MOUVEMENTS REVOLUTIONNAIRES ET VIOLENCE;

ARMEE ET DEFENSE NATIONALE.

 

- Oh! Abel, c'est beau ce que tu viens d'écrire, là. Mais qu'est-ce que c'est? Le sujet de ta dernière spéculation intellectuelle?

- Oui, Nono. C'est le titre. Il ne te plait pas mon titre?

- Mais si qu'il me plait... Tu penses... Venant de toi, il me plait forcément. Tu connais la confiance aveugle que je voue à ta haute qualité de synthétisation mentale.

- Là, je crois deviner en toi, mon cher Nono, comme un brin d'ironie.

- De l'ironie? Moi? Tu me connais!

- Ouais. bah justement.

- Je te dis que je suis admiratif. Encore que, sans vouloir te fâcher, il me semble que ce titre évoque un peu un fourre tout avec des notions bien disparates et un bric à brac fort inorganisé.

- C'est un peu vrai... Du moins, en apparence.

- Ah! Bah, si ce n'est qu'en apparence, seulement...

- Oui, ce sont des choses qui vont ensemble mais qui s'emboitent mal. Plus exactement, elles s'emboitent très bien mais il faut les remettre dans le bon sens.

- Et bien sûr, toi, le grand Abel, tu vas nous trier tout ça et dévoiler à nos yeux ébahis la limpidité de ton analyse des choses.

- Je vais surtout essayer de te montrer que, dans le fond, ce n'est pas si compliqué.

- N'importe comment, moi, je suis pour la non violence. Je suis un pacifiste. Oui, je refuse toute action brutale. Oui, je refuse toute forme de bellicisme. Oui, je refuse les cruautés, les sévices guerriers et les dévastations militaires. Oui, je refuse l'usage de la force. Oui, je refuse tout engagement révolutionnaire entraînant nécessairement des excès sanguinaires.

- Hou! Là! Quelle fougue! Quel emportement... Pour un pacifiste!

- Oui, Abel. Toi, tu ne rêves, qu'agitation; tu ne rêves que révolution; tu ne rêves que plaies et bosses. Moi, je ne désire que fraternité, calme et sérénité.

- Mon pauvre Nono. Qu'est-ce que tu peux en proférer, toi, des bêtises en un temps fort bref.

- Des bêtises? Des bêtises? Tu vois comme tu es naturellement agressif. Je te donne mon avis et, avec toute la hauteur de ton mépris, tu me dis que je suis bête. Je te parle de calme et d'harmonie humaine et tu me renvoies ta vindicte naturelle.

- Attends. Tu me dis qu'un mouvement révolutionnaire est nécessairement sanglant. C'est faux.

- C'est faux? Comment ça c'est faux? Tu en connais beaucoup, toi des mouvement révolutionnaires qui n'ont pas fini par sombrer dans le sang?

- En apparence, tu as raison. Mais en réalité, c'est un raccourci fréquent mais erroné. Une révolution, en soi, ce n'est pas forcément une chose belliciste et sanguinaire. Et même, naturellement, j'aurais tendance à dire que ce ne l'est pas du tout. Oui, j'insiste, ce ne l'est jamais.

Bon, reprenons les choses par le début. Oui, je sais, mon cher Nono, je te l'ai déjà seriné souvent mais je vais encore te l'asséner une nouvelle fois. Une révolution: qu'est-ce que c'est?

- Ça, je sais. C'est un mouvement en courbe fermée autour d'un axe ou d'un point, réel ou fictif, dont le point de retour coïncide avec le point de départ.

- Magnifique!

- Et même, en astronomie, on parle de révolution de la terre autour du soleil ou de la lune autour de la terre.

- Mais ce qu'il en sait des choses notre Nono! Quels progrès! Quelle science!

- Cependant, mon cher Abel, il y a aussi un autre sens.

- Oui, bien sûr, et c'est cela que j'attends.

- Cela indique aussi un changement brusque et profond.

- C'est à dire? Donne moi des exemples.

- Des exemples... Des exemples... Il y en a des foules... Je ne sais pas, moi... La maîtrise du feu, l'invention de la roue, l'usage de l'électricité, les antibiotiques, la relativité et il y en a des quantités d'autres. Ce sont des changements profonds. La vie de l'humanité n'est plus la même après qu'avant. Et brusques; lorsqu'Archimède s'écrie  Euréka, il ne lui a fallu, pour "eurékater" que quelques secondes. Et même si la prise en compte générale du phénomène révolutionnaire prend plusieurs décennies à s'installer, voire plusieurs siècles, ce n'est, somme toute, qu'un bref instant dans la durée de l'humanité.

- Tu as parfaitement raison et je te trouve admirable de sagesse et de pertinence. Il faut, toutefois, ajouter à cela un aspect irréversible de la chose. Comme tu le disais, toi même, après, ce n'est plus comme avant mais, de surcroit, on ne peut plus revenir en arrière. La révolution de Copernic ou celle de Lavoisier, voire même la révolution industrielle du XIXème siècle sont irréversibles. Si l'on tentait de décider que l'on veut revenir à des dispositions antérieures à l'utilisation de l'électricité, il faudrait, détruire tous les appareillages utilisant cette connaissance, en interdire l'enseignement, ne plus jamais en parler ni même y faire allusion et en détruire toutes les représentations graphiques. Et même comme ça, je ne suis pas persuadé, qu'après plusieurs générations, il n'en resterait pas quelques nostalgies qui conduiraient des esprits marginaux à tenter de retrouver de quoi il s'agissait.

Nous sommes donc bien d'accord. Une révolution, c'est un changement profond, brusque et irréversible. S'il manque une seule de ces trois épithètes, ce n'est pas une révolution. Si ce n'est pas profond, cela veut dire que l'on n'a pas changé grand chose et que ce n'est qu'une variante de la situation antérieure. Il y a, certes des aménagements quantitatifs mais pas de modification qualitative. Si ce n'est pas brusque, cela implique qu'il n'y a pas réellement déchirure avec  le passé et que dans le fond on ne se meut que dans une évolution qui ne remet pas en cause la situation existante. Passer de la traction animale à la vapeur, ce n'est pas une évolution progressive et continue de l'amélioration de la locomotion animale. C'est une rupture, une mutation qualitative qui ne peut être que brusque. Si c'est réversible, cela implique que la situation nouvelle n'est pas pleinement satisfaisante, qu'elle est contestable et qu'elle peut être remise en cause. Souvent, lors de grandes innovations révolutionnaires, des individus, pour des raisons diverses, se sont élevés avec véhémence contre les vues nouvelles en en niant le bien fondé. Galilée ou Copernic n'ont pas été acceptés sans difficultés. La circulation du sang, telle que décrite par Ambroise Paré, a longtemps été rejetée par l'université. Il se trouve que l'histoire a donné raison aux novateurs. On peut considérer cette disposition d'esprit qui consiste à nier l'aspect révolutionnaire d'une nouvelle disposition comme une position contre révolutionnaire. Cet esprit contre révolutionnaire aimerait revenir à la situation du passé ou ne croit pas à la réelle valeur de ce qu'on lui propose. Pendant un temps suffisamment long pour qu'on puisse le signaler, des gens ont pensé, en France que le chemin de fer ne serait qu'un jouet à la mode et que cela allait passer. Ils n'en avaient pas conçu l'aspect irréversible, donc, révolutionnaire.

- Alors, selon toi, tout mouvement révolutionnaire engendrerait un mouvement contre révolutionnaire.

- Je n'ai pas dit ça et dans le fond, je n'en sais rien. Cependant, on peut présumer que cela doit être, au minimum, fréquent.

- Comment ça, fréquent?

- Oui, fréquent. Il y a à cela deux causes. La première n'est qu'une forme de paresse. Quand on a des habitudes bien ancrées, on n'a pas envie d'en changer. Tout le monde connaît la justification qui dit "ah! mais c'est qu'on a toujours fait comme ça!". C'est la même chose pour les outils. Si nous possédons un outil grâce auquel nous sommes performant, même s'il est évident qu'avec un engin plus moderne nous irions plus vite avec un résultat amélioré et une fatigue moindre, nous freinons des quatre fers. Pourquoi? Parce qu'il faudrait apprendre à l'utiliser et cela demanderait un investissement de formation gestuel ou intellectuel, et, le plus souvent, les deux. Alors, par paresse, nous résistons. Nous sommes alors, au sens propre du terme, conservateur. Souvenons nous de l'expression: "On ne change pas une équipe qui gagne". Quand j'étais enfant, j'ai connu l'arrivée de la mécanisation dans l'agriculture. Combien de fois ai-je entendu des exploitants s'écrier qu'avec leur cheval ou leur paire de bœufs, ils réalisaient des choses que personne ne réussirait avec un tracteur. C'étaient, certes des virtuoses dans la conduite d'un attelage et il leur aurait fallu apprendre à piloter un tracteur; ce à quoi ils se refusaient farouchement par paresse ou par crainte de ne pas y arriver. On abandonne difficilement une technique que l'on maîtrise au profit d'une autre que l'on ignore. Et puis, un autre exemple très personnel: J'ai longtemps rédigé mes compte-rendu professionnels sur un papier et avec mon stylo favori. Je savais que l'ère de l'informatique était arrivée mais je me faisais tout petit dans mon coin en espérant que l'on m'oublierait. Et puis, un beau matin, la catastrophe est arrivée. Mon chef a décrété que mes rapports étaient illisibles (comme s'il écrivait mieux, lui). Un collègue pour me défendre et avec une pointe d'humour a pourtant suggéré que j'utiliserais un ordinateur quand on en ferait qui "marchent au bois". Peine perdue. Dans la même matinée, je me suis retrouvé avec une machine sur mon bureau.

Tu vois, mon petit Nono que moi aussi, je suis capable d'être conservateur et contre révolutionnaire. Bon, comme je suis un individu que tout le monde s'accorde à admirer pour mon adaptabilité, j'ai vite compris que c'était beaucoup plus simple et rapide que précédemment. Du coup, j'ai retourné ma veste et je me suis mis à ne plus rien rédiger autrement qu'avec la fée informatique.

- Donc, pour toi, à toute situation révolutionnaire, il y a une réaction contre révolutionnaire... Ou, tout au moins, une tentation contre révolutionnaire.

- Je ne serai pas aussi catégorique parce que je ne suis pas persuadé qu'il n'y ai pas d'exemple ou ce n'est pas le cas. Mais, quoi qu'il en soit, je pense que ce doit être le plus souvent.

Cela dit, tu as remarqué, je présume que ces situations révolutionnaires n'engendrent pas des fleuves de sang.

- Tu disais qu'il y a deux causes. Quelle est donc la seconde?

- La seconde est beaucoup plus grave.

- Donc, nous y arrivons.

- Pas davantage. C'est plus grave parce que les gens, au lieu d'être atteints dans leurs habitudes et leurs petites manies sont atteints dans leur intégrité vivrière. Précédemment, nous évoquions la révolution que fut le passage de la traction animale à la vapeur. Oui, c'est bien, tout ça. Mais, dans l'aventure, qu'est-ce qu'ils sont devenus les maîtres de poste? Et les palefreniers? Et les éleveurs de chevaux? Ne peut-on pas présumer qu'ils ont été farouchement contre révolutionnaires? Sur le même sujet, Alphonse Daudet en a tiré une nouvelle tendrement conservatrice: "Le secret de Maître Cornille". Les minoteries mécanisées ont tout de même sonné le glas des anciens meuniers indépendants. Et, comme dit Rousseau, c'est irréversible. Tu remarqueras que la révolution en elle-même n'est pas génératrice de désordres. Celle qui risque d'être agressive c'est la contre révolution.

- Abel, je sens bien que tu es de mauvaise foi. Tu fais des efforts remarquables pour ne pas parler des révolutions sociales ou politiques. Les vraies révolutions, quoi: Celles avec des fusils et des morts.

- Non. C'est la même chose.

- La même chose... La même chose... Si on regarde, ne serait-ce que la révolution française de 1789, côté enchaînement d'évènements sanglants, la prise de la bastille, les massacres de septembre, la guerre de Vendée, la terreur, ce n'est tout de même pas bénin!

- Très juste mon cher Nono. Et tu suggères des arguments qui vont corroborer mes dires. C'est un excellent exemple la révolution de 1789.

- Vous allez voir qu'il va me prouver que pendant la révolution de 1789, il n'y a pas eu d'effusion de sang.

- Je n'ai pas dit ça. Mais regardons-y de plus près. Entrons dans le détail. La prise de la bastille, en soi, cela n'a rien de révolutionnaire. Ce qui avait été révolutionnaire, c'est, trois semaines auparavant, le serment du jeu de paume. Dans un élan d'allégresse, on se jurait de ne pas se séparer avant d'avoir donné une constitution à la France. Pas une goute de sang. Louis XVI, pour contrecarrer cela fait manœuvrer des troupes de mercenaires étrangers en direction de Paris. Ça, c'est la contre révolution. Les parisiens ont peur et veulent s'armer pour se défendre. Ils prennent la bastille. De nos jours, on appellerait ça de la légitime défense. Mais je le redis, ce n'est pas révolutionnaire. Trois semaines plus tard, Dans la nuit du 4 août, on abolit les privilèges. Cela se passe dans un débordement d'enthousiasme. Là aussi, c'est révolutionnaire et là aussi, pas une goute de sang. Un an plus tard, la fête de la fédération, c'est éminemment révolutionnaire, il faut en lire la description faite par Jules Michelet, cela se passe dans la liesse populaire et là encore pas une goute de sang.

Tu me parlais de la guerre de Vendée. Mais cette guerre de Vendée, qu'est-ce que c'est si ce n'est pas précisément fomenté par la contre révolution?

Passons aux massacres de septembre. Certes, ils ont eu lieu. Certes, c'est parfaitement déplorable. Il faut toutefois noter qu'ils ne sont pas le résultat d'un mouvement révolutionnaire. Il faut remettre les choses à leur place. Les troupes impériales sont à quelques jours de marche de Paris. Il y a, dans les prison (à Paris et un peu aussi ailleurs), des gens liés aux aristocrates ayant, de près ou de loin, pris fait et cause pour les troupes d'invasion contre révolutionnaires. Il est remarquable que jusque là, on s'est contenté de les emprisonner afin de les neutraliser. Fin juillet, le Duc de Brunswick signe un manifeste qui ne promet rien moins que de passer les habitants de Paris au fil de l'épée. Cela n'est pas fait pour calmer les esprits. En Août, suite à la prise des Tuileries, le roi va en prison. Les troupes impériales avancent encore. Si elles arrivent à Paris, ces prisonniers passeront à l'ennemi. Dans la ville, c'est la panique. En septembre, la population force les prisons et en massacre les détenus. La chose est d'autant plus regrettable que quelques jours après, la bataille de Valmy va inverser la situation militaire et la république sera proclamée. Ne tergiversons pas, ces massacres ont été une horreur. Mais une fois de plus, ce n'est que le résultat d'une réaction de "légitime défense" même si on peut argumenter sur la notion de légitimité. Quoi qu'il en soit, ce n'est pas une action révolutionnaire, c'est une réaction de défense contre la contre révolution.

Et puis, il y a eu la "terreur". Là encore, nous ne sommes plus dans un mouvement révolutionnaire. La Convention est en train de s'enliser dans ses propres contradictions. D'une part, les tenants d'une révolution bourgeoise se sentent dépassés et ceux qui aimeraient que la révolution aille plus loin ne possèdent pas les outils théoriques dont ils auraient besoin. On s'entre excommunie et comme cela ne suffit pas, on s'entre égorge. Mais, cela n'a rien de révolutionnaire.

- Ouais, et avec tout ça, tu trouves qu'une époque révolutionnaire n'entraîne pas des évènements sanglants.

- Attends, j'ai du mal me faire comprendre, ce ne sont pas les mouvements...

- Oui, si! J'ai bien compris. Ce qui entraîne les évènements sanglants, ce ne sont pas les mouvements révolutionnaires, mais les contre révolutions. Mais, tu m'accorderas que par simple transitivité, Si A entraîne B et que B entraîne C, alors, on peut dire que A entraîne C. Toi qui veux toujours remonter aux causes premières des choses, tu aurais du y penser. Si pas de mouvement révolutionnaire, pas de contre révolution et donc pas d'évènements sanguinaires.

- Exactement. Tu as tout à fait raison et j'avais bien envisagé la chose.

- Bah voyons! Le contraire m'eût étonné. Vas-y, dis moi tout.

- Puisque nous savons que ce qui peut entraîner des situations sanglantes c'est l'importance de la contre révolution, il faut en minimiser les causes.

- Bravo! Monsieur de la Palisse n'aurait pas dit mieux. Si vous ne voulez pas que la grippe rende malade, il faut minimiser la grippe.

- Attends, je suis sérieux. Dans une situation révolutionnaire, quels sont les gens qui vont se laisser séduire par des positions contre révolutionnaires? A priori, j'en vois trois catégories qui, du reste, peuvent se résoudre à deux.

En premier lieu, il y a ceux qui, effectivement, vont être spoliés par la nouvelle situation. Ce sont ceux qui, lors du développement de la vapeur ont perdu leur emploi (meuniers, maîtres de poste, palefreniers et autres). Ce sont tous ceux qui lors d'une novation technique (irréversible rappelons-le) sont atteints dans leur mode de survie. Mais, ce sont aussi (en 1789) les aristocrates qui, suite à l'abolition des privilèges, voient disparaître leur existence, leur essence même. On comprend que tous ces gens entrent, de façon farouche, dans la contre révolution.

En deuxième lieu, il y a tous les gens qui, sans être réellement spoliés, en ont l'illusion et la certitude. Les plus nombreux, parmi ceux-ci, sont les travailleurs indépendants qui craignent que l'on dégrade, voire que l'on supprime, par des règlementations coercitives, souvent à juste titre, leur liberté d'entreprise. Leur méfiance les conduit également du côté de la contre révolution.

En troisième titre, il y a l'immense quantité des individus qui, sans aucune raison, par ignorance et par inculture, manipulés et instrumentalisés par les précédents se rallient aussi à la contre révolution et au conservatisme. Hugo, dans son roman "quatre vingt treize", en brosse un tableau saisissant. Une famille de chouans a été faite prisonnière. Elle raconte toutes les horreurs que le seigneur ou l'église lui ont fait subir (tortures, exécutions sommaires, mutilations, déportation) mais qui s'est quand même ralliée à la contre révolution parce que c'est le seigneur ou le curé qui les en ont persuadés.

Cette deuxième et cette troisième catégorie de personnes peuvent être regroupées en une seule. Disons que ce sont ceux qui, par ignorance, n'on pas compris que la situation révolutionnaire n'allait pas à leur désavantage mais pouvait leur être bénéfique.

- Oui et à quoi cela nous conduit-il? En quoi cela influe-t-il vers une minimisation de la tentation contre révolutionnaire?

- Allons, Nono! Ne te fais pas plus bête que tu n'es.

Dans ces trois groupes d'individus (ramenés à deux), il va de soi que le moins nombreux, et de très loin, c'est le premier. Si ce premier groupe a la capacité d'entraîner dans son sillage un nombre important de représentants de l'autre groupe, la contre révolution sera importante, voire destructrice du mouvement novateur. Dans une vision de survie ou de mort, portés par l'énergie du désespoir, ils n'hésiteront pas à emporter derrière eux ceux de l'autre groupe jusqu'à une situation de guerre civile. (C'est la guerre de Vendée). Inversement, si ce premier groupe est très restreint et s'il n'a pas la possibilité de drainer une foule qui se croit faussement spoliée ou que l'on peut instrumentaliser facilement, il sera bien astreint à ne pas générer des troubles injustifiés.

Pour que la contre révolution prenne corps, il faut trois choses: Que ceux qui nécessairement, dans l'aventure, seront grugés soient nombreux, que ceux qui en ont l'illusion et ceux à qui on pourra le faire croire soient également nombreux. Donc, pour minimiser la contre révolution, il faudra veiller à minimiser les nombre de ces insatisfaits, de ceux qui croient devoir l'être et de ceux que l'on pourra manipuler.

- Encore Monsieur de la Palice. Si l'on ne veut pas qu'il fasse trop chaud, il faut éviter de faire du feu.

- C'est exactement ça. Pour éviter les récriminations, il faut, et il suffit d'éviter de faire des mécontents.

- Oh! Abel! Comme tu es beau grand noble et généreux dans tes élans d'enthousiasme ruisselant d'utopie! Parce que tu y crois, toi, à cette possibilité?

- Je ne sais pas si j'y crois. Mais prenons l'hypothèse que cette situation lumineusement idyllique soit réalisée.

Nous sommes dans un pays qui vient de se donner un gouvernement dont le seul but est de donner satisfaction à la population. La population, cela représente beaucoup de monde. Cependant, comme on peut s'y attendre, quelques individus vont y perdre des avantages. Nous ne sommes pas très loin de l'abolition des privilèges. Ils vont rameuter derrière eux d'autres personnes qui se croiront également atteintes dans leur intégrité. S'ils sont suffisamment nombreux, ils vont pouvoir bloquer l'ensemble de la vie économique. Ils vont emboliser les routes, les gares, les aéroports. Ils vont envahir les services publics (mairies, ministères, préfectures). Ils vont organiser des grandes manifestations qui, même si elles sont pacifiques ( ce qui n'est pas très certain) vont créer des désordres dans les grandes villes. S'ils sont moins nombreux, ils tenteront de faire la même chose, mais leur petit nombre les rendra ridicules et dans le pire des cas, on passera à côté d'eux en les brocardant et en en rigolant grassement. S'ils sont encore moins nombreux, ils ne tenteront plus rien et les choses se feront calmement. Il faut donc éviter qu'ils soient nombreux.

- Oui, je t'entends bien, mais tu ne nous dis toujours pas comment tu vas t'y prendre.

- Oh, ce n'est pas très compliqué.

D'abord, il faut bien réaliser que ceux qui profitent du système en place ne sont réellement qu'une infime minorité. Comprenons-nous bien. Quand nous disons une infime minorité, il ne s'agit pas d'un faible pourcentage. Non! Nous ne comptons même pas en pour mille. Nous serions plutôt en pour dix mille. Les personnes qui tirent leurs revenus (immenses) strictement de leurs capitaux sont extrêmement peu nombreuses. Un gouvernement qui n'est pas au service de la population et qui se dit au service de l'économie, n'est en fait qu'au service de ces quelques individus-la. Un gouvernement au service de la population ne devrait pas se donner comme mission de confisquer quoi que ce soit, mais de rééquilibrer non pas les richesses, mais les sources de richesse. Le but n'est pas de prendre, mais de retirer les monopoles. Nous en reparlerons un autre jour.

Le problème n'est pas là. Le problème, ce sont les gens qui croient faire partie de cette caste et qui, espérant agir pour le groupe dont ils seraient membres en arrivent à se tromper de camp et à lutter contre leurs intérêts. Les petits patrons qui croient bien faire en luttant pour le patronat luttent en fait pour soutenir les immenses consortiums dont il ne font pas partie et dont ils sont, souvent, les victimes.

Les gouvernements à la solde du grand capital ne s'y trompent pas et agissent de toutes leurs forces pour laisser croire que le petit entrepreneur ou le travailleur indépendant fait partie d'une même entité que l'on appelle d'une façon globale le patronat. Cependant, il est clair que le boulanger du quartier qui emploie un salarié n'est pas à ranger dans la même catégorie que les actionnaires majoritaires d'une grande firme pétrolière ou bancaire internationale.

C'est l'art de dévoyer une partie de la population de son intérêt propre. C'est la manipulation des aristocrates vendéens qui ont su entraîner derrière eux leurs paysans dans une guerre qui allait à l'encontre des intérêts de ceux-ci.

La tromperie est savamment organisée.

- Et pour lutter contre cette tromperie, tu t'y prends comment?

- Une nouvelle fois, ce n'est pas très compliqué.

Si un gouvernement au service de la population, dans les premières heures, voire les premiers jours de son accession au pouvoir prend des dispositions, et particulièrement des disposition fiscales, favorables à l'ensemble de la population, gageons que les bénéficiaires de ces dispositions n'auront pas très envie de revenir à l'organisation précédente.

- Tu es vraiment un doux rêveur. Tu imagines que parce qu'un gouvernement, que tu appelles "au service de la population", accédera au pouvoir et prendra des mesures hautement progressistes, l'ensemble de la population lui emboitera le pas comme un seul homme et ira chanter dans les rues les antiennes du progrès et de la liberté. Il ne faut pas oublier, comme tu le signalais précédemment, ceux qui ne comprendront pas leur nouveaux avantages s'opposeront à toutes tes mesures libératrices. Abolir des injustices fiscales, c'est bien et ô combien enthousiasmant. Certes. Mais l'abolition des privilèges, on aurait pu penser que cela aurait généré aussi une jubilation générale et force nous est de constater que cela n'a pas été le cas et la chouannerie a bien existé.

- Tu as tout à fait raison. Ce n'est pas parce qu'on apporte tout cuits des avantages sur un plateau d'argent que les gens vont d'emblée en mesurer l'intérêt. C'est la défiance envers la nouveauté. Il est bon que la population ait faite sienne, et par anticipation, la mutation à laquelle elle est confrontée. Un gouvernement au service de la population qui arriverait au pouvoir sans être porté par cette population risquerait fort de ne pas être compris. De la découle la nécessité absolue pour un parti au service de la population d'avoir un programme clair et précis.

- Un programme clair et précis, fichtre! Et, qu'est-ce que c'est qu'un programme clair et précis?

- Justement. Il y a, à mon avis, un autre grave problème.

Nous avons vécu, et nous gardons en mémoire, l'aventure soviétique. Bien qu'à son aurore elle ait engendré de folles espérances, tout le monde sait comment sa fin à conduit à un fiasco pitoyable et ce qui s'en est suivi. Du coup, à quiconque ose proposer un autre fonctionnement de la société, on lance de façon supérieure: ha! encore un qui veut nous imposer un soviétisme bis! Quand cela est dit, il n'y a plus de discussion possible. La porte est fermée. C'est absurde. Ce n'est pas parce qu'une expérience a échoué qu'il ne faut plus jamais en tenter d'autres dans d'autres directions. Cela revient à considérer qu'il n'y a que deux cas de figure: le capitalisme ou le soviétisme. Le soviétisme a écoué, donc, vous voyez bien qu'il n'y a que le capitalisme triomphant qui soit possible. A l'instant précis où l'on commence à décrire une autre organisation de la société, on se fait traiter de sale bolchevick. C'est un moyen aisé pour couper court à toute tentative de renouvellement de l'humanité. C'est le maître mot par lequel les conservatismes de tous poils entendent garder leur privilèges. L'ombre du soviétisme plane encore sur le souvenir, et autant sur celui de ceux qui y étaient favorables que sur les autres.

Et crois moi, c'est très efficace.

- Donc, tu vois, tu dis toi même que, pour qu'un gouvernement de tes vœux parvienne au pouvoir sans violence, la probabilité est petite.

- C'est vrai. Et de plus, nous en arrivons à la deuxième partie de ce qu'annonçait le titre.

- Ha bon? Parce que ce n'est pas tout?

- Et non mon pauvre Nono, ce n'est pas tout.

Envisageons l'hypothèse par laquelle un gouvernement au service de la population soit mis en place. Tout fonctionne bien. L'immense majorité, voire la quasi totalité, de cette population est ravie et soutient son nouveau gouvernement avec pugnacité. Seulement voila. La quasi totalité, ça ne veut pas dire la stricte totalité. Il y aura quand même des mécontents. Très peu, mais il y en aura. Oh! S'il ne s'agit que de Bébert dans le fond de son jardin, ce n'est pas très grave. Mais, hélas, il ne s'agira pas de Bébert dans le fond de son jardin. Et, du coup, ce sera beaucoup plus grave que ça.

- Allons bon! Quelle calamité vas-tu encore nous découvrir?

- Parmi les mécontents, il y aura nécessairement Monsieur grand actionnaire de multinationale. Ce Monsieur grand actionnaire de multinationale a un pied dans le pays hypothétique dont nous parlons mais, par définition, son aspect multinational fait que son autre pied est installé dans un autre pays qui ne s'est pas donné un gouvernement au service de la population. De plus, ce Monsieur actionnaire de multinationale dispose encore de plusieurs pieds dans plusieurs pays de l'autre camp. Si, si! C'est comme ça. Multinational, cela veut dire multi pieds dans différents endroits. Du coup, pour venir en aide à leur pied qui est en train de s'enliser, ils vont faire appel à leurs autres pieds qui, bien ancrés, pourront venir à la rescousse de leur pied malade.

- Comment ça venir à la rescousse?

- Il y a deux solutions.

La première, c'est le blocus économique. On ne vend et on n'achète plus rien au vilain petit canard d'état qui veut vivre autrement. Si c'est un petit état peu peuplé, il mourra d'asphyxie et de dégénérescence en quelques semaines voire en quelques jours.

Un état petit ne peut pas espérer exister dans le monde moderne s'il est isolé du reste du monde. Andorre ou le Lichtenstein, s'ils veulent vivre au vingt et unième siècle, ne peuvent pas l'obtenir en autarcie.

En revanche, un état vaste, peuplé et diversifié peut l'envisager. L'Inde ou le Brésil doivent en être capables. De plus, si blocus il y a, cela ne veut pas dire que strictement tous les états de la planète obéiront au blocus. On peut, légitimement imaginer que le pays visé par le blocus aura su garder, par-ci par là, des relations permettant des échanges internationaux satisfaisants. De ce fait, il y aura deux sortes d'états. Ceux qui appliquent le blocus et ceux qui ne l'appliquent pas. Il ne peut pas y avoir de neutralité. On ne peut pas, à la fois appliquer et ne pas appliquer un blocus. De ce fait, ceux qui n'appliquent pas se verront pénalisés par ceux qui appliquent mais en même temps seront plus étroitement rapprochés entre eux que précédemment. On risque donc de voir se former deux groupes antagonistes.

- Donc, tu n'envisages rien de moins que de voir se reconstituer la situation de la guerre froide... Brillante espérance!

- Je ne dis pas ça et je ne l'espère pas mais c'est une éventualité. Et, si l'on en reste là, ce n'est pas encore très grave.

Il est amusant de se souvenir qu'une situation de blocus peut avoir des conséquences inattendues. Sous le premier empire, Napoléon avait organisé un blocus contre l'Angleterre (le blocus continental). Mais voila. L'Angleterre le lui a, hou! les vilains!  bien rendu. Dans l'aventure, la France ne recevait plus de produits exotiques d'Amérique. Plus d'Amérique, plus de sucre. Catastrophe! La France s'est donc mise à cultiver intensément la betterave à sucre. C'est comme ça que la France est devenue un grand pays producteur de sucre. Tu vois qu'un blocus, ça n'a pas que des mauvais côtés.

- Tu disais si on en reste là, ce n'est pas grave. Pourquoi?

- Précisément parce qu'on risque fort de ne pas en rester là.

Si les deux états qui ont gardé des échanges divers sont mitoyens, il n'y a pas de difficultés, mais si les deux états sont loin l'un de l'autre, des camions ne pourront pas transiter par d'autres pays favorables au blocus. Des espaces aériens seront fermés. Des bateaux seront arraisonnés en haute mer.

- Tu ne crois pas que tu exagères un peu le catastrophisme?

- N'a-t-on pas vu des navire de guerre israéliens ouvrir le feu sur des cargos turcs se rendant à Gaza?

Il faut renverser ce jeune état qui refuse de jouer le jeu des grandes multinationales. Si le blocus ne suffit pas, on pourra en arriver au coup d'état militaire soutenu par une ou plusieurs puissances étrangères ou à l'invasion pure et simple.

- Tu es d'un optimisme débordant. Tu as des exemples de ce que tu racontes?

- En 1970, un gouvernement est très légalement élu au Chili. Ne tenons pas compte des finalités ni de l'historique de cette situation. Des compagnies internationales, dont la United Fruit, craignant de voir minorées leur prérogatives dans ce pays organisent des mouvements contre révolutionnaires et appellent au secours le soutien des Etats Unis qui, par le biais de la CIA leur prête main forte en favorisant le coup d'état du Général Pinochet le 11 septembre 1973. Il s'en est suivi les horreurs que l'on sait.

En 1792, en France, les ex privilégiés dépossédés de leurs avantages vont pleurer dans le giron de Léopold II (Empereur d'Autriche) puis dans celui de Frédéric Guillaume II (Roi de Prusse) et finissent par obtenir que ceux-ci n'envisagent rien moins que remettre Louis XVI sur son trône avec toutes ses prérogatives. Là, les choses se passeront autrement et nous en reparlerons un peu plus loin.

- Et avec tout ça, tu continues de prétendre que les mouvements révolutionnaires n'entraînent pas des évènements sanglants!

- Avec tout ça, je continue de remarquer que ce ne sont pas les mouvements révolutionnaires qui entraînent des évènements sanglants, mais les mouvements contre révolutionnaires.

- Et pour toi, il n'y a pas de relation de cause à effet entre les deux.

- Si, c'est bien ce que je dis. Il faut briser cette relation de cause à effet... Il faut la rendre peu probable, voire impossible.

Tu remarqueras, toutefois, au passage, que, certes, passer d'une forme de société à une autre peut engendrer des remous et des turbulences entraînant des violences. Mais, en même temps, accepter une forme de servitude sans rechigner et, se courber avec une soumission totale devant les injustices, les exactions et les spoliations des maîtres du monde, n'est-ce pas une autre forme de violence? N'est-ce pas un chantage que de dire: A ceux qui consentent de ne pas relever la tête, nous ne la couperons pas; ou bien, n'est-ce pas une violence que de dire: Nous ne retirerons pas la vie de ceux qui se résignent à ne pas vivre.

Ne rien faire, supporter et subir en silence, c'est la certitude de ne rien obtenir. Tenter quelque chose, c'est risquer de tout perdre mais aussi la folle perspective de tout gagner.

- Abel, tu t'échauffes.

- Oui, je m'échauffe. Mais n'est-il pas plus exaltant de vivre dans l'espérance que dans la peur et la soumission?

Mais revenons à notre sujet. Un état vient de se donner un gouvernement au service de la population. Les autres états vont se liguer contre lui pour rendre aux grandes compagnies internationales leurs avantages mercantiles en danger. Nous avons vu que si un blocus économique ne suffit pas, les états adversaires n'hésiteront pas à aller jusqu'à l'invasion.

Déjà largement avant 1917, Lénine, dans d'autres circonstances dont nous ferons pas le détail, avait considéré que, pour les mêmes raisons, le révolution sociale serait mondiale ou qu'elle ne serait pas.

Une population s'est donné un gouvernement à son service. Les puissances de l'argent, par le truchement de tous les gouvernements à leur service n'hésiteront pas, à la première occasion à vouloir soumettre militairement cette population et son gouvernement. Il ne sera pas nécessaire à ces puissances d'invoquer de véritables raisons d'intervention. Des alibis suffiront. Kant (Emanuel 1724-1804) disait je ne sais plus trop où et je site de mémoire: Quand un prince part en guerre, c'est toujours pour secourir la paix, la société et la foi.

- Hou bah alors! Si c'est Manu qui le dit!

Si une population s'est donné un gouvernement à son service Il faut qu'elle soit prête à sauvegarder son acquisition.

Pour cela, il lui faut quatre choses.

Premièrement: A l'intérieur, parvenir à n'avoir qu'un nombre ridiculement faible d'opposants. Le gouvernement doit être soutenu par un enthousiasme général.

Deuxièmement: garder avec la plus grande énergie de bonnes relations avec d'autres pays proches ou lointains.

Troisièmement: Etre capable, économiquement de palier les effets d'un blocus économique.

Et, quatrièmement, être en mesure de faire face à une agression militaire extérieure.

Nous avons tâché d'exposer les trois premières conditions. Reste donc la quatrième qui n'est pas la plus simple mais tu remarqueras que cette notion était déjà indiquée dans le titre et c'était un peu ça le sujet réel de la réflexion.

- Bah dis donc! Si tout ce qui précède n'était que le préambule, pour arriver au bout de tes spéculations intellectuelles, nous risquons de nous coucher fort tard.

- Oui et non. Tout ce qui précède avait pour objectif d'indiquer à ceux qui, se pensant par là de grands humanistes, imaginent que le pacifisme passe nécessairement par la suppression pure et simple de toute forme de force armée, se trompent. C'est une vision strictement idéaliste. Ce n'est pas parce que je suis paisible que je ne serai jamais attaqué et l'expression "si vis pacem para bellum" reste d'actualité.

- Et tu nous a dit tout ça pour en arriver à la conclusion que si ce gouvernement, cher à ton cœur, arrive au pouvoir, il faut conserver une armée. Il faut continuer d'investir des sommes folles dans un ministère de la défense nationale.

- Encore une fois, oui et non.

Oui, il faut une défense nationale. Non, il ne faut pas concevoir une armée telle que nous la connaissons actuellement. Ce que nous appelons aujourd'hui, en France la défense nationale est à peu près le contraire de ce que devrait être une défense nationale. Une défense nationale est un organisme qui se donne pour tâche de défendre la nation. Ce que nous observons en lieu et place de cela, ce sont des individus qui sont des professionnels de la guerre et qui se vendent à l'état. Ils n'agissent pas pour sauvegarder quoi que ce soit, mais pour gagner de l'argent. Au sens premier du terme, se vendre pour gagner de l'argent cela s'appelle avoir une activité mercenaire. Comme, d'autre part, n'ayant rien à défendre sur le territoire national, ils sont envoyés guerroyer ici où là, Ils sont donc une organisation de mercenaires entraînés à perpétrer des agressions un peu partout dans le monde.

L'armée que nous connaissons en France, et dans divers autres pays, n'est pas une armée de défense, mais une armée d'agression.

Il faudrait reprendre le problème à la base et remettre les choses dans le bon sens.

A quoi doit servir une défense nationale? Nono, Je t'écoute.

- Bah! tu l'as dit toi même: à protéger le territoire national.

- Et qui a le plus intérêt à ce que le territoire national soit protégé?

- Les habitants.

- Alors pourquoi les premiers concernés ne sont-ils pas également concernés par leur propre défense?

- Parce que, au vingt et unième siècle, les armées ont atteint un tel niveau de technicité qu'on ne peut plus utiliser le tout venant du contingent. On ne peut pas former un pilote d'avion en quelques semaines de formation.

- Tu as, comme souvent, raison. Mais, comme souvent, également, tu dis des âneries.

- Et allez donc!

- Dans une base aérienne, combien de personnes y a-t-il, en tout? et combien de pilotes et de techniciens de haut niveau? Qu'une armée ait besoin de spécialistes dans divers domaines, c'est une douce évidence. Mais les autres, les obscures, les sans grades, elle en a aussi besoin... Et en plus grand nombre. Et, pour ceux ci, il n'est pas nécessaire que ce soient des professionnels à long terme mercenarisés.

Une armée de conscription ne peut être que l'image fidèle de la population. Une armée professionnelle n'est l'image de rien. Elle est sa propre image. C'est un état dans l'état.

- Donc, tu voudrais ré institutionnaliser le système de l'armée de conscription qu'à sa fin, tout le monde vomissait.

- Absolument pas. Mais pour qu'il n'y ait pas d'ambigüité, Il faut redéfinir de quoi l'on parle. Il est urgent de décrire les avantages et les inconvénients de chaque type d'armée.

Une armée de professionnels est toujours, théoriquement, prête. Ses composants sont entraînés physiquement et techniquement. Ils sont, de plus préparés à des connaissances de combat, de tactique, voire de stratégie. En revanche, ils ne sont pas une émanation de la population. Ils sont, au sens strict du terme des mercenaires. N'étant pas redevable devant la population mais uniquement devant leurs chefs, ils sont donc manipulables pour fomenter des coups d'état.

Les coups d'état militaires sont suffisamment nombreux à travers l'histoire et la géographie pour que cette notion ne surprenne personne. Il faut toutefois noter que ces coups d'état peuvent aller dans le sens des désirs de la population.

Gamal Abdel Nasser pour son accession au pouvoir s'est appuyé sur le "mouvement des officiers libres". La modernisation de l'Egypte s'en est suivie avec la proclamation de la république.

Le 25 avril 1974, c'est un coup d'état militaire qui renverse la vieille dictature Salazariste au Portugal et prend dans l'enthousiasme général le nom de révolution des œillets.

En revanche, les coups d'état militaires qui visaient à diminuer, voire à anéantir les droits de la démocratie sont légions.

Un dernier défaut d'une armée professionnelle est son manque d'effectifs. Des hommes très bien armés et très bien entraînés, certes, mais, relativement peu nombreux.

Pour une armée de conscription, nous avons presque l'image inversée de la précédente. La haute technicité ainsi que l'enthousiasme des soldats sont on ne peut plus douteux. En revanche, le nombre des effectifs est largement plus grand et demeure au choix du gouvernement puisque c'est une fonction directe de la durée du service militaire. Egalement, l'assise populaire est évidente. Lors de la tentative de coup d'état militaire à Alger le 21 avril 1961, la chose a avorté parce que le contingent n'a pas suivi.

- Bien sûr, Abel, je t'entends bien, mais pourquoi et comment, en France est-on passé d'un système à l'autre?

- Pour bien comprendre les choses, il faut remonter assez loin dans le temps.

Au moyen âge, chaque seigneur féodal entretient, pour sa protection personnelle une poignée de rufians. Si le fief est attaqué, les serfs vont se réfugier dans la forteresse. Cependant, comme il en va de leur vie, ils ne vont pas s'asseoir dans un coin en attendant tranquillement que ça se passe. En cas d'assaut de l'ennemi, ils seront sur les murailles et, encadrés par les soldats de métier, qui en deviennent les sergents, feront part de toutes leurs délicates attentions aux assaillants. Pour repousser et basculer des échelles d'assaut, balancer de grosses pierres ou distribuer des coups de hache, il n'est pas nécessaire d'avoir une formation approfondie.

Quand un prince ou un roi part en guerre, il convoque ses vassaux. Ceux-ci convoquent les leurs jusqu'au plus petit hobereau qui se déplace avec sa poignée de soudards. Le tout forme un conglomérat assez brouillon pour lequel le moment clef de la bataille sera quand les seigneurs, avides de distribuer de grands coups de lance et de montrer leur immense bravoure pourront enfin lancer la charge de leur cavalerie lourde, écrasant tout sur leur passage. Ils feront des prisonniers de haute naissance ce qui leur permettra d'exiger une rançon d'autant plus élevée que la naissance de l'autre est plus haute. C'est la guerre féodale.

Il y a bien des mercenaires à pied, mais ils sont considérés comme des troupes annexes. Les seigneurs féodaux en lice ont avec eux quelques hommes mais ce ne sont que des serviteurs et des écuyers. Le combat et la charge ravageuse, c'est eux.

Il est amusant de constater que César, dans la guerre des Gaules constate déjà que les Gaulois lancent, déjà ainsi, un assaut dévastateur avec une cavalerie lourde, mais que, si on peut soutenir opiniâtrement le choc et que la bataille s'éternise un peu, il devient ensuite beaucoup plus aisé de les mettre à mal. Les guerriers Francs continuent cette habitude que les Carolingiens utiliseront encore ainsi que les croisés partis en terre sainte.

La guerre de cent ans sonnera le glas de cette technique militaire.

A Crécy, en 1346, le nombre et la fraîcheur des troupes est très largement en faveur des Français. Des deux côtés, on constate  des auxiliaires mercenaires. Côté anglais, un nombre important d'archers gallois et côté français un nombre non moins important voire supérieur d'arbalétriers génois. Bref, théoriquement, les Français semblent avoir une supériorité écrasante. Mais, ces mêmes chevaliers français ne sont pas animés par une notion d'ordre centralisé. Ils éprouvent un profond mépris pour les gens de pied (la piétaille). Dans un tumulte brouillon, ils commencent à se mettre en position pour l'assaut. Le Roi Philippe VI de Valois débordé finit par lancer la charge. On lui prête une de ces phrases historiques qui, même si elles n'ont jamais été prononcées n'en restent pas moins significatives de la situation du moment. Il se serait écrié: Marchez moi donc sur le ventre de cette ville ribaudaille qui nous empêche de voir clair. Le fait est que la cavalerie lourde française a bousculé et piétiné dans une grande confusion ses propres unité d'arbalétriers avant d'aller s'empaler sur des épieux que les archers anglais avaient planté dans le sol en avant de leurs lignes pour se protéger. Ils n'avaient pas compris que la guerre n'était pas un tournoi amélioré et en vrai grandeur et que la vision de la guerre des romans courtois n'étaient qu'un mythe.

On pourrait penser que la leçon avait porté. Pensez donc! Dix ans plus tard, à Poitiers on recommence la même bévue. Dix ans... Ils n'avaient peut-être pas eu le temps d'y réfléchir. Alors, ils devaient fort peu réfléchir parce que, encore soixante ans plus tard, à Azincourt, ils n'ont toujours pas compris et persistent dans l'erreur avec toujours la même conséquence calamiteuse.

L'époque des grandes charge a vécu. Peu à peu, la "piétaille" deviendra prépondérante et décisive. Très longtemps plus tard, Napoléon dira même que "l'infanterie reste la reine des batailles". On peut penser qu'il savait de quoi il parlait puisque lui même, de formation, était artilleur.

- Oui, mais avec tout ça, tu ne nous parle pas des armées de conscription.

- Attends. Nous allons y arriver.

A peu près à la même époque, les villes qui avaient su obtenir une franchise se dotent d'une défense que l'on appelle les gardes bourgeoises. La encore, il ne s'agit pas de conscription. Ce sont les notables qui, à l'instar de la noblesse s'attribuent un rôle militaire.

Au dix septième siècle, en France, il y a longtemps que les grands osts féodaux ont disparu. Les rois, pour asseoir leur absolutisme, on retiré aux grands seigneurs leur rôle militaire. Les armées royales, constituées essentiellement de mercenaires de toutes nations sont insuffisantes. On y adjoint des compagnies, de cadets de famille qui ont le choix entre l'église ou l'armée. Cependant, avec les besoins croissants en effectifs liés aux guerres de Louis XIV, Louvois (Michel François Le Tellier marquis de... 1641 1691) crée les milices provinciales qui sont une préfiguration de la conscription. Chaque entité territoriale doit fournir une quantité déterminée de soldats sans que ceci soit lié au nombre de la population. Le plus souvent, le choix se fait par tirage au sort et les possibilités d'exemption sont nombreuses.

- Comment ça un tirage au sort? C'est une loterie?

- Exactement. chaque appelé tire un papier sur lequel est inscrit un numéro qui indique le nombre d'années à accomplir. Cela peut aller de zéro à sept (mais parfois jusqu'à douze). Un appelé ayant tiré un mauvais numéro peut, moyennant finance échanger son tirage avec un autre appelé plus chanceux mais plus pauvre. Théoriquement, le système doit incorporer environ soixante dix pour cent de la population concernée, mais avec le jeu des exemptions, on n'atteint qu'un peu moins de la moitié de cette valeur. Il va de soi que l'enthousiasme guerrier de ces conscrits est on ne peut plus douteux.

La révolution de 1789 va réunir les gardes bourgeoises et les milices provinciales et le tout prendra le nom de "garde nationale". Ces unités auront parfois des comportements troubles et iront jusqu'à s'affronter dans le sud est pour des raisons religieuses. La garde nationale avec ses aléa, durera jusqu'en 1871.

Napoléon ayant un besoin permanent et criard de troupes généralise le tirage au sors. Tout citoyen devra tirer au sors. Les exemptions deviendront plus rares. Emile Erkmann (1822 1918) et Alexandre Chatrian (1826 1890), dans leur roman "Histoire d'un conscrit de 1813", nous racontent comment le jeune Joseph Bertha, malgré une boiterie qui le pénalise depuis l'enfance sera incorporé et comment, lors du tirage au sort, les gens s'insurgent du fait qu'il n'y a plus de zéro ni de un et que les deux sont devenus fort rares.

En 1905, toutes les dispenses sont supprimées et la durée du service militaire, variant selon les époques, est égale pour tous.

Au fil des décennies, le service militaire obligatoire qui n'avait jamais généré de grands élans de jubilation a fini par dresser contre lui un grand sentiment d'écœurement et d'inutilité. Les mouvements pacifistes ont donc eu raison de lutter de toutes leurs forces contre les systèmes militaires.

- Ainsi, pour toi, l'armée de conscription est aussi mauvaise que l'armée de métier.

- Je ne dirai pas ça parce que l'armée de conscription, à cause de son essence populaire a été garante de la sauvegarde d'une certaine légalité et d'une forme de démocratie. En 1961, c'est le contingent qui fait avorter la tentative de coup de force à Alger. En 1907, à Béziers, le 17ème régiment d'infanterie de ligne s'illustre en refusant de tirer sur la foule.

Cependant, il faut bien reconnaître que les systèmes de conscription, dès leur apparition, ont été ressentis (à juste titre) comme une coercition. En France, dès sa généralisation sous le premier empire, il était entendu qu'il ne s'agissait plus de défendre les droits de l'homme et la mère patrie, mais d'aller guerroyer en Espagne ou en Russie, campagnes qui se sont soldées par la fin calamiteuse que l'on sait. Le dix neuvième siècle a été ponctué de guerres coloniales et le second empire  n'a été qu'une suite incompréhensible de guerres lointaines, sanglantes et inutiles (guerre d'Italie, guerre du Mexique, guerre de Crimée). Pour finir, le seul conflit que l'on aurait pu considérer (faussement) comme une guerre de défense (la guerre de 1870) s'est terminée par une débâcle désespérante.

Lors de la première guerre mondiale, malgré quelques semaines pendant lesquelles les hommes ont été porté par ce qu'ils vivaient comme un élan patriotique, les évènement se sont rapidement enlisés dans le bourbier et l'horreur gratuite des tranchées. Puis, les cas de mutineries et de fraternisation ont été suffisamment nombreux pour que l'histoire en ait pris acte ainsi que de leur répression aveugle. J'ai eu un grand père qui avait eu l'honneur et le plaisir de monter à l'assaut au "Chemin des Dames". Il aimait jouer aux cartes. Quand il voyait qu'il allait gagner une donne, à chaque fois qu'il abattait une carte, des réminiscences lui arrivaient. Il s'écriait: "En avant!" Puis à la carte suivante: "On les aura!" Puis, "ils sont à nous!", et enfin: "A Berlin!". Là son ton changeait brusquement et il ajoutait avec amertume: "Et ceux d'en face, ils criaient nach Paris. Fallait-i' êt' cons quand même".

La seconde guerre mondiale qui aurait du être considérée comme une guerre de défense nationale a été soigneusement désorganisée. Il est vrai qu'à l'époque, il était de bon ton de dire: Plutôt Hitler que le front populaire.

Pour finir, en France, l'armée de conscription a parachevé son agonie dans la guerre d'Algérie.

Lorsque Monsieur Chirac à l'extrême fin du vingtième siècle a décidé de la professionnalisation de l'armée et de la fin du service militaire obligatoire, personne ne s'est plaint.

- Donc, il n'y a pas de solution. Tu nous démontres qu'il faut une défense nationale mais tu nous dis aussi qu'elle ne doit être ni professionnelle ni de conscription.

- Ce que tu conclus est très exact et cela résume bien la situation.

- Et toi, naturellement, tu possèdes la solution.

- Bien sûr! Pour un gouvernement au service de la population, organiser une défense nationale, cela revient à donner les moyens, à cette population, de se défendre elle-même. Plus exactement, la population étant souveraine, celle-ci s'est dotée, par le biais du gouvernement qui est son émanation, d'un moyen de défense.

- Et tu crois que les gens vont, comme ça, spontanément, prendre un fusil et aller risquer leur vie ici où là?

- Oui et non. Non parce que les gens, effectivement, n'iront pas "risquer leur vie", comme tu dis, pour une raison qui leur échappe. Mais oui si ces mêmes gens ont la certitude de protéger leur existence même. Les gens n'ont pas envie de servir de "chair à canon", mais ils sont prêts à tout pour défendre leur peau.

A travers l'histoire des exemples d'intervention populaire dans les conflits ne sont pas rares. Les livres d'histoire pour les écoles élémentaires du passé citaient des personnages emblématiques dans la lutte pour défendre des valeurs ou des libertés. Ce n'étaient pas des professionnels de la guerre. Pendant la guerre de cent ans, le "grand Ferré" qui n'était qu'un serf, voyait d'un mauvais œil l'installation des Anglais. Plus tard, le duc de Bourgogne menait une guerre de conquête dans le nord de la France. Le roi Louis XI avait promis des franchises aux cités qui s'opposeraient au Téméraire. A Beauvais, on garde en mémoire une héroïne, Jeanne Laisné qui, à l'aide d'une hache, aurait tué un Bourguignon et lui aurait arraché son étendard (d'où son surnom de Jeanne Hachette). Cela voulait tout de même dire que la population (femmes comprises) était sur les rempart. On se battait pour la franchise.

Plus tard, en 1791 et 92, la patrie est en danger. Il faut sauver les droits de l'homme et l'abolition des privilèges. La foule hurlante qui criait "vive la nation" sur les hauteurs de Valmy était constituée de volontaires et, les mêmes, quelques semaines plus tard, emportaient la décision à Jemmapes.

Lors de la seconde guerre mondiale, en France, il est entendu que la résistance, à elle seule, n'a pas affranchi le territoire national; il faut remarquer qu'elle devait lutter, à la fois, contre l'envahisseur et contre un gouvernement félon à la solde de l'ennemi; mais elle a été déterminante dans son soutien aux alliés et Paris s'est libéré soi même.

Entre 1955 et 1975, un petit pays de 17 millions d'habitants s'est opposé à la plus puissante armée du monde et a fini par l'emporter. Je ne dis pas que le Viet Nam n'a pas reçu de soutien logistique de la Chine ou de l'URSS, mais la guerre, ce sont les Vietnamiens qui l'ont supportée. Les Vietnamiens ont eu l'intelligence de ne pas accepter le choc frontal. La guerre était nulle part et elle était partout. Les Américains auraient aimé aboutir à un affrontement direct dans lequel ils auraient eu un avantage majeur (par leur technologie et leur logistique). Les Vietnamiens ont su leur imposer la guérilla dans laquelle ils avaient l'avantage du nombre, de la connaissance du terrain et de la dispersion des opérations.

Les armées classiques n'ont pas la capacité de faire face à une guérilla. Napoléon Ier, qui n'était pas le dernier venu en matière de stratégie, en a fait les frais. Alors qu'il savait remporter des victoires fulgurantes contre des armées classiques, en Espagne, il s'est enlisé dans des combats secondaires qui n'étaient que des harcèlements épuisants et catastrophiques tant sur le plan stratégique et logistique que sur le moral des troupes. Son armée d'invasion n'était pas prévue pour s'opposer à une guérilla.

- Donc, pour ton gouvernement au service de la population qui doit pouvoir se défendre, tu préconises une armée populaire entraînée à la guérilla.

- Exactement. Tu as tout compris.

- Oui, mais une armée pratiquant la guérilla, cela veut dire des corps francs incontrôlables et parfois opposés, des tireurs isolés, une gentille pagaille d'un romantisme certain, mais sans aucune coordination, des militaires sans aucune formation incapables d'utiliser un matériel très moderne donc fort peu efficace.

- Là, je t'arrête. C'est ce qu'on dit et c'est ce qu'on croit, ou plutôt ce que l'on aimerait à faire croire. Je ne suis pas d'accord avec toi. Ça, ce serait vrai s'il n'y avait aucune préparation. Mais justement, il incombe au gouvernement au service de la population de pourvoir à l'organisation. Crois-tu vraiment qu'au Viet Nam les choses étaient laissées au hasard et que chacun improvisait sa propre guerre? crois-tu qu'il n'y avait pas aussi de spécialistes pour l'usage de telle ou telle arme?

Cela me rappelle une chose. Il y a un nombre respectable d'années, je traversais la Suisse. A cette époque là, les autoroutes étaient peu nombreuses et pour aller de Genève à Winterthur, il fallait emprunter les nationales. A chaque intersection, à l'orée de chaque bosquet, il y avait des hommes en armes avec des véhicules et éventuellement des pièces anti aériennes. C'étaient les grandes manœuvres. Je sais bien que l'armée suisse fait toujours un peu sourire, mais c'était impressionnant. La Confédération Helvétique était en guerre.

- Et comment tu la vois, toi, cette organisation?

- Vaste question. Mais nous allons tenter de trier un peu tout ça.

D'abord, un postulat sans lequel la suite n'a pas de sens. Nous avons montré précédemment que nous sommes dans une situation où la quasi totalité de la population est derrière le gouvernement qu'elle s'est donné. Il s'en suit donc que c'est parce que cette quasi totalité de la population veut s'opposer à une invasion qu'elle mandate son gouvernement pour organiser la résistance. Du coup, c'est toujours cette même quasi totalité de la population, hommes et femmes, qui est prête à "prendre les armes". Je sais bien que cela ne veut pas dire grand chose, mais quand même, une très grosse armée d'invasion (environ cinq cents mille hommes au Viet Nam), se retrouverait, en France, face à une armée de cinquante millions de combattants. Cela voudrait dire se battre, pour les agresseurs à un contre cent. Même si c'est un calcul un peu simpliste et faux, cela ne donne pas l'illusion, au envahisseurs, d'un avantage écrasant. Pour l'Espagne cela ferait un contre quatre vingt et pour l'Allemagne, un contre cent quarante. Et nous ne parlerons pas de l'Indonésie, du Brésil ou de l'Inde.

- Et comment sont formés les combattants?

- Par des stages théoriques et pratiques de courte durée et rémunérés. Il va de soi que le stage de première incorporation sera un peu plus long; il me semble qu'un maximum de trois semaines pour la première fois devrait largement suffire mais au fil des années, cela devrait diminuer en durée et en fréquence. Au même titre, une personne ayant une plus grande responsabilité (disons un gradé) devra suivre des formations plus fréquentes.

- Alors, dans ta formation, qui va faire quoi?

- Il est entendu que chacun sera affecté à une activité la plus proche possible de ses compétences propres en fonction des besoins. Mais le maniement de l'armement reste une nécessité absolue pour tout le monde. De toutes façons, on a moins peur quand on a un fusil à la main.

Pour être efficace, il faut que la mobilisation se fasse à moins d'un quart d'heure du domicile. Les combattants auront ainsi une parfaite connaissance du terrain (ce qui ne sera pas le cas de l'ennemi) et, les gens sont plus décidés à défendre chèrement leur quartier ou leur hameau qu'une tranchée creusée à cinq cents kilomètres.

- Et c'est comme ça que tu vas arrêter une armée d'invasion lourdement équipée. Chaque quartier et chaque hameau sera investi chacun à son tour et personne n'y pourra rien. Tu as une singulière vision de la stratégie.

- Justement, la stratégie sera toute autre.

- Allons bon! Et comment vois-tu ça?

- Il est clair qu'on ne doit jamais accepter la grande confrontation en ligne. Je te rappelle qu'il s'agit d'une guérilla. Alors, imaginons.

Dans un pays, la population s'est donné, avec une quasi unanimité confortable un gouvernement à son service. Une coalition, après diverses manières de rétorsions entreprend de reconquérir militairement le territoire perdu par les puissances financières précédemment régnantes. Il y aura des périodes préparatoires dont nous reparlerons plus tard. Mais, à un moment, nécessairement, on en arrivera à une volonté de conquêtes territoriales. On va voir se déployer une armée puissante, surarmée et nombreuse. Le fer de lance de cette masse est représentée par des véhicules blindés d'une extraordinaire modernité et d'une puissance inégalée. Il ne faut opposer aucune résistance. Vous voulez passer, chers amis? Mais faites donc! Ou est-ce que vous voulez aller? Ah bon... C'est par là. Allez-y, faites comme chez vous. Et, la troupe d'invasion va avancer. Elle va avancer dans un vide ou dans une chose molle. Ne rencontrant pas d'opposition, elle va même avancer plus vite que prévu. Mais, au même titre que quand on avance dans de la boue liquide et sans résistance, à chaque fois que l'on retire un pied pour le poser plus loin le trous que l'on avait fait se rebouche, ce vide, que l'agression aura laissé derrière elle, se refermera. Les engins blindés de très haute technologie et disposant d'une masse écrasante ont un défaut rédhibitoire. Ce sont des gouffre à carburant. Un politicien du passé qui avait une formation militaire (je crois, de mémoire que c'est le général de Gaulle) disait (sur un autre sujet) de façon métaphorique et avec une forme de mépris évidente: l'intendance suivra. Et bien voila. L'intendance ne va pas suivre. Autant un char moderne est indestructible, autant un camion citerne est fragile. Plus le front de choc avancera et plus ses arrières seront découverts et plus ils seront facilement la cible de la guérilla. Au bout d'un temps assez court, les monstre de combat tomberont en panne sèche et peu de temps après, les batteries électriques seront vide. Le char sera immobilisé et sans moyen de se défendre comme un gros scarabée posé sur le dos qui n'a même plus la force d'agiter ses pattes. S'attaquer à l'intendance, cela veut dire effectivement le carburant, mais aussi les munitions et la nourriture. Les agresseurs pourront espérer se fournir dans les produits locaux. Mais qui vous dit que ces produits seront parfaitement sains? Quelques laxatifs ne pourraient-ils pas y être ajoutés? Et croyez-moi, un combattant ravagé de dysenterie, affamé et sans munitions, c'est un combattant qui perd beaucoup de ses moyens. tout cela devrait jouer sur la combattivité des envahisseurs. Conquérir des territoires, c'est chose relativement aisée. Mais ensuite, ces territoires, il faut les contrôler et les administrer et plus leur surface est grande et plus les occupants sont dispersés et plus ils deviennent des cibles faciles et plus cela devient incontrôlable. Contrôler le Luxembourg, cela ne devrait pas poser de problème mais contrôler le Brésil, cela me semble plus aléatoire.

Il faut noter, au passage que le but des envahisseurs n'est pas de tout détruire, mais de tout récupérer. Le but des envahisseurs n'est pas de tout massacrer mais de ré-inféoder des techniciens de valeur et des consommateurs nombreux. Ils sont donc dans l'obligation de tenter de séduire les habitants. Cela limite un peu les exactions dont ils pourraient être capable. Dans le même temps, les habitants sont tous des habitants, donc des civils mais simultanément des militaires et donc dans les deux cas protégés par les conventions de Genève. Ne nous leurrons pas. Les envahisseurs risquent de n'avoir que faire des conventions de Genève. Mais tout de même, cela a de l'importance; ne serait-ce que pour l'opinion internationale.

Si tu savait, mon pauvre Nono le nombre de choses qui peuvent arriver avec un brin de mauvaise volonté et d'imagination. Toutes les infrastructures peuvent devenir tellement douteuses.

- Comment-ça les infrastructures?

- Oui, les ponts qui ne sont pas fiables, les incendies qui se déclarent dans les tunnels, les lignes électriques qui tombent en panne, les tours de contrôle qui, suite à des informations erronées, doivent détourner des avions vers d'autres aéroports, les informations données abusivement, celles qui étaient importantes mais que l'on a oublié de donner sur la qualité sanitaire d'un réservoir d'eau ou de denrées alimentaires. C'est fragile toute ces petites choses la et tellement sujettes à caution.

- Ah oui, je vois. Cela me rappelle une chose que mon père me racontait du temps où il était requis (variante du STO) en Allemagne.

- Et qu'est-ce qu'il te racontait ton père.

- Il était à Brème dans une usine où l'on fabriquait des pièces pour des tourelles de char. Vas savoir pourquoi, parfois, les ouvriers français requis se trompaient dans leur fabrication. Bien sûr, les pièces étaient contrôlées... par d'autres requis, tchèques, ceux-ci, qui, comme c'est curieux, trouvaient les pièces parfaites. Ça devait tout de même les ennuyer et leur faire un curieux effet aux soldats responsables de la maintenance à Stalingrad ou à Koursk quand il s'apercevaient que les pièces fournies n'étaient pas aux bonnes dimensions.

- Voila. c'est cela même. Et bien sûr tout ceci est sans discréditer le fait que dans les villes et les villages, chaque fenêtre, chaque coin de rue, chaque soupirail est susceptible, si peu qu'il y ait un chemin de repli  d'abriter un ou plusieurs tireurs cachés. Dans les campagnes, chaque bosquet, chaque grange, chaque ruine, chaque détour de route ou de chemin peut masquer un risque d'embuscade. Si les régions de campagne ouverte restent à peu près fiables, celles de bocage, de forêt ou de montagne, en revanche, ne seront jamais sécurisées. Pour les occupants, la jolie petite promenade à vélo un dimanche après midi où il fait beau est une extravagance mortelle. Les envahisseurs, assez rapidement, devront se cantonner dans des réduits théoriquement inexpugnables, mais peu, mal, voire pas du tout approvisionnés. Approvisionnement, souvenons nous que cela veut dire: Carburant, munitions, nourriture, électricité et eau. Pour les envahisseurs, une situation comparable à ce qu'on a appelé au Viet Nam la peau de léopard devrait assez rapidement s'installer. Ils tiennent, certes solidement, des taches dispersées sur le territoire, mais dans ces taches, ils sont, en fait leurs propres prisonniers. Conquérir un territoire est une chose. Le soumettre, l'administrer et le contrôler en est une autre. Il faut soigneusement organiser et systématiser la résistance et la guérilla.

- Et qui centralisera cette guérilla? Si le pays est envahi, il n'y a plus de pouvoir, donc d'organisation centrale.

- Non. Pour deux raisons. D'abord, si le pays est assez vaste, nous avons dit que derrière l'invasion, la résistance se refermera. La ligne d'assaut, trop loin et coupée de ses arrières sera privée d'intendance. La marée exsangue viendra mourir, d'elle même, comme les vagues épuisées sur les sables des plages. D'autre part, pourquoi veux-tu que le gouvernement, avec une image passéiste se réunisse dans une jolie salle officielle d'une grande ville qu'on appelle la capitale? C'est le contraire qu'il faut faire. Les grands responsables du gouvernement doivent être dispersés, cachés et changer souvent de lieu (ce qui était la technique de Yasser Arafat en Palestine). Au vingt et unième siècle, ils disposent de moyens de communication suffisamment nombreux et fiables pour débattre, se concerter et décider en étant répartis dans les endroits les plus insolites. Enfin, nous avons vu que si le pays envahi est suffisamment vaste et varié, il restera nécessairement assez de zones non envahies ou mal contrôlées par les envahisseurs pour y abriter des membres du gouvernement. Il est à noter que, dans une situation et des finalités complètement différentes que nous réprouvons, des guérilléros afghans peuvent, sans vergogne et avec une aisance évidente tenir en échec une coalition nombreuse.

- Donc, si j'ai bien compris, pour toi, la défense nationale doit s'organiser pour être une guérilla qui, refusant la grande bataille décisive, organise l'usure et l'épuisement de l'envahisseur.

- Oui, c'est ça: l'épuisement et la démoralisation.

- Même si j'ai encore des inquiétudes, je crois comprendre à peu près ce que tu imagines. Cependant, tout à l'heure tu me disais que, avant l'invasion terrestre, il y aura des périodes préparatoires dont nous reparlerons plus tard. Cela m'inquiète. Que voulais-tu dire par là?

- Justement! Tu fais bien de me le rappeler. Plus tard, c'est maintenant.

Depuis fort longtemps, dans les batailles, avant de lancer les lignes d'assaut et pour "nettoyer" le terrain, on arrosait copieusement l'adversaire de pierres, de flèches, de feus grégeois et de toutes sortes d'autres projectiles. Quand l'artillerie est apparue, ce rôle lui a été dévolu et, lors de la première guerre mondiale on sait les préparation d'artillerie, précédant les attaques massives, qui écrasaient, sous les bombes, pendant plusieurs heures, les lignes visées. De nos jours, ceci est dépassé et c'est à l'aviation, et à des tirs de missiles, que revient cette tactique. Varsovie, Londres, Hanoï ou Bagdad en sont des exemples. Il faut toutefois remarquer que Londres ou Hanoï ont réussi (douloureusement) à résister à ces déluges de feu.

Il s'en suit qu'il faudrait porter la plus grande attention aux forces aériennes. Cette attention devrait porter sur deux directions. D'abord, se prémunir contre l'aviation agressante et, secondement, avoir soi même sa propre aviation de défense.

- Ah bon. Parce que selon toi, il y a deux sortes d'aviation.

- Exactement. Se prémunir, cela veut dire, pour les grandes agglomérations, les centres industriels et les nœuds de communication, évacuer toute la population qui n'a pas une réelle utilité locale et particulièrement les enfants qui sont dispersés dans les zones rurales (Londres et Hanoï avaient évacué leurs enfants et même Hiroshima). Dans le même temps, tous ceux qui restent sont affectés, en cas d'alerte, à des postes de défense anti aérienne. Atteindre un avion en vol est une question de probabilité. Plus il y a de postes de tir et plus la probabilité de toucher des appareils est grande. De plus, remarquons-le encore, celui qui a en main une arme de défense a moins peur que celui qui n'en a pas. Egalement, le territoire doit être hérissé de batteries anti aériennes de tous modèles. Une escadrille se rendant à un lieu quelconque pour une opération de bombardement doit être harcelée en permanence à l'aller comme au retour et quelle que soit son altitude de vol. Il faut retirer, aux pilotes de l'agression, leur sentiment de supériorité et d'invulnérabilité.

Secondement, avoir soi même sa propre aviation de défense. Ici encore, la conception d'une aviation est complètement différente. Il s'agit de se défendre et non d'agresser. Agresser, cela veut dire transporter une lourde charge de bombes à une distance importante (les avions qui ont bombardé Dresde sont partis de l'Angleterre ceux qui allaient sur Bagdad décollaient du golfe persique). Cela implique des appareils lourdement chargés en munition et en carburant. Ces avions lourds sont donc plus grands, moins rapides et moins maniables. Inversement, des avions de défense évoluent dans des secteurs plus petits et leur armement est plus léger ce qui leur permet d'être de plus petite taille donc plus rapides et plus maniables. Une aviation d'agression est constituée largement de bombardiers alors qu'une aviation de défense ne comporte pratiquement que des chasseurs. Une aviation d'agression voit ses escadrilles décoller de grandes bases centralisées. Pour une aviation de défense, de grandes bases centralisées sont, vu du ciel, des cibles trop faciles. Lors de la "guerre des six jours", l'aviation égyptienne a été détruite au sol dans la première heure de conflit. Si les avions avaient été dispersés, cela n'aurait pas pu avoir lieu. Il est plus facile de camoufler un avion isolé au sol que tout une escadrille. Des chasseurs de défense doivent être capables de décoller d'un parc à vaches et de s'y reposer. Pour une escadrille dont les appareils sont dispersés, avec un peu d'entraînement et un signal de départ précis, se regrouper à la verticale de tel ou tel village, cela ne doit pas être bien compliqué et ne doit prendre que quelques secondes.

Ajoutons à cela deux détails d'importance. Un avion chasseur tel que décrit, cela doit couter largement moins cher qu'un bombardier et dans le même temps, l'usage de porte avions devient complètement obsolète puisqu'il ne s'agit plus d'aller porter la guerre à l'autre bout de la planète. Tu imagines l'économie que cela représente l'abandon de ces monstrueux gouffres à richesse? Du coup, il y a deux résultats possibles. Ou bien l'armée de l'air coute beaucoup moins cher ou bien, à prix égal, elle devient largement plus performante pour la défense. On peut même imaginer une solution qui s'installe un peu entre les deux dispositions: Elle est plus performante et moins couteuse.

Il va de soi, naturellement que lors de combats aériens, si un avion est touché et que le pilote parvient à s'extraire de son engin, si c'est un partenaire, il est immédiatement secouru par la population et si c'est un ennemi...

- Oui, il est également, immédiatement, secouru par la population mais devient prisonnier.

- Justement, à propos de prisonniers. Là encore, la disposition d'esprit va être différente.

- Bof! Un prisonnier, c'est un prisonnier, non?

- Non, justement. Dans un temps très ancien, disons pendant les grandes antiquités classiques, lors des guerres et des batailles, faire des prisonniers, cela consistait à capturer des esclaves. Il faut même remarquer que, en Egypte et en Mésopotamie, nombre de campagnes ont ainsi été organisées dans le seul but de refaire le cheptel d'esclaves. Très tardivement, les Turcs ont continué cette pratique. La plus célèbre de ces victimes des raids barbaresques est sans doute Miguel de Cervantès qui fut vendu en Alger en 1575. Cependant, et à des dates variées selon les lieux, dès que le commerce des esclaves perd son intérêt, les prisonniers deviennent encombrants et, au même titre que par compassion humaine on achève les blessés, on les exécute sur le champ de bataille même. Lors d'une bataille, la seule issue pour un guerrier vaincu c'est la fuite ou la mort. On peut considérer que ce principe va jusque dans la deuxième moitié du dix neuvième siècle. En 1859, Henri Dunant, homme d'affaire suisse en voyage dans le nord de l'Italie découvre les dégâts humains de la bataille de Solferino. Il n'aura de cesse d'initialiser ce que l'on appellera, par la suite, les conventions de Genève et la croix rouge qui sera suivie par le croissant rouge.

Le problème est-il réglé? Oh que non! Si les conventions de Genève sont à peu près respectées lors de la première guerre mondiale, il n'en est pas de même pour la suite. Pendant la seconde guerre mondiale, même si les prisonniers de guerre du front ouest bénéficient des traités, il n'en va pas de même sur le front est. Les prisonniers russes sont souvent exécutés sur place et dans le meilleur des cas, ceux qui sont internés dans des camps de prisonniers subissent des traitements largement plus inhumains que les ressortissants de l'ouest. Réciproquement, les prisonniers de la Wehrmacht sont déportés dans des camps sibériens et nombreux y mourront dans des conditions déplorables. Tout cela sans oublier les francs tireurs et partisans qui étant considérés comme des terroristes seront assassinés sur place.

De nouveaux chapitres sont ajoutés aux conventions de Genève concernant les francs tireurs et partisans et les populations civiles. Peine perdue. Les guerres coloniales ajoutent leurs chapelets d'horreur. En Algérie, il ne peut pas y avoir de prisonniers de guerre puisqu'il n'y a pas de guerre. Il n'y a pas d'ennemis, il n'y a que des rebelles assimilés à des bandits et on assassine par villages entiers ceux qui ont osé abriter ces rebelles. Au Viet Nam, outre les exécutions sans jugement, les cages à tigres sont remises en vigueur et ne parlons même pas, pour l'Iraq des exactions d'Abou grahib ou de Guantanamo.

Cela ne veut pas dire qu'il faille dénigrer les conventions de Genève, mais il faut bien reconnaître que leur efficacité est souvent relative.

- Oui, c'est bien gentil, tout ce que tu racontes, mais qu'est-ce que ça change, dans le cas qui nous intéresse, à propos des prisonniers?

- Cela change beaucoup de choses. La vision de la guerre n'est plus la même. Pendant un temps fort long, les vaincus sont, sous la forme d'esclaves, une main d'œuvre importante. Cette main d'œuvre perdant son intérêt, pour éviter que les armées ne se reconstitue, les prisonniers, on les tue. Pendant une longue partie du moyen-âge, si un prisonnier est riche, on lui demande une rançon. C'est donc, une source de revenu. C'est parce que ces chevaliers de la guerre de cent ans n'avaient pas compris que cette époque était révolue qu'ils ont essuyé les sanglantes défaites de Crécy, de Poitiers ou d'Azincourt. Bref, pendant un bon demi millénaire, on exécute les prisonniers. Arrivent les accords des conférences de Genève. On doit respecter les accords humanitaires qui en découlent. Mais voila, ces prisonniers, il faut les parquer quelque part. Il faut les loger, les chauffer et les nourrir. Cela coûte cher. Alors, on joue le jeu dans l'espérance que les autres feront de même mais on y met quand même un peu de mauvaise volonté. Quoi qu'il en soit, lors des batailles, le but reste, tout de même, de faire le plus de morts possible... Ou, comme on dit, avec l'élégance militaire que l'on connaît, d'individus mis hors de combat. Ce qu'il faudrait faire, c'est le contraire.

- Comment ça le contraire?

- Le but visé serait de faire le plus de prisonniers possible.

- Ah bon? Et pourquoi?

- D'abord, dans un simple soucis humanitaire de tuer ou blesser le moins de monde que l'on peut. Dans un deuxième temps, dans une vision pédagogique, afin de montrer que la solution de société que l'on a choisie n'est pas si mauvaise que ça et de générer chez les prisonniers un minimum de sympathie. A ce titre, il ne faudrait pas les confiner dans d'immense camps à l'intérieur desquels ils ne pourraient, perclus de misère physiologique, que maugréer et imaginer entre eux des espoirs de revanche, voire de vengeance. Au contraire, il faudrait les disperser en toutes petites unités à travers le territoire national sous la garde de la population. Cela éviterait, outre, la possibilité pour l'armée agressive de concevoir une énorme opération se donnant pour but d'aller libérer un immense camp de prisonniers et, ainsi, reconstituer des unités disparues, de permettre à ces prisonniers, mêlés à la population qui s'est donné un gouvernement à son service, de concevoir que leurs véritables ennemis ne sont pas leurs geôliers mais bien les gouvernement qui les ont envoyés combattre leurs égaux. A ce titre, ils devraient, sur la base du volontariat et contre une rémunération être intégrés au tissus social en fonction de leurs compétences professionnelles.

D'autre part, au lieu de laisser planer un doute quand à la mort ou la disparition de ces combattants, il serait important d'informer leurs familles de leur situation et de leur état de santé. Si, de plus, ces prisonniers pouvaient, par courrier, confirmer la chose, ce serait parfait. Le but n'est pas de se comporter à leur égard en tortionnaires. Enfin, toujours ces mêmes prisonniers, on devrait leur tenir le discours suivant, afin qu'ils puissent le transmettre à leurs proches, amis, parents et collatéraux: Rentrer chez vous? Mais bien sûr que vous allez rentrer chez vous. Dès que vos collègues auront évacué notre territoire et, bien sûr, dès que les gouvernements qui vous emploient nous auront indemnisé des dégâts matériels et moraux qu'ils nous ont infligés.

- Et tu crois que cela suffirait pour que ce soit réciproque?

- Bien sûr que non! Les envahisseurs continueraient à se comporter en envahisseurs dévastateurs et génocidaires mais ce n'est pas parce que j'ai un voisin qui est une sombre brute imbécile que cela doit m'inciter à l'imiter.

- Si je comprends bien, tu n'envisages rien moins que de voir des soldats de l'invasion retourner leur veste et changer de camp.

- Je n'en fais pas une finalité en soi, mais une potentialité à ne pas refuser. Du reste, il est dans la nature de mercenaire de se vendre au plus offrant. D'autre part, il est de la plus grande importance pour le reste du monde que l'on sache comment sont traités les prisonniers. Il est entendu que même avant le conflit, a l'intérieur des pays agresseurs, il y avait des sympathisants pour cet état qui s'est donné un gouvernement à son service. En augmenter le nombre ne pourrait que mettre plus mal à l'aise ces ministres et chefs d'états bellicistes prêts à toutes les horreurs pour récupérer leurs privilèges financiers. Pendant la guerre d'Algérie, des manifestations et des slogans sur les murs informaient, si cela avait été nécessaire, qu'une grande partie de la population s'opposait aux comportement officiel et le gouvernement, se sentant largement désavoué n'en ressortait qu'affaibli. Au même titre, pendant la guerre du Viet Nam, il ne se passait pas de jours sans qu'il n'y ait de manifestations pacifistes devant la Maison Blanche appelant le retour des GI. Dans le même temps, dans les pays non belligérants, il peut y avoir des appuis et les habitants non directement concernés peuvent appuyer fortement leurs gouvernements pour que ceux-ci influent dans le sens de la cessation de l'agression.

Tu vois, Nono, que la façon dont on traite les prisonniers n'est pas sans importance.

L'opinion internationale sans être complètement décisive peut avoir une forte incidence.

- Ça semble, a priori, intelligent ton histoire, mais quelle réorganisation! Non seulement il faut tout repenser autrement, mais même l'armement doit être modifié de fond en comble.

- Justement. Tu fais bien d'en parler de l'armement. Là aussi, il y a une ambigüité qu'il faudrait lever.

-  Allons bon! Même les fusils sont ambigus? Où va-t-on,? Mais où va-t-on?

- Ne ris pas. Les fusils, c'est à dire, symboliquement, l'ensemble de l'armement, sont considérés de façon ambigüe et paradoxale.

- Si tu le dis... Nous voulons bien te croire, mais, explique-nous quand même.

- Nous fabriquons des armes. A priori, nous pourrions penser que c'est pour nous défendre. Alors, nous les fabriquons les plus efficaces, les plus opérantes, les plus performantes possible.

- Oui, bien sûr. Le contraire serait déraisonnable.

- Et quand c'est fait, nous prenons notre bâton de pèlerin pour parcourir tous les pays de la planète afin de leur vendre ces armes tellement meilleures. C'est un peu comme si, lors d'une bataille du XVIIIème siècle, quand les deux armées sont bien en lignes prêtes à ouvrir le feu, un brave type s'avançait au devant des ennemis et leur disait: Attendez! vos fusils sont complètement archaïques et dépassés! Prenez ceux-ci vous allez voir comme ils sont plus modernes et supérieurs et comme ils vont faire largement plus de ravages dans nos rangs.

- Tu as raison mais ceci n'est pas à proprement parler une nouveauté et les "marchands de canons" qui ont bâti des fortune colossales en vendant du matériel simultanément à deux armées belligérantes sont suffisamment nombreux pour ne pas passer inaperçus.

- C'est bien là que réside l'ambigüité. On essaie (et on réussit) de laisser entendre que telle ou telle entreprise est une entreprise nationale qui se donne pour mission de fournir à la population le matériel nécessaire à sa propre défense alors que ce n'est qu'une entreprise commerciale prête à vendre n'importe quoi à n'importe qui pour la plus grande satisfaction de ses actionnaires. On vend des chars de combat, on vend des avions, on vend des navires de guerre, on vend des missiles. Elle est où, là dedans la défense nationale? Mieux! On fabrique des matériels d'une technologie d'avant garde. Le descriptif sur papier est certes important. Voir les engins bien rangés dans des hangars, c'est mieux. Montrer des manœuvres de simulation de combat, c'est encore mieux. Mais, franchement, mon cher Nono, si un gouvernement que l'on contrôle accepte d'aller guerroyer ici ou là pour pouvoir montrer, en vraie situation de combat, en vraie grandeur, l'extrême qualité du matériel proposé, quel meilleur forme de publicité pourrait-on imaginer pour convaincre de petits dictateurs locaux dans l'achat de leur armement au bénéfice, ne l'oublions pas des actionnaires de l'entreprise?

Une nouvelle fois, elle est où, là dedans, la défense nationale?

- Donc, tu voudrais interdire les entreprises de fabrications d'armes?

- Absolument pas. Mais je voudrais: premièrement, qu'elles soient considérées comme des entreprises privées soumises à la libre concurrence. Ce n'est pas parce qu'il y a une boulangerie dans la rue que l'on doit obligatoirement y acheter son pain. Si on préfère la baguette du mitron de la rue d'à côté, on a parfaitement le droit d'y aller. Deuxièmement, il me semble qu'un matériel de défense gagnerait à un peu de discrétion voire de secret. En conséquence,  une fabrication présentant un aspect commercial est irrationnelle voire saugrenue: J'ai une arme secrète alors, je vais la montrer à tout le monde.

Nous reparlerons un autre jour de la notion d'entreprise publique, ou privée, d'entreprise nationale ou associative. Là n'est pas le sujet d'aujourd'hui mais, du coup, nous serons conduits à reparler d'armement. Cependant, et sans préjudice de réflexions ultérieures, il me semble qu'une notion d'entreprise d'état s'impose, au moins provisoirement.

- Mais dis moi, Abel. Avec ton système de secret militaire renforcé dans les armements jusqu'au plus rudimentaire des lance pierres, tu exclus totalement la possibilité, pour un état, de venir au secours, en fournissant des armes, à une population amie.

- Pas du tout! Il y a tout de même une large nuance entre venir en aide à des amis en difficulté et vendre du matériel militaire! Aider des amis, c'est assez différent d'enrichir des actionnaires sur le dos de nations qui ne demandent rien. Vendre des missiles, des navire de croisière ou des avions de bombardement à qui que ce soit, ce n'est pas mu par un sentiment de confraternité, c'est du commerce. A l'opposé, secourir une population amie en détresse, cela se fait gratuitement. Même s'ils avaient d'autres arrières pensées, lorsque les Soviétiques ont fourni des Mig aux Vietnamiens, je n'ai pas l'impression qu'ils les leur aient facturés. Le soutien et le commerce sont deux choses différentes et, certainement incompatibles.

- Abel, je t'ai bien écouté. J'ai été très attentif aux méandres de ton discours. Cependant, malgré tout ton bon sens et tes efforts vers un progrès du mieux être de la population, je vois encore quelques notions que, à mon avis, tu ne résous pas.

- Je t'écoute.

- D'abord, toute ta refonte du dispositif de défense militaire, cela ne se fera pas, même avec la meilleure volonté de la population et de son gouvernement, en quelques jours sous le simple effet de la volonté démocratique et progressiste d'un claquement de doigts.

- Là, tu as parfaitement raison. Passer d'un système à l'autre, cela prendra nécessairement plusieurs années. Tant pour la préparation militaire des individus que pour la fabrication du matériel que pour l'organisation des infra structures tant locales, que régionales, que nationales. Il sera donc primordial, de hâter la conversion. De plus, une population qui vient de se donner un gouvernement à son service, toute dans la satisfaction de sa nouvelle situation, éblouie par sa marche vers un bonheur renforcé, risque de ne pas voir arriver le danger. En revanche, l'agression militaire ne se fera pas le lendemain matin des élections qui introniseront le nouveau gouvernement au service de la population et les choses ne se confirmeront que peu à peu. Cela laisse un peu de temps pour s'organiser. Pas assez, certes, mais en ayant envisagé la possibilité à l'avance, cela permet, peut-être, de parer au plus pressé. Nonobstant, il ne faudra pas négliger l'apport éventuel des anciens mercenaires dans leur technicité. Mêlés à la population qu'ainsi ils réintègrent, ils ne sont plus instrumentalisables pour des coups d'état, mais deviennent des conseillers et des spécialistes non négligeables. Ce serait le même principe que l'amalgame en 1792. Dans les armées de la révolution, les blancs (ex soldats des armées royales) apportaient leur métier et les bleus (volontaires du moment) leur fougue et leur patriotisme.

Quoi qu'il en soit, ta remarque reste une réelle préoccupation qu'il ne faut pas négliger.

Et quelles sont tes autres questions?

- Financièrement: Ton vieux matériel, celui que tu ne veux plus utiliser, tu ne vas pas le revendre?

- Ce ne serait pas impensable, mais c'est peu vraisemblable.

- Donc, il va tranquillement rouiller dans un coin?

- On peut le penser.

- En revanche, ton nouveau matériel, il va falloir le payer.

- Evidemment.

- Donc, d'une part, ton matériel existant, tu vas le mettre à la ferraille et, d'autre part, tu envisages d'en fabriquer un autre de remplacement pour armer la totalité de la population.

- C'est exact.

- Est-ce que tu imagines le prix que cela va couter?  Le prix, bien sûr, mais aussi la main d'œuvre nécessaire car, cette main d'œuvre, pendant qu'elle travaillera à cette fabrication qui ne crée aucune richesse ne pourra pas être utilisée pour fabriquer des assiettes, des chaussures ou des moulins à café, choses qui elles sont productrices de revenus. Ton aventure ne risque-t-elle pas d'être ruineuse pour la population au service de laquelle tu prétends être?

- Tu as raison. Oui, tu as raison. Mais dans la situation précédente, les prix de revient des efforts en armement sont déjà monstrueux. Il se pourrait que le simple transfert des financements d'un secteur sur un autre puisse suffire. Avec le prix d'un sous marin nucléaire, on en fabrique beaucoup des armements légers et même des batteries anti aérienne moyennes. Il faudrait, dans un premier temps, se contenter de réorienter le type des fabrications. Cela dit, tu as parfaitement raison quand tu constates que l'industrie militaire est une production parfaitement stérile. Elle ne crée aucun produit utile de consommation au service des gens.

Et à part ça?

- A part ça, oui, à part ça.  Les anciens cadres de l'armée, les officiers supérieurs, qu'est-ce que tu vas en faire? Parce qu'il ne faut pas oublier qu'au Chili, Salvador Allende avait misé sur leur légalisme. Il a perdu son pari et on sait ce qu'il en est advenu.

- Une nouvelle fois, Nono, tu es très pertinent. Cependant, la situation est différente. Allende avait modifié le gouvernement, mais pas l'armée sur le loyalisme de laquelle, il comptait effectivement. Or, ici, c'est différent puisque, précisément, c'est l'armée que nous modifions. Nous lui retirons son aspect mercenaire pour lui rendre sa vertu populaire. Je te rappelle qu'à Alger, en 1961, le contingent n'a pas suivi les généraux félons. Cependant, même s'il serait pertinent de rester circonspect quant à la droiture de ces officiers supérieurs, a priori, on pourrait imaginer, dans la mesure où ils l'acceptent, de les pérenniser dans leurs fonctions tout en en modifiant qualitativement le sens.

Ai-je répondu à toutes tes questions?

- Momentanément, oui. Je dis bien momentanément parce qu'il n'est pas certain que d'autres ne surgiront pas plus tard. Il y a juste une disposition d'esprit qui me chagrine. Nous parlons depuis un bon moment de guerre et de dispositions militaires et je dois bien t'avouer que moi, cela me chagrine. Au fond de mes entrailles, j'ai l'impression de me trahir moi-même.

- Oui, Nono. Moi aussi. C'est la raison pour laquelle un gouvernement au service de la population devrait, d'abord et avant tout user de toutes ses forces pour éviter d'en arriver à de telles extrémités. Quitte à accepter quelques concessions sur des sujets secondaires, il devrait tout mettre en œuvre pour sauvegarder la tranquillité.

- Cela est certain, mais alors, pourquoi toutes ces considérations sur la meilleurs façon de préparer la guerre?

- Parce que, comme nous le disions tout à l'heure, il n'est pas question d'avoir un comportement agressif mais d'être prêts à se défendre, à se protéger. Ce ne sont jamais les populations qui ont envie d'aller ici ou là guerroyer et servir de chair à canons. Inversement, ce sont toujours les tenants de la haute aristocratie, autrefois nobiliaire et terrienne et aujourd'hui industrielle et financière qui ne rêvent que de conquêtes pour agrandir leur puissance et leur richesse. Il s'en suit, si c'était nécessaire, que tous ces gouvernements qui sont prêts à sortir les fusils, au nom des alibis les plus nobles mais aussi les plus mensongers sont tout ce qu'on veut sauf des gouvernements au service de leurs populations.

Seules les grandes puissances financières peuvent avoir, pour mieux affirmer l'assise de leur suprématie mondiale, la résolution de recourir à la guerre. Réciproquement, seules les populations, grâce à un gouvernement à leur service, peuvent avoir la volonté farouche de sauvegarder, par les armes, s'il le faut, la liberté, la justice et la paix.

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061 MOUVEMENTS REVOLUTIONNAIRES ET VIOLE
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