FUNESTE CONFUSION

 

Il y a une chose qui peut laisser pantois. Des gens, fort nombreux pour ne pas dire la quasi-totalité, malgré, au demeurant, une grande pertinence, une culture vaste et diversifiée et une finesse de pensée avérée, commettent une confusion grave pour l’évolution de la société humaine. Ce sont des gens qui cherchent à œuvrer et à mener des luttes farouches et opiniâtres marquées d’une profonde sincérité. Hélas, ils sont victimes d’une confusion qui leur est funeste. Ils amalgament deux types de lutte qui sont, de fait, différents : lutte de type syndical et lutte de type politique. Il est entendu, à leur décharge, que souvent les deux choses semblent liées. Mais justement : bien en établir la différence peut ne pas être inutile.

 

Il se trouve que les mots « syndicat » ou « syndical » recouvrent des notions très variées. Cela vient de la notion de syndic. C’est un défenseur. Le mot « syndicus » latin est l’équivalent du mot grec d’où est tiré le nom « avocat ». Au milieu du XIIIème siècle, le « syndiques » est un personnage chargé des intérêts d’une communauté dont il fait partie. Au XIVème siècle, il devient une sorte de fonctionnaire municipal au même titre qu’un juré, un échevin ou un procureur. Ainsi, un individu peut se voir octroyer la responsabilité d’un syndicat. Dans ce cas, le syndicat désigne le territoire sur lequel s’étend sa compétence. Ainsi, nous pouvons dire, dès maintenant, que si l’on considère qu’un défenseur collectif est nécessaire, c’est que, potentiellement, un adversaire collectif existe aussi.

Pendant ce même moyen âge apparaissent des associations de négociants, de marchands et de banquiers sous les formes de corporations, de guildes ou de hanses qui, par leurs émissions de lettres de change signent la naissance d’une organisation capitaliste. Cependant, et pendant fort longtemps, ce même droit d’association sera interdit aux employés, salariés et toutes autres formes d’assujettis. En effet, le droit d’association, malgré une tentative fugace en 1848, ne sera, réellement et après des luttes opiniâtres, obtenu, en France, qu’en 1901. Ces groupements prendront le nom de syndicat. Dès lors, les luttes ouvrières, pour l’obtention d’avantages, de reconnaissances ou de droits prendront le nom de luttes syndicales.

En quoi consistent les activités syndicales ?

Il faut bien reconnaître, qu’on le veuille ou qu’on ne le veuille pas, que, dans une entreprise, celui que l’on appelle le patron, en est le propriétaire. L’usine, ou l’atelier, c’est à lui. C’est sa propriété. Il en fait ce qu’il veut. C’est pareil que vous avec votre voiture. Elle vous appartient. L’entretenir ou non, c’est votre problème et ça ne regarde que vous. Pour un entrepreneur, c’est la même chose. Son usine, elle est à lui. Il faut même ne pas perdre de vue que pendant fort longtemps, les travailleurs eux-mêmes étaient la propriété des employeurs sous la forme d’esclaves ou de serfs. Cela a duré plusieurs millénaires. Il est entendu que ce n’est plus le cas mais il n’en reste pas moins qu’il y a nécessairement des situations de conflit. Les personnels auront des revendications qui vont à l’encontre des intérêts du patron dans de multiples domaines. Le chauffage et le confort des ateliers, la pose et l’entretien d’installations sanitaires mais aussi la durée du temps et les conditions de travail ou sa rémunération. Tout cela peut très bien se régler de façon fort amiable mais souvent, aussi, on en est réduit à engager une épreuve de force. C’est la lutte syndicale. Dans cette lutte syndicale, pour toutes les circonstances et quels que soient les problèmes, la décision finale ne peut être prise que par le patron. Pour les syndiqués, la lutte n’a atteint son but que quand le patron a apposé sa signature.

Pour ce qui est de la confrontation politique, la situation est parfaitement différente. D’abord, le mot politique désigne la gestion de la cité. Par la notion de cité, il faut comprendre l’état, ou, la nation. Il n’y est pas question de patronat. Dans la situation du XXIème siècle, le gouvernement n’est pas le propriétaire de la population. On pourrait même penser que c’est le contraire et que c’est la nation qui est propriétaire de son gouvernement. Il faut reconnaître que ça n’a pas toujours été le cas. Les pharaons étaient effectivement propriétaires de l’ensemble de la population égyptienne. Il en allait de même pour tous les princes régnant. Les empereurs et les rois étaient, sous diverses formes les propriétaires de tout ce qui vivait chez eux et cela allait jusqu’au droit de vie et de mort. Les suzerains, lorsqu’ils distribuaient des fiefs ou des mandats divers ne faisaient qu’attribuer des gérances qu’ils pouvaient retirer comme bon leur semblait et Montesquieu rapporte que certaines tenures n’étaient attribuées que durant la vie de l’impétrant et que ce n’était pas toujours héréditaire. Tous, monarques et sujets, avaient la certitude que l’omnipotence régalienne était d’origine divine. Eh ! vous vous rendez compte ? On a déjà assez d’ennuis comme ça. On ne va pas en plus se froisser avec Dieu si l’on ne révère pas ses décisions quant au choix du souverain. 

En France, depuis l’abolition de l’esclavage en 1848, un homme ne peut plus être la propriété d’un autre. Malgré tout cela, les gens continuent de se considérer comme des sujets et non comme des citoyens.

Nous constatons que nous vivons dans une perpétuelle situation de dissension politique. Je vous rappellerai la boutade de Berthold Brecht qui disait : Lorsqu’il y a un différend entre le gouvernement et le peuple, il faut changer de peuple. L’ennui, c’est que les populations continuent de se comporter comme des êtres soumis. Lorsque quelque chose leur déplait, au lieu d’imposer leurs désidératas avec calme et détermination, elles vont en vaste procession clamer leur désolation en suppliques domestiquées courbées sous la charge du respect et de l’obéissance. 

Alors, et c’est là leur erreur, les gens agissent envers leurs gouvernements comme ils agiraient envers leurs patrons ou leurs seigneurs et maîtres. Ils confondent confrontation politique et lutte syndicale.

En fait, les gens se trompent de méthodologie parce que depuis trop longtemps ils en ont pris et gardé une habitude absurde mais aussi parce que dans leur réflexion, ils ne vont pas au bout de leur raisonnement. Ils constatent effectivement, dans le meilleur des cas, qu’il y a désaccord entre eux et leur gouvernement mais ils ne vont pas plus loin. Il y a désaccord, oui, bien sûr. Mais quel est-il ce désaccord ? Là, vous allez dire que je coupe les cheveux en quatre et que je ratiocine pour étaler vaniteusement une pseudo minutie présomptueuse et infatuée. Mais non ! Pas du tout. Pas du tout, du tout, du tout. Je dis que l’opposition n’est pas entre les individus (si vous rencontrez un ministre ou un député à la fête de votre quartier, vous pouvez constater que comme vous, il aime s’amuser). Non ! les dissensions sont entre les projets, les intentions, les desseins, les objectifs et les idées.

La lutte syndicale est une revendication. Il faut obtenir quelque chose du patron. La lutte politique est une confrontation. Le gouvernement applique une méthode de gouvernement et les opposants en préfèreraient une autre. Du coup, les oppositions ne sont plus seulement entre population et gouvernement mais entre plusieurs méthodologies variées. Le gouvernement soutient une de ces positions théoriques mais il n’est qu’une des composantes de la confrontation. En disant autrement, il y a plusieurs théories politiques en opposition et le gouvernement n’est que le promulgateur de l’une d’entre elles. La lutte politique est une lutte théorique et idéologique. La confrontation politique est une confrontation philosophique.

Voyons maintenant une autre manière de décrire la différence entre les deux types de disparité. L’affrontement syndical joue sur une revendication de quantité. On va réclamer plus de rémunération ou plus d’avantages sociaux, ou de meilleures conditions de travail. Ce sont des histoires de quantité. La revendication syndicale a un caractère quantitatif. A l’opposé, la confrontation politique est une affaire de nature. On cherchera à passer d’un système à un autre. Passer d’un système esclavagiste à un système de servage est une modification de nature. C’est un changement de qualité. C’est un changement qualitatif. Bon, pour mieux faire comprendre la différence entre les deux notions, voici une petite comparaison. Vous voulez préparer du canard aux navets. 

Vous pouvez modifier les quantités de canard, les quantités de navets et même les quantités des divers ingrédients comme le sel, les épices ou les aromates que vous adjoignez. Les variations sont quantitatives. Mais voilà, ô désespoir ! ô contretemps fâcheux ! vous n’avez plus de canard. Alors, vous remplacez le canard par de la dinde. Bah oui, pourquoi pas ? Et, comble de malchance, vous n’avez plus non plus de navets. Le destin est vraiment contre vous. Alors, vaille que vaille, vous remplacez les navets par des châtaignes. Hourra ! vous êtes sauvé ! Ouais. Sauf que maintenant, ce n’est plus du canard aux navets mais de la dinde aux marrons. La modification n’a plus été quantitative mais qualitative.

De ce qui précède, il ressort que la lutte syndicale ne peut pas être autre que quantitative. Il n’est en rien question de changer la nature de l’entreprise ni même les rapports qui existent entre employeur et employés. L’employeur reste employeur et les employés restent employés.

Inversement, la confrontation politique, étant par essence une opposition de théories différentes ne peut être que qualitative.

Ce serait bien si c’était toujours aussi simple. L’ennui, c’est que la dichotomie n’est pas toujours aussi claire et pure.

S’il y a un conflit dans une entreprise, l’affaire se traite au niveau syndical. C’est clair, n’en parlons plus. Mais si la revendication est reprise dans d’autres entreprises et, qui plus est, des entreprises concernant d’autres activités ; par exemple cela a démarré dans une usine de matériel électrique mais l’idée a été reprise dans la construction automobile puis, allez savoir pourquoi, d’autres secteurs ont été contaminés : le bâtiment, les personnels des grandes surfaces, et même la fonction publique. On ne peut plus dire que c’est l’affaire d’une entreprise. Cela ne peut plus être traité que par l’état. L’état doit légiférer pour résoudre la situation. Un accord localisé ne peut plus suffire. Si la situation se caractérise par des mouvements non limités dans le temps, on en arrive à une situation de grève générale illimitée qui présente un aspect franchement insurrectionnel. Il va alors de soi que ce n’est pas la petite entreprise de mécanique générale du bout de la rue qui va conclure l’affaire. La décision devient une affaire politique. Cependant, il peut se trouver que l’aboutissement ne soit que quantitatif (majoration du salaire minimum). Là, on peut se poser des questions. La crise vécue a-t-elle été résolue de façon politique ou syndicale ? Résoudre un problème de façon politique, c’est passer à un autre niveau tel que le problème n’existe plus. Le résoudre de façon syndicale, c’est le désamorcer momentanément.

Une revendication syndicale aboutit à un nouvel accord d’entreprise. Une confrontation politique aboutit à une nouvelle législation.

Au cours de l’histoire, de nombreuses luttes syndicales ont fini par enfanter des décisions politiques. Les dispositions sur le travail des enfants au cours des XIXème et XXème siècle en sont un exemple. Au même titre, en 1936, en France, l’instauration des congés payés est un exemple d’acquisition qualitative. Ce n’est pas une amélioration d’une disposition préexistante.

 

Il s’en suit que les luttes syndicales et les confrontations politiques, tout en étant strictement différentes, sont intimement liées. Dans le fond, ceci n’est pas surprenant. Les modifications quantitatives ou qualitatives elles aussi sont liées. Voici quelques exemples.

L’enfant qui apprend à monter à bicyclette n’a pas d’emblée le contrôle nécessaire pour ne pas tomber. On lui met des petites roulettes, on le tient par la selle. Il recommence. Il perd l’équilibre. Parfois, il se décourage. Mais s’il insiste, à un moment, ça y est. Il réussit. Il ne tombe plus. A partir de ce moment, il est devenu cycliste. L’accumulation quantitative d’essais s’est transformée en mutation qualitative. Il ne va pas, certes gagner le tour de France l’été suivant, mais il sait faire du vélo. Quand tu as appris à nager, on t’a bardé de petits flotteurs, on t’a maintenu le menton hors de l’eau et même avec cela il y a eu des moments où tu as « bu la tasse. Tu ne parvenais pas à coordonner tes mouvements de propulsion et ta respiration. Un beau jour, celui qui te guidait a décidé de te laisser aller seul. Et là, tout à coup, tu as constaté que tu savais nager ; oui, bon, pas sur une distance immense. Mais tu savais nager. 

Pour ceux qui pratiquent le ski, c’est la même chose. On leur a dit et répété qu’il fallait porter le poids du corps sur la carre amont du ski aval. Ouais, tu parles ! Ils auraient bien aimé, eux, le porter ce sacré poids du corps sur la carre amont du ski aval. Mais ces saletés de ski n’en faisaient qu’à leur tête. Ils s’éloignaient ou se croisaient et avec une constance affligeante, ces braves gens se retrouvaient, selon les moments, soit le nez soit les fesses dans la neige. Et puis, assez brusquement et presque sans transition, ils se sont rendu compte qu’ils étaient devenus capables et sans vraiment réfléchir de tracer les courbes qu’ils avaient imaginé selon la nature du terrain de façon quasi intuitive. Dans nombre de métiers manuels, on a une situation comparable. Le maçon qui crépit un mur racle machinalement sa taloche en observant son travail. Il a récupéré la valeur d’une mandarine de mortier et devinant un endroit qu’il juge insuffisamment chargé, d’un geste sec et précis, à deux mètres de distance, plaf ! il envoie le mortier qui s’étale comme il faut. On appelle ça le tour de main ou le coup de patte. Si l’on réfléchit bien, on peut constater qu’il y a quantité de choses que l’on réalise de façon automatique mais cet automatisme n’est acquis qu’après une longue série d’apprentissages et d’essais infructueux. Eplucher des patates, recoudre un bouton, cuisiner un met, ce n’est pas venu tout seul. Dans tous les cas, il a fallu une accumulation quantitative d’entraînements souvent infructueux pour qu’à un moment cela soit devenu un automatisme. Pour toutes ces situations, l’entraînement quantitatif a produit une transformation qualitative. Ajoutons une remarque étonnante lorsqu’une telle mutation se produit, elle est irréversible. Quand on sait nager, faire du vélo, skier ou monter à cheval, c’est pour la vie. Il est à noter, à ce titre, que les gens qui pratiquent le judo mettent en application cette constatation. S’ils ont remarqué qu’un enchaînement leur convient particulièrement, ils répètent cet enchaînement, à l’entraînement des dizaines, des centaines, voire des milliers de fois. Ils appellent ça leur « spéciale ». Ils espèrent qu’ainsi, en compétition, si la situation se présente, et ils font alors le nécessaire pour qu’elle se présente, l’attaque se produira de façon automatique avec une vitesse et une efficacité aussi foudroyante qu’imparable.

D’aucuns en concluront que puisque le quantitatif entraîne le qualitatif, ne nous préoccupons que du quantitatif et la suite viendra inéluctablement. Erreur ! Chercher des acquisitions quantitatives, c’est bien. Encore faut-il viser aussi des avantages qualitatifs. Pour le cycliste débutant, le but n’est pas de faire des ronds dans la cour de l’immeuble en gardant précautionneusement ses petites roulettes sur les côtés. Non, c’est de pouvoir aller acheter sa baguette de pain à l’autre bout du quartier. 

L’apprenti nageur ne vise pas de sempiternellement barbotter avec ses flotteurs. Il veut, s’il tombe à l’eau, ne pas se noyer… Ou, tout au moins, pas tout de suite. Il peut vouloir aussi, l’été, sur la plage, faire le malin devant ces dames éblouies et admiratives. Quant au judoka, ce qu’il cherche, ce n’est pas à bien répéter sa spéciale. Non. Lui, ce qu’il veut, c’est obtenir le « ippon ».

De tout ceci, dans les problèmes sociaux, on peut en conclure qu’autant il serait absurde de négliger les luttes syndicales parce qu’elles n’apportent que des améliorations quantitatives, autant il est aussi absurde d’en rester là et de ne pas tenter d’atteindre le niveau qualitatif qui est, lui, du domaine politique. Et, redisons-le, si, effectivement les deux sont liés, les deux sont différents. De plus, c’est en ne les confondant pas que l’on peut avoir des résultats d’un côté comme de l’autre.

On peut, également, au passage, remarquer un aspect irréversible. Vous imaginez, vous, la remise en cause de l’abolition des privilèges ? Ou des congés payés ? Ou du suffrage universel ? Il est clair que d’aucuns en rêvent. Mais il peut sembler que cela mettrait une certaine ambiance.

Nous pouvons dire sans trop d’exagération que nous vivons sous la férule d’une oligarchie financière. Tout ce qui risquerait de remettre en cause cet état de fait ne peut être que rigoureusement inconcevable. Les gouvernements à la solde de ces puissances financières dépensent une énergie extraordinaire pour faire en sorte que toute espérance de changement soit ramenée à une vision quantitative donc se régler, dans le pire des cas selon un mode de type syndical. Vous ne me croyez pas ? En 1981, les gens qui avaient chanté dans les rues un soir de mai en ont fait l’amère expérience. Toutes ces revendications qu’ils croyaient enfin satisfaire en portant au pouvoir un homme qu’ils croyaient socialiste, on leur a dit que cela ne ressortissait pas du gouvernement et qu’il fallait régler les problèmes entreprise par entreprise. Ce gouvernement à la solde des puissances en place au lieu de légiférer et de traiter les questions sur le plan politique s’empressait de détruire les espérances en les reléguant au domaine syndical. Ne pouvant pas ignorer les choses, il leur retirait leur aspect qualitatif et les rejetait dans le domaine quantitatif.

Suite à cette confusion, nombre de gens pleins de bonne volonté, de dévouement, de noblesse de cœur et de générosité en arrivent à prendre le problème à l’envers. Je veux parler de ceux qui, admirons-les avec respect, s’adonnent à des activités de bénévolats de tous ordres. Ils assument avec un volontarisme et un altruisme admirables le fonctionnement des associations culturelles, des clubs sportifs, de centres de vacances mais aussi des organismes non gouvernementaux concernant la santé, l’enseignement, la lutte contre la misère et la famine. Organismes non gouvernementaux… rien que le nom m’ahurit. S’il y a des actions devant lesquelles les gouvernements devraient être en première ligne, ce sont bien celle-ci. Ces gens, avec leur zèle et leur abnégation en arrivent tout de même, au lieu de dénoncer l’incurie du système en place, à en masquer les carences. De cette façon, une nouvelle fois, on endosse le quantitatif en autorisant ainsi les gouvernements à ne pas avoir à assumer par des mesures législatives qualitatives leurs propres incuries.

En se noyant dans le quantitatif, on perd de vue le besoin qualitatif.

 

Tenez, une petite comparaison. Cela se passe dans un parc zoologique. Les animaux, qui se sont organisés en syndicat, revendiquent selon les cas, plus d’ombre ou plus de soleil, plus d’eau courante, plus de chauffage dans les locaux, une nourriture plus agréable etc. Mais ils se trompent. Ce ne sont que revendications syndicales quantitatives. La seule vraie revendication qualitative qu’ils devraient présenter serait qu’on les reconduise dans leur biotope d’origine et qu’on leur rende la liberté. Il est, du reste à noter que même s’ils en arrivaient là, leur asservissement les a tellement déformés que leur survie serait fort hypothéquée. 

Une revendication syndicale est une supplique que l’on présente au patron, parfois avec une certaine véhémence, afin qu’il condescende à accorder tel ou tel avantage (ou parfois à minimiser tel ou tel désavantage, ce qui revient au même).

Une confrontation politique, cela consiste à chercher une solution à un problème social et à décider de la mettre en œuvre.

Dans le premier cas, il y a une entité supérieure qui possède un droit de décision, dans le deuxième cas, il n’y en a pas.

Tout cela conduit à une autre aberration.

Dans le monde syndical, certaines personnes, dans le souci de ne pas rompre la relation avec le patron, vont s’ingénier à minimiser la hauteur de leurs requêtes. Elles espèrent, en demandant moins obtenir plus facilement. Il ne faut pas les en blâmer. Cela peut être une méthode intelligente. Cependant, cela implique une démarche timorée qui de retenues en retenues peut conduire à un abandon total de toute revendication et à l’acceptation de tout recul dans la situation en vigueur. Dans le domaine politique, la même pusillanimité conduit inexorablement à perdre de vue le seul but recherché. Dans le domaine syndical, la chose étant quantitative, on peut imaginer plus ou moins de satisfaction. Dans le domaine politique nous sommes face à une dichotomie. Il y a ou il n’y a pas. C’est comme pour l’électricité ; il n’y a pas de situation intermédiaire entre le fait que le courant passe ou ne passe pas. Dans le domaine politique, la question est de changer de postulat. Il y a ou il n’y a pas de congés payés. Il y a ou il n’y a pas d’abolition de l’esclavage. Dans le cas contraire, d’auto censure en auto censure, on se contente de réformes mièvres qui ne résolvent rien. Ainsi, certains partis politiques, à force de refuser d’exclure un problème à sa base, à sa racine, peuvent être taxés de réformisme stérile.

Le mal fondamental, c’est l’exploitation de l’homme par l’homme. Tout ce qui tente d’ignorer ce problème ne peut être que capitulateur. En effet, toute tentative réformiste et quantitative cherche, au mieux, à en minimiser les conséquences. Une vision qualitative et novatrice ne peut viser qu’à l’éradiquer.

 

Une lutte syndicale ne peut être que quantitative. A ce titre, toute conquête syndicale, n’étant que quantitative peut toujours être remise en cause. Une confrontation politique peut avoir des visées quantitatives (revalorisation du salaire minimum) mais doit toujours garder en ligne de mire des mutations qualitatives constitutives et irréversibles. Une confrontation politique est une confrontation de solutions différentes pour un même problème.

Pour en terminer avec cette réflexion, il y a une chose amusante mais symptomatique dans le langage qui caractérise bien ce problème. Comment un orateur doit-il haranguer ses auditeurs ? C’est réellement un problème très épineux et quasi insoluble.

Dans un temps très ancien, sur l’Agora, un orateur pouvait s’exclamer : « Athéniens ! ». C’était à dire aux Athéniens exclusivement. Il n’était question ni des femmes, ni des métèques, ni des barbares ni, évidemment des esclaves. Plus tard, on égrenait les titres de noblesse de certains participants en terminant par mesdames et messieurs. La révolution de 1789, considérant que c’était un reliquat de l’ancien système féodal avait remplacé cela par citoyens et l’évocation des citoyennes n’était que très peu prononcé. Le résultat est le même. Il peut y avoir dans l’assemblée des individus qui ne possèdent pas la citoyenneté. Au dix-neuvième siècle est apparue l’expression « camarades ». Là, cela mérite un petit détour d’explications. Le mot camarade a ceci de pratique qu’il ne nécessite pas de stipuler le féminin. Cependant, il présente une erreur sémantique. Au départ, c’est une expression militaire. Le camarade, c’est celui avec qui on a partagé la chambrée (la camera). Ne disait-on pas, autrefois de quelqu’un : c’est un camarade de régiment. Et puis, par un effet métaphorique, un camarade, c’est devenu un ami avec qui on a partagé quelque chose, tout cour. Pendant un bon siècle et demi, du haut d’une tribune, pour nombre de partis et de syndicats, on s’est exclamé : Camarades ! Et puis, la mode en est partiellement passée. Allez savoir pourquoi.

Dans le fond, ce n’est pas si compliqué que ça. Il y a, en gros, deux raisons.

 

Il y a d’abord les timorés dont nous parlions tout à l’heure. Ils ont, malgré eux l’image des révolutionnaires qui s’appellent « camarade ». Du coup, pour ne pas être confondus avec eux, ils se gardent bien d’user de leur langage. Ils affirment ainsi qu’ils ne sont surtout pas des affreux révolutionnaires et qu’ils déclarent avec clarté n’être que dans le quantitatif. Ils ne veulent pas refaire le monde. Ils affichent leur soumission et leur respect des maîtres souverains. Dire camarade, c’est être exalté et désobéissant or, ils ne le sont pas. Etre un révolutionnaire qui dit « camarade », c’est vilain. Beuh ! caca. Ceux-là auraient tendance à dire « chers amis ». Oui. Bon. Pourquoi pas. Dans le fond, ça ne change rien. Cela ne change rien, mais ça implique que l’on tient à rester dans le quantitatif avec une vision strictement syndicale de subordination.

D’autre part, il y a ceux qui veulent se singulariser pour une autre raison. Pour eux, la notion d’état ou de gouvernement est une aberration. Ce sont ceux qui, quel que soit le nom qu’ils se donnent, sont les successeurs de ceux que Proudhon (Pierre-Joseph 1809-1865) appelait des anarchistes (il semble même que ce soit lui qui ait prononcé le mot la première fois). Puisque les entités d’état ou de gouvernement n’ont pas lieu d’être, il en découle qu’il n’y a pas de raison de consentir des efforts pour des luttes pour ces domaines (ou plutôt pour ces absences de domaine). Les seules confrontations, les seuls antagonismes ne peuvent avoir lieu que dans les entreprises. Cela s’exprime par une considération qui dit que l’on ne peut revendiquer que là où l’on est exploité. C’est très juste. Là où l’on peut penser que ça l’est moins, c’est quand on en conclut que c’est au sein de l’entreprise. Ceci peut sembler réducteur. Ne serions-nous pas exploités dans les supermarchés, dans les transports en commun, dans les hôpitaux ou dans les services fiscaux ? Et là, pourtant, nous n’y sommes pas en tant que travailleurs. S’il n’y a plus d’état, il n’y a plus de citoyens. Alors, comment s’adresser aux gens ? On pourrait reprendre le vocable de camarades. Au lieu de ça, pour bien insister sur sa particularité, on dit autrement. Madame Arlette Laguiller s’était rendue célèbre par sa fameuse apostrophe : « Travailleuses, travailleurs ». Plus récemment, sa successeuse Madame Nathalie Arthaud, consciente de ce que cela avait d’insuffisant, en reprenant l’expression a bien du reconnaître que cela incluait aussi les femmes au foyer, les malades et les handicapés, les retraités et les chômeurs. Mais dans le même temps, un recteur d’académie, un médecin chef de clinique, un ingénieur, un directeur d’entreprise (je ne parle pas du patron) ou un préfet sont aussi des travailleurs. On peut donc en conclure que cette harangue n’est pas très satisfaisante. De plus, elle affirme une nouvelle fois une vision strictement syndicale. Parfois, pour les brocarder un peu, on les a appelés les « anarcho-syndicalistes ». Bah, il faut reconnaître que l’appellation n’est pas complètement usurpée. Il va de soi que cette digression un peu longue n’est en rien un jugement de valeur sur le bien ou le mal fondé de la pensée anarchiste.

Le général De Gaulle disait : « Françaises, Français ». Ouais. Bah ce n’est pas mieux que de dire « Athéniens » à ce détail près qu’il y incluait les femmes.

Les religieux se déclarent souvent frères. Ce n’est pas mal non plus. Hélas, la connotation religieuse est un peu trop encombrante. Je vous l’avais dit, hein que c’était quasi insoluble. Cependant, les hispaniques, en y ajoutant quelques compléments lui donnent du brio, de l’emphase et de la solennité. Ils disent : « hermanos de miseria y de luchas ». Bon, pour ne pas avoir de démêlés avec les féministes, il faudrait y ajouter les sœurs. Cela perdrait en concision ce que ça gagnerait en cérémonie. Mais, hé ! vous ne vous y verriez pas, vous, vous adresser à un auditoire pour créer un nouveau monde en commençant par :

 

 

Frères et sœurs de misère et de luttes !