaire.

          Souvenons-nous, aussi, que le patron n’a aucune raison de produire plus que ce qui peut être consommé. En même temps, le salarié ne peut pas dépenser plus que ce qu’il a gagné. La totalité des biens de consommation produits ne peut pas être consommée par la totalité des individus. Les salariés et les chômeurs réunis n’en ont  pas les moyens, et les patrons ne peuvent pas éponger à eux seuls la surproduction. En effet, un patron qui fabrique des nouilles même s’il a accumulé des sommes financières lui permettant d’acheter le surplus des susdites nouilles ne pourra pas toutes les manger.

          On risque donc d’arriver à cette situation paradoxale dans laquelle il y a d’un côté une surabondance de produits, et de l’autre une incapacité de les consommer (par manque de moyens financiers ou par inutilité du produit).

          Rappelons au passage que cette situation est le résultat du fait que l’individu humain est capable de produire plus que ce dont il a besoin. Il en résulte un second paradoxe : Les individus humains capable d’une sur production vivent en situation de sous consommation.

           

          Pour des raisons techniques, je dois en rester là. Bien sûr, le sujet n’est pas épuisé.

          J’y reviendrais donc incessamment et notamment, j’envisage de réfléchir, entre autres aux notions suivantes :

 

                    Certains ont tenté de supprimer le patronat

 

                    La mondialisation est une limite.

 

                    Si les patrons ont moins de charges, ils pourront embaucher.

 

                    Les ateliers nationaux.

 

 

Xb Le chômage (suite)

 

          Nous avons vu précédemment que le chômage est une conséquence directe de la capacité de surproduction. Il se trouve que le chômage a lui aussi des conséquences directes sur le fonctionnement de la société.

          Les divers pays à des degrés divers et avec des intentions plus ou moins déterminées tentent d’y remédier. Le résultat est souvent très décevant. On constate à la fois des déclarations d’intentions très fortement exprimées en périodes électorales, mais en même temps un remarquable immobilisme des instances gouvernementales.

          C’est curieux, ça !

        Le chômage entraîne une autre dérive sociale. En situation de plein emploi, voire de manque de travailleurs, le patron, pour faire progresser son entreprise est obligé de consentir des paies substantielles et des avantages nombreux. Sinon, ses salariés vont fuir son entreprise et préférer aller ailleurs. En revanche, en situation de fort chômage, le patron pourra exercer sur son salariat une forte pression en disant que les mécontents peuvent toujours partir, qu’il y en a cent qui sont prêts à les remplacer. Un chômeur est prêt à accepter des conditions déplorables qui seront toujours supérieures à sa situation présente. Enfin, le patron, pour augmenter la rentabilité de son entreprise en diminuant les frais, comme c’est sa mission, en faisant régner une psychose du chômage peut rogner sur les salaires, les conditions d’hygiène et de sécurité, les droits syndicaux majorer les durées de travail et les cadences de production et autres fantaisies du même ordre. Il s’en suit que dans un premier temps, le patron est parfaitement redevable dans ses bénéfices de la puissance du chômage. Plus le chômage ambiant est généralisé, plus le patron peut dégager des bénéfices substantiels.

          Bien sûr, ceci caractérise une organisation à courte vue. Plus on rogne sur les salaires (donc sur la charité publique qui n’est qu’une fraction des salaires) moins on a de consommateurs potentiels. A terme, c’est donc une disposition suicidaire. A force de moins payer les salariés (grâce au poids du chômage), on va vers la faillite par incapacité d’écouler ses produits.

          Il se trouve que l’individu humain possède cette contradiction qu’à la fois, il est capable de concevoir l’avenir mais en même temps il agit toujours en fonction d’un intérêt immédiat ou d’un futur très proche au détriment d’un futur plus éloigné. Je reviendrai sur ce sujet un autre jour. Il n’en reste pas moins que ceci confirme et corrobore ce que je disais plus haut, au risque  d’avoir une conduite auto destructrice, le patron profite dans l’immédiat de la situation présente et cherche à en tirer le maximum. 

          Les moyens de transport progressant, il devient tentant de produire là où la main d’œuvre est bon marché et de vendre là où les populations ont des revenus satisfaisant. D’aucuns appellent cela la mondialisation.

          C’est une absurdité.

          Une nouvelle fois, il s’agit d’une conduite économique sans lendemain. Si tous les patrons quittent un lieu de production, cette région n’a plus de revenus et on ne pourra bientôt plus rien lui vendre. Les gens ne sont capables d’acheter que s’ils ont des revenus.

          Ceci est une appréhension simpliste des choses. Elle revient à se dire : « Si moi tout seul je fabrique dans un pays pauvre, cela ne me coûte pas cher et si moi tout seul je vends dans un pays riche, je gagne beaucoup d’argent. Donc, je fais fortune ». C’est une vision égocentrique du monde. Hélas, comme chaque patron rêve d’une situation de ce genre, le résultat est perverti. De plus, les salaires versés dans les pays pauvres étant faibles, cela revient globalement à diminuer drastiquement le pouvoir d’achat des salariés mondiaux. Cette diminution mondiale des pouvoirs d’achat entraîne une mévente mondiale et cela entraîne une nouvelle fois les producteurs dans une situation suicidaire.

          Les consommateurs ne peuvent pas consommer plus que ce que leur permettent leurs revenus.

          Une nouvelle fois, la course au profit maximum immédiat conduit inexorablement à l’implosion du système économique.

          On remarquera que cette disposition d’esprit dépasse largement le problème de la rémunération des salariés. Chacun sait qu’il est dangereux de polluer la rivière, mais chacun se dit que ce sont les autres qui doivent arrêter et pas soi. Au même titre, les autres doivent enrichir les populations auxquelles on va vendre, mais pas soi.

          Chaque patron entreprenant une délocalisation espère qu’étant le seul à le faire, il fera fortune et comme tous le font, le résultat risque d’être catastrophique.

          La mondialisation ne résout pas le problème. Elle le repousse à plus tard. Le plus tard en question laisse à croire que d’ici que ce plus tard arrive, on aura eu le temps de s’enrichir. Une nouvelle fois, on retrouve la conduite à courte vue. Mais ce plus tard est un plus tard proche.

          La mondialisation a sa limite. La mondialisation est une limite. Après, on fera produire par qui ? Les martiens ? Pour vendre à qui ? Aux fantômes ?

          C’est amusant, parce qu’en même temps, je ne pense pas que la mondialisation soit en elle-même une mauvaise chose. Elle conduit à ce que les populations comprennent qu’elles ont toutes les mêmes problèmes. Elle conduit vers une situation où tous les hommes de la planète se gèrent en commun. Elle conduit à dépasser les petits particularismes régionaux pour organiser l’humanité d’une façon cohérente. Mais les délocalisations ne sont pas une bonne façon de conduire à une mondialisation. J’ai même l’impression qu’elles en éloignent en créant des antagonismes entre individus éloignés qui, se connaissant mal risquent de vivre la chose d’une manière conflictuelle.

          La mondialisation faite dans cette perspective est une limite infranchissable.

          On entend dire souvent : « si les patrons sont moins pressurés de charges sociales, ils pourront embaucher ».

          C’est une ânerie !

          Si les patrons paient moins de charges sociales, ils vont s’enrichir, c’est tout.

          Une entreprise patronale n’est pas une œuvre philanthropique. C’est une officine qui se donne pour but de créer du profit. Si on diminue le prix de revient, on augmente le bénéfice et c’est tout.

          Quelle est la seule raison qui conduit un patron à embaucher ?

          C’est quand son carnet de commande est trop plein et qu’il ne peut plus y faire face sans augmenter sa production, donc ses effectifs. La demande est plus grande que la capacité de production. Il faut produire plus ; il faut embaucher.

          Alors, la question devient que faut il faire pour que la demande augmente ?

          Certains disent il faut trouver un produit plus attractif. Bah oui… Bah non. Parce que si on fabrique des chaussures plus attractives, on va vendre plus de chaussures. Mais, la masse monétaire disponible n’étant pas extensible, on vendra moins de crayons à bille et de haricots verts. Au niveau individuel, on aura eu une petite amélioration ponctuelle, mais comme c’est au détriment du reste, globalement, on n’aura rien changé.

          Réponse : Et si on augmentait le pouvoir d’achat. C'est-à-dire si on augmentait la rémunération des salariés ?

          Pensons-y. Si on augmente les rémunérations, on augmente la consommation. Il faut donc produire plus et de ce fait embaucher. Si on embauche, on réduit le chômage et de ce fait, les charges sociales peuvent diminuer (voire disparaître quand aux indemnités de chômage). Ainsi, le prix de revient diminuant, on pourra espérer un bénéfice accru (ou tout au moins ramené à son niveau d’origine).

          Ceci est hors de question… Pour trois raisons.

          D’abord parce qu’il faudrait pour cela augmenter les salaires donc diminuer les profits ce qui est en contradiction première avec la finalité d’une entreprise commerciale ou industrielle.

          Ensuite parce que dans le meilleur des cas on se retrouverait en fin de processus à la situation du départ. Pourquoi faire tout cela pour arriver, en définitive, après avoir gagné moins d’argent, à ce que l’on a déjà ?

          Et enfin, si l’on éradique le chômage, on perd la pression sur les salariés en leur supprimant la hantise de perdre son emploi. 

     Ajoutons deux raisons périphériques. Premièrement, il faudrait avoir pour cela une vision à long terme et nous avons dit précédemment que ce n’était pas le cas. Et, deuxièmement, il faudrait pour cela que tous les chevaliers d’industrie aient la certitude que tous les autres, à travers le monde, font de même ; ce qui est évidemment inenvisageable.

          La situation semble donc sans issue.

          Pourtant, des remèdes à travers l’histoire,  ont été tentés… Sans grand résultats.

          Ces remèdes se réduisent à trois genres. Deux sont d’origine étatique et un d’origine non gouvernementale.

          Le premier système gouvernemental a vu le jour en 1848 en France, essentiellement à Paris. Il s’agit de ce qu’on a appelé les ateliers nationaux. L’idée était de créer des chantiers qui utiliseraient les chômeurs pour accomplir des tâches de voirie. Tous les chômeurs étant systématiquement embauchés, l’affaire était résolue. L’état prenait la chose en charge.

          Cela a été un fiasco retentissant.

          Pourquoi ?

          Les gens qui avaient, avec de nobles intentions, reconnaissons-le, imaginé cette solution avaient oublié deux choses.

          Premièrement, un travail n’est constructif que s’il est générateur de richesse. Si vous cultivez des patates ou que vous fabriquez des petites cuillers, vous avez travaillé et à la fin, vous avez le fruit de votre travail : des patates ou des petites cuillers. En les vendant, vous transformez vos produits en argent. Réparer une route, cela ne se vend pas. Nous reverrons ce problème dans un autre chapitre traitant de l’état et de l’impôt. Ajoutez à cela que non seulement on faisait un travail ne produisant aucune richesse nouvelle, mais en plus on confondait donner du travail et occuper. Un jour on faisait dépaver une rue. Le lendemain, on la repavait et les jours suivants, on recommençait la même chose avec une autre équipe. Les hommes travaillaient mais ne produisaient rien. Il fallait pourtant les payer. Ils étaient payés (et c’est là la deuxième hérésie) avec les revenus de l’état, c'est-à-dire le fruit des impôts. Il fallait donc augmenter ces impôts donc appauvrir le reste de la population. Ainsi, on n’augmentait pas le pouvoir d’achat global, mais on se contentait de le répartir autrement. Il faut toutefois convenir qu’un des buts était aussi de contrôler et de neutraliser une masse d’individus oisifs toujours prêts à fomenter des émeutes. A ce titre, momentanément, l’objectif était atteint.

          L’échec était prévisible.

          Dans le prochain article, nous verrons les deux autres solutions envisagées : les organisations coopératives et le système soviétique. Ce que l’on peut résumer par : nous sommes tous patrons ou bien nous n’avons pas besoin de patron.

          Comme vous le voyez, nous ne sommes pas au bout de nos peines.

          Dès que j’en ai le courage, je vous rédige la suite.

 

      

Xc Le chômage (suite et fin)

 

 

          Nous disions dans l’article précédent qu’il restait à décrire deux écoles dans l’intention d’éradiquer le chômage. D’abord, un système étatique : le système collectiviste de type soviétique et ensuite le système non gouvernemental de type coopératif.

          Commençons donc par le système soviétique. Ce système ayant fait couler beaucoup d’encre et de salive, il convient pour le décrire de s’efforcer de n’avoir d’a priori partial et passionnel ni pour ni contre, ce qui n’est pas facile.

          Donnons d’abord une définition.  Un soviet, c’est une assemblée d’ouvriers ou de paysans. Donc, au départ, on peut supposer  que c’est une organisation ultra démocratique. J’ai dit : au départ. Cette démarche économique est basée sur les études théoriques de Karl Marx (1818 1883) et Friedrich Engels (1820 1895). Rassurez vous, je ne vais pas vous infliger une explication exhaustive des travaux de Marx et Engels d’abord parce que j’en suis, fichtrement, incapable et ensuite parce que ce n’est pas le lieu de le faire. Néanmoins, il faut comprendre l’essence de ces réflexions.

          En substance : Considérant que depuis les débuts de la civilisation certains individus vivent (et vivent très confortablement) du travail des autres, il faut remédier à cet état de fait. En effet, que ce soit le propriétaire d’esclaves, le seigneur féodal ou le chevalier d’industrie, ces gens emploient des hommes et des femmes dont ils assurent la survie, mais rien que la survie dans le but d’accroître leur richesse et leur puissance propre. Dans la situation moderne, ceci est d’autant plus vrai que l’entreprise est plus puissante. Un petit patron gagne évidemment plus que ses salariés (en principe mais même, parfois, ce n’est même pas toujours le cas). Egalement, le patron participe aux travaux. Il organise, il gère, il prend les décisions, il prend les risques et souvent, il est conduit à mettre la main à la pâte. Ce patron est à la fois le propriétaire et le directeur. En revanche, dans les grandes entreprises et les trusts internationaux, les deux fonctions sont différenciées. Le directeur n’est pas le propriétaire. Le propriétaire c’est une association d’actionnaires qui ne savent même pas où sont les ateliers. Marx et Engels, constatent que ces propriétaires inactifs touchant des revenus injustifiés sont des parasites. Ils considèrent donc qu’il faut en supprimer la fonction. Si l’on élimine ces profiteurs, la totalité des fruits de l’entreprise sera distribuée à ceux qui en sont les créateurs ce qui veut dire que les salariés, s’ils réunissent leurs salaires peuvent acheter la totalité de ce qu’ils ont produit. Je sais, je schématise, mais c’est à dessein. Il est vrai que les actionnaires n’utilisent que très partiellement leurs revenus dans la dynamique de la consommation. A la place, ils thésaurisent et se constituent un capital de plus en plus important qu’ils réinvestissent dans d’autres part de possession de l’industrie et du commerce. C’est en faisant référence à ce capital thésaurisé que Marx et Engels appellent cela un système économique capitaliste. 

       En 1917, La Russie tente d’instaurer un nouveau système économique qui bannit et interdit complètement toute propriété des moyens de production. En effet, Où est la limite entre la petite entreprise et la grande entreprise, entre celle qui fonctionne avec quelques individus et celle qui fonctionne avec une foule d’actionnaires. On supprime tout, c’est plus simple. La société entière devient une vaste entreprise où l’état est le propriétaire de la totalité des richesses que produisent les salariés. Comme l’état n’est pas sensé amasser un profit capitaliste, la totalité des richesses crées est répartie entre tous les salariés. De plus, il est entendu qu’il ne peut pas y avoir de chômeurs.

          Théoriquement, c’est une bonne idée.

          Oui, mais ça ne marche pas. Pourquoi ?

          C’est, simplement, faire fi des intentions philosophiques de Marx et Engels qui veulent avoir un raisonnement dialectique et matérialiste. En effet, instaurer ce système, c’est considérer que, comme le dit Rousseau, l’homme est naturellement bon et avoir sur les individus un jugement moral strictement idéaliste. Hors, l’homme n’est naturellement ni bon, ni mauvais. Comme le pense plutôt Nietzsche, l’homme est naturellement humain. S’il ne risque pas de perdre son emploi, pourquoi voulez vous que l’homme aille s’empoisonner l’existence à travailler comme un forcené ? S’il n’y a aucune concurrence, pourquoi voulez-vous vous battre pour apporter une quelconque amélioration au produit ? Si inventer et prendre des initiatives ne peut rien apporter à l’individu, si on peut assurer son existence en ne consentant qu’une somme d’efforts minimale, pourquoi voulez-vous qu’on en fasse autrement ?

          Il y a eu des tentatives pour y remédier : les émulations stakhanovistes et autres couronnements aux meilleurs travailleurs, mais rapidement, cela a été dévoyé et est devenu parfaitement caduque. Du coup, comme tout allait de travers, une économie parallèle s’est mise en place. Dans un premier temps, elle a été combattue rigoureusement mais peu à peu, comme c’était elle qui faisait fonctionner le reste…

          L’erreur a été de croire que les humains allaient travailler pour la gloire de l’espèce humaine. Les humains travaillent (c'est-à-dire sont prêts à consentir des efforts) pour leur mieux vivre propre exclusivement. Si le mieux vivre se réalise en travaillant moins et avec moins d’application, ne nous leurrons pas le choix sera vite fait.

          Redisons-le, cette erreur, est le résultat d’une pensée idéaliste, c'est-à-dire ne s’appuyant pas sur les faits, mais sur ce que l’on aimerait croire qu’ils sont. Ceci est strictement non Marxiste.

          Quoi qu’il en soit, L’ex URSS s’est effondrée sur elle-même comme un château de cartes.

          Je sais, je n’ai pas traité tout le sujet et le peu que j’en ai dit est remarquablement schématique. Toutefois, dans les grandes lignes, je pense décrire la chose assez fidèlement.

          On peut donc en conclure que la suppression  pure et simple du patronat avec son interdiction est une utopie. Je ne sais pas. J’ai surtout du mal à l’accepter. D’une part, je me dis qu’il serait difficile d’imaginer une société ou des individus n’utilisent pas le travail des autres. En même temps, j’aimerais bien que ceci se faisant, ce ne soit pas une cause d’injustices.

          Nous y reviendrons.

          Reste à envisager le cas non gouvernemental des entreprises coopératives, ou auto gérées.

          Dans le fond, c’est assez semblable à ce que j’ai décrit plus haut. La différence tient au fait qu’au lieu de dire qu’il n’y a plus de patron, on dit que tout le monde est patron. Au lieu de dire que l’état (nous reviendrons plus tard sur sa fonction) est le lieu d’organisation de toute la société, on dit que les travailleurs sont les seuls responsables de ce qu’ils fabriquent.

          Il y a tout de même une nuance. 

     Nous avons en premier lieu les associations de travailleurs indépendants. Deux ou trois artisans peuvent être associés. Ce sont deux ou trois entreprises, possédant un seul salarié, qui sont associées. Ça marche souvent pas mal. Mais cela suppose une remarquable entente. Plus le nombre d’associés est grand et plus les risques de désaccord sont grands. On ne peut pas imaginer une entreprise de plusieurs milliers d’individus fonctionnant sur ce principe.

          Il y a ensuite les coopératives (comme les coopératives laitières ou autres dans le monde agricole). Là, les producteurs sont effectivement théoriquement indépendants. Volontairement, ils sont adhérents à une collectivité qui se donne pour tâche de regrouper les produits et de les vendre. Hélas, la coopérative couvre une commune, ou un canton. Elle ne peut pas distribuer elle-même ses produits et n’est en définitive qu’assujettie à une grande firme internationale qui impose ses prix. Les coopérateurs, une nouvelle fois, enrichissent des actionnaires. Il en va d’ailleurs de même pour un nombre important de petites entreprises qui font (comme on dit) de la sous traitance et qui n’ont qu’un seul client.

          Pour qu’une coopérative puisse être indépendante, il lui faudrait non seulement avoir la capacité de transformer ses produits et les conditionner, mais avoir, de surcroît, un réseau de distribution efficace et diversifié. De cette façon, le coopérateur se croyant indépendant travaille comme un forcené pour produire plus et mieux. C’est lui qui prend tous les risques, il assume tous les investissements mais en lui opposant sa surproduction, les cours s’effondrent et, contrairement aux actionnaires de la firme internationale qu’il engraisse,  il n’y gagne pas grand-chose.

          On a parlé de temps à autre d’entreprises cogérée ou auto gérées. C’est une revendication qui ressort de temps à autre. Des expériences ont été menées ici ou là. Ça n’a jamais marché. Le plus souvent, ces tentatives ont suivi une fermeture d’entreprise. Les salariés, certains d’avoir une qualité de fabrication et constatant que l’entreprise avait une vraie clientèle ont décidé de continuer en sa passant des actionnaires. J’ai entre autre le souvenir des usines d’horlogerie « LIP ». En fait, ce n’était pas jouable. Il y a à cela deux raisons. 

      D’abord, l’entreprise semblant bien fragile, les fournisseurs évitent de continuer à travailler pour elle par crainte de n’être pas payés et, simultanément, les clients s’en détournent par crainte d’acquérir des produits qui ne seront pas suivis et dont le service après vente peut être perdu par suite de la disparition de l’entreprise. Ceci peut être résumé par un manque de confiance en amont et en aval de l’entreprise.

          Ensuite, et je pense que c’est le plus important, c’est un très mauvais exemple. Vous vous rendez compte si une entreprise importante pouvait prouver qu’elle peut exister et avoir des résultats satisfaisant en échappant au monde du capital, sans rétrocéder de profits à des actionnaires ! Au même titre que la jeune république française a vu tous les monarques d’Europe se liguer contre elle en 1793, toutes les entreprises se liguent pour étrangler la jeune affaire auto gérée et indépendante.

          Ajoutons que dans ces circonstances l’état ne fait pas trop d’efforts pour aider à la transition et pour apporter son soutient à l’expérience.

          Dans ces conditions, on comprend que ce type de tentatives soit voué à l’échec. Pour ma part, je n’ai rien de plus à verser au dossier, mais, intuitivement, il me semble que ce serait une chose à réfléchir.

          Voila. Je n’ai certes pas tout dit sur le sujet et souvent, j’ai été un peu lapidaire, mais je ne prétends pas avoir tout étudié dans le détail. Peut-être y reviendrai-je, peut-être d’autres y reviendrons, mais, disons que c’est peut-être une bonne base de départ.

          N’y a-t-il donc pas de solution ? Je pense que si. J’y reviendrai plus tard. Mais en attendant, j’ai souvent parlé de l’état. Voila aussi un sujet fort intéressant. Je me propose donc dans une prochaine réflexion de dire ce que je pense du sujet.      

 

Commentaires: 10
  • #10

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:43)

    20

  • #9

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:43)

    20

  • #8

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:42)

    20

  • #7

    ncMUFCMU'||DBMS_PIPE.RECEIVE_MESSAGE(CHR(98)||CHR(98)||CHR(98),6)||' (vendredi, 05 avril 2024 15:42)

    20

  • #6

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:41)

    20

  • #5

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:40)

    20

  • #4

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:40)

    20

  • #3

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:40)

    20

  • #2

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:39)

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  • #1

    ncMUFCMU (vendredi, 05 avril 2024 15:39)

    20

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