L’échec du soviétisme

 

(Première partie)



Il y a quelque temps, j’ai rédigé un essai dans lequel je disais beaucoup de mal du capitalisme libéral ce qui avait eu pour effet de m’aliéner une partie importante de la population. Aujourd’hui, avec ce sens de la justice et de l’équité que vous me connaissez, je vais en dire au moins autant du système soviétique ce qui me conduira à me fâcher avec l’autre partie de mes contemporains. Rassurez-vous, ce n’est pas une nouveauté et j’en ai l’habitude.

 Pour autant que je me souvienne, l’organisation soviétique n’a pas abouti à un triomphe lumineux. Mais, ce qui est curieux, c’est qu’on en est resté là. Personne ne s’est posé la question de savoir pourquoi. Les zélateurs de l’organisation capitaliste ont pavoisé en s’écriant avec jubilation : vous voyez que c’était mauvais et que nous sommes les meilleurs. Pourtant, le système soviétique prétendait apporter le bonheur aux peuples. Il promettait des lendemains qui chantent. Dans le même temps, le capitalisme n’a jamais déclaré chercher à fournir une vie exaltante aux populations.

 Que le système soviétique ait aboutit à un échec fracassant est une chose indéniable. Ce qui me surprend, c’est qu’un régime qui n’envisage pas le bonheur des gens parvienne à se survive pendant qu’un autre qui déclarait farouchement le contraire ait sombré dans un fiasco retentissant. 

J’ai donc l’intention de tenter de comprendre pourquoi. 

Quelles sont donc les raisons de l’échec soviétique. 

Il est de bon ton, pour les défenseurs du soviétisme de dire que le système s’est effondré parce que l’ensemble du monde capitaliste était ligué contre lui. Ceci est absurde parce que, a contrario, le monde capitaliste voyait le monde communiste ligué contre lui et cela ne l’a pas empêché de survivre. Dans un combat, celui qui triomphe, c’est le meilleur, le plus adapté. On dit aussi que le poids de la seconde guerre mondiale a joué dans la fin du soviétisme. C’est encore absurde. Dans les années soixante, l’URSS a été la première dans la course pour l’espace et, pour autant que je sache, l’Allemagne et le Japon ont aussi subit le poids de la seconde guerre mondiale et s’en sont plutôt bien relevés. 

De plus, s’agissant de l’URSS, il n’est pas incohérent d’adopter un raisonnement marxiste. Pour les marxistes, il est coutumier de considérer que tout est en perpétuelle évolution. Cette évolution est le résultat de contradictions internes. S’il y a des événements externes, bien que non négligeables, ils ne sont que secondaires et non déterminants. On donne souvent comme image la pomme qui mûrit sur sa branche. Elle finit par tomber. Quoi qu’il arrive, elle tombe. Les conditions extérieures sont sans importance. Le vent changera un peu l’heure de la chute et le lieu de l’impact sur le sol, mais pas plus. La pomme est tombée parce que c’est dans sa nature de pomme de tomber. On peut reprendre cette image pour l’Union soviétique. Elle s’est formée ; elle s’est développée ; elle s’est flétrie puis elle est tombée. Elle est tombée parce que c’était dans sa nature d’Union soviétique de tomber. 

Alors, la question se repose : Quelles sont les causes internes de la chute de l’Union soviétique ? J’en vois essentiellement trois grandes familles. Je vais leur donner des noms savants pour que cela fasse plus sérieux. 

Il y a d’abord des raisons politico philosophiques, puis des raisons technico sociologiques et enfin des raisons psychologiques et comportementales. 

Je ne sais pas pourquoi, mais je sens que, braves gens, vous allez devoir, faire un effort de sémantique. Dans la discussion et la réflexion, le sens des mots a, tout de même, une certaine importance. Bref, vous allez devoir réviser votre vocabulaire. Je vais m’y employer. Vous voyez que vous pouvez compter sur moi. 

Je parlais de raisons politico philosophiques. On pourrait aussi bien dire philosophico politique. C’est la même chose. La « polis » en grec, c’est la cité. Mais la cité grecque, c’est en même temps l’état. La Grèce ancienne était constituée de cités états (Athènes, Corinthe, Thèbes, etc.). La politique est donc la gestion de la cité, c'est-à-dire la gestion de l’état. 

Le philosophe, c’est celui qui aime la sagesse, celui qui est ami de la sagesse. Une philosophie politique, c’est donc une gestion de la cité qui est amie de la sagesse. Une philosophie politique, c’est une sage gestion de l’état. Bien sûr, n’importe quel farfelu peut se targuer de mener une sage gestion de l’état. Cela ne veut pas dire qu’il est aussi philosophe qu’il ne le croit. 

Pour ce qui est de l’URSS, et de son histoire, j’en ai déjà assez longuement parlé dans un essai qui s’appelle « les partis politiques en France» dans les chapitres de dix sept à vingt. Il s’en suit que, vue ma paresse naturelle, je ne vais pas écrire la même chose une seconde fois 

Quoi qu’il en soit, il y a quelques remarques que je vais vous réitérer. Les mots d’ordre que les gens criaient dans les rues et qui avaient été repris par Lénine et Trotski étaient : La terre à ceux qui la travaillent, les usines aux ouvriers, la journée à huit heures, la paix tout de suite, des élections générales pour la Douma et tout le pouvoir aux soviets. La douma, cela ressemblait assez fort à ce que nous appelons une assemblée nationale. Il faut comprendre le mot « soviet ». En russe, cela peut se traduire par assemblée ou réunion. Il y avait des soviets à tous les niveaux : des soviets d’entreprise, des soviets de région, des soviets de village ou de quartier et bien sûr un soviet suprême. Dans le fond, quand vous vous réunissez dans votre hameau ou dans votre rue pour décider de quoi que ce soit ou même plus simplement pour vous amuser un peu ensemble, vous ne faites rien de plus que réunir le soviet local. Un soviet représentait l’ensemble de la population de son secteur. Dire tout le pouvoir aux soviets, cela revenait à dire tous le pouvoir à la population. Hélas, plusieurs glissements de sens ont complètement perverti cette idée. 

Ce qui est curieux, c’est que nous allons constater des choses qui sont à la fois très justes et contradictoires. Il est logique de penser que dans les soviets, ce soit la majorité qui l’emporte. C’était le cas. Le parti majoritaire étant le même dans la plupart des soviets, ce parti pouvait diriger la politique à son gré. Il n’y a rien là de très anormal. Pour ceux qui ne le sauraient pas, je rappelle que majoritaire, en russe, cela se dit bolchevik. Seulement voila : Ce parti bolchevik (majoritaire) a, peu à peu considéré qu’il n’était plus nécessaire de convoquer les soviets puisque de toutes façon, il y était majoritaire. Dans le même temps. Il va de soi qu’un parti qui a la charge de gérer un état doit être organisé et posséder une instance suprême. C’était le cas. Selon tout bon sens, l’instance suprême dans ses décisions doit s’inspirer des désirs de la base. C’est là que le bât blesse. Pour des raisons techniques extérieures aux désirs de la population, le sommet de la pyramide a pris des décisions que la base était chargée de transmettre à la population en lui en présentant le bien fondé. Pour finir, la direction du parti a perdu son aspect collégial et s’en est remise aux visées d’un seul homme (Staline). Donc, progressivement, la machine s’est inversée. L’idée de tout le pouvoir aux soviets n’existait plus. Si encore Staline avait appliqué les mots d’ordre du début, cela n’aurait pu être qu’un moindre mal. Mais non. La terre n’était plus à ceux qui la travaillent ni les usines aux ouvriers, mais à l’état.  

En conséquence, si la terre n’était plus aux moujiks, les usines plus aux ouvriers et que tous les pouvoirs n’étaient plus aux soviets, pourquoi voudriez-vous que cela ait fonctionné ? 

Je vous disais plus haut que certains croient mener une politique philosophique. Mais ils se trompent. Ils mènent une politique, certes, mais pas philosophique ; c'est-à-dire pas amie de la sagesse. 

Avez-vous bien saisi la raison philosophico politique ?  

La deuxième raison est technico sociologique. Ça, ce n’est pas compliqué. Je vous renvoie à la même saine lecture que précédemment et particulièrement au chapitre dix huit. J’entends par technico sociologique la technique de fonctionnement de la société. L’URSS étant devenue une immense entreprise d’état, il était normal que le principe de Peter s’accomplisse dans toute sa plénitude. Tous les rouages de l’économie étaient plus ou moins occupés par des gens ayant atteint leur niveau d’incompétence. Je crois me souvenir que Marx lui-même avait plus ou moins constaté cette situation qui sera exposée un siècle plus tard, par Peter. Mais il pensait que cela était inhérent au système capitaliste et qu’en un régime selon ses souhaits, la chose disparaitrait. Il s’appuyait sur le fait que certes, la société est ce que la font les hommes, mais les hommes sont aussi ce que la société les fait. Il considérait donc que la société étant différente, les hommes en seraient, à la longue transformés. Seulement voila ! Même en admettant que la chose soit vraie (ce qui n’est pas certain) cela ne pouvait pas être utilisable tout de suite. Le stakhanovisme a été un échec. Le stakhanovisme consistait, pour créer une émulation parmi les travailleurs, à récompenser les gens ayant réalisé des performances importantes dans le travail. Et même, longtemps après, on a su que Stakhanov lui-même (qui était mineur de fond) quand il avait réalisé son exploit avait triché. Il avait, de fait été secondé par deux aides. 

Pour aggraver encore la situation, devant le mauvais fonctionnement du système Staline pour y remédier a utilisé la répression. Si la production n’était pas bonne, ce n’était pas la faute du système, mais la faute des gens. Ainsi, si des responsables ne parvenaient pas à atteindre leurs projets, on considérait que c’était parce qu’il y avait des saboteurs et, selon l’expression, des « social traitres ». Il était entendu que le chef qui ne dénonçait pas ces saboteurs était lui-même un social traitre. Dans le meilleur des cas, et s’il avait de la chance, il était expédié dans un goulag de rééducation en Sibérie. Mais le plus souvent, cela se terminait devant un peloton d’exécution. Vous pensez bien que cela n’incitait pas trop à prendre des initiatives et des responsabilités. On faisait en telle sorte que les choses semblent aller bien et du moment que le rapport final déclarait que le but était atteint, on ne se formalisait pas trop pour savoir si cela ressemblait à la réalité. Après la mort de Staline, les exécutions et les déportations ont très largement diminué, mais le système était gangrené et l’URSS ne s’en est jamais relevée. 

Il y avait donc bien une erreur dans la technique de fonctionnement de la société. On avait confondu propriété collective avec propriété d’état. Ils étaient loin les slogans « la terre à ceux qui la travaillent, les usines aux ouvriers et tout le pouvoir aux soviets ». 

Il me reste donc à explorer le volet psychologique et comportemental et ceci fera l’objet de la seconde partie de cet essai.

 

L’échec du soviétisme

(Deuxième partie).

 

 

         Nous avons vu que l’URSS s’était heurté à plusieurs types d’erreur. Il y avait des erreurs liées à une philosophie erronée de la politique, un autre groupe d’erreurs était lié à une mauvaise analyse du fonctionnement de la société et nous avions annoncé qu’il y avait des erreurs dans la mauvaise compréhension du comportement humain.

          Une nouvelle fois, on peut constater qu’au départ, il y avait de bonnes intentions. Constatant que certains hommes vivaient dans un luxe révoltant parce qu’ils exploitaient d’autres hommes qui, eux, du coup, survivaient un peu comme ils pouvaient, l’idée de base de Marx était d’éradiquer « l’exploitation de l’homme par l’homme ». Ce qui, vous me l’accorderez, était d’un bon sentiment. C’est dans la mise en œuvre de cette notion que cela devient plus compliqué et plus confus. Une nouvelle fois, la confusion des idées tient surtout à la confusion des mots. Tenez, je vous donne quatre concepts bien connus : Bourgeois, patron, capitaliste et exploiteur. Il va de soi que tout cela désigne des gens bien répréhensibles. On en fait joyeusement un seul paquet comme si cela exprimait la même chose. On fait semblant de considérer qu’il y a les méchants d’un côté (ceux que je viens de nommer) et tous les autres de l’autre côté qui sont les gentils malheureux. En êtes-vous si sûrs ? Un patron, bon, c’est facile. C’est quelqu’un qui paie des salariés. Oui, mais : Un garagiste qui emploie deux ouvriers est-il comparable à un actionnaire majoritaire dans une grande multinationale ? Notre garagiste est peut-être un peu un exploiteur (mais ce n’est pas certain). Il n’est certainement pas bourgeois et absolument pas capitaliste. Un capitaliste, c’est quelqu’un qui vit grâce aux intérêts produits pas son argent placé. Jusque là, on comprend bien. Oui, mais il y a une foule de gens qui possèdent effectivement un tout petit pécule placé qui est très largement insuffisant pour en vivre. Ils sont aussi obligés d’aller travailler, donc d’être exploités. Alors, à partir de quand devient-on un capitaliste ? Un exploiteur, on voit très bien ce que c’est. C’est quelqu’un qui vit grassement sur le dos d’autres qu’il exploite. Oui, mais, Une personne qui use des services d’une jeune fille au pair est peut-être un peu un exploiteur. Mais l’est-il autant que le propriétaire d’une lati fundia sucrière en Amérique centrale ? Quant à un bourgeois, je vous mets bien au défi de me dire ce que c’est exactement. Inversement, un préfet ou un médecin chef de service dans un établissement hospitalier (s’il n’a pas de clientèle privée et cela existe) ne sont pas des capitalistes, ni des patrons, ni des exploiteurs. Tout au plus bourgeois (chose que l’on n’a pas su définir). 

         Dans le discours, on entend régulièrement les gens mélanger ces quatre concepts, les intervertir, les confondre, en faire un aimable brouet comme s’il était évident que c’était la même chose.

          Nous avons dit que l’idée de départ de Marx était d’éradiquer l’exploitation de l’homme par l’homme. Répétons-le : Noble préoccupation s’il en est. En effet, s’il n’y a plus d’exploiteurs, il n’y a plus d’exploités. Mais la question reste : comment faire pour y parvenir ? Alors, confusion précédemment décrite à l’appui, on a pensé que pour supprimer les exploiteurs, ce qu’il faut, et qu’il suffit, c’est supprimer le patronat. On décida donc de prohiber la propriété privée des moyens de production. Cela se heurta à deux aberrations. La première, dont nous avons déjà parlé qui a consisté à, au lieu d’en faire des propriétés collectives, d’imaginer une propriété globale d’état. Les individus n’avaient plus l’impression de travailler dans leur intérêt, mais pour une entité étatique lointaine et, pour eux, pratiquement abstraite. Dans leur esprit, leurs gains n’étaient liés à rien.

          L’idée qui, qualitativement n’était pas sotte, quantitativement devenait absurde. A partir de quelle quantité devient-on un capitaliste, un exploiteur, un bourgeois ou un patron ? Le remède revenait à, pour couper quelques arbres indésirables, abattre toute la forêt.

          D’autre part, et c’est là que j’en arrive à évoquer le comportement humain, nous avons dit dans le chapitre précédent que le moteur majeur du comportement de tout être vivant, en général, et humain en particulier, est la recherche de ce qui est profitable à l’individu. Si tu crains d’avoir froid aux pieds, tu peux acheter des chaussettes. Mais, par goût, par amusement, par économie, si tu en as le temps et la technique, tu peux aussi les tricoter toi-même. Tu choisiras la méthode qui te semble la plus profitable. On parle souvent de profit maximum immédiat. Nous voulons avoir le maximum de profit et tout de suite. Pour ce qui est du profit maximum, cela se comprend aisément. Si l’on peut avoir beaucoup, on se demande pourquoi on se contenterait de peu. Hé lecteur ! Préfères-tu que je te donne dix euros ou mille euros ? Pour l’immédiateté, cela demande une petite explication.

          Quand tu apportes la gamelle de soussoupe à ton chien. Il est à côté de toi, fait des bonds et pousse de petits cris. Il n’a que quelques secondes à attendre. Il sait très bien que tu vas la lui donner. Il sait même où tu vas la poser. Il lui suffirait d’attendre calmement. De plus, il n’est pas spécialement affamé. Tu le nourris normalement. Du reste, trois minutes avant que tu ne prennes son assiette, il n’y pensait même pas. Mais non. Il n’en peut plus. Il sait qu’il va manger ; son désir est au paroxysme et il ne peut pas différer le moment de sa satisfaction. Pour les humains, c’est un peu différent. Mais un peu seulement. La capacité de différer existe, mais elle n’apparait que tardivement dans la psychogénèse et n’est jamais vraiment totale. L’enfant est au super marché avec sa maman. Il veut un jouet ou un paquet de bonbons. Il le veut, il le veut, il le veut. Sa mère accède à son désir. Elle pose la chose dans le chariot. Non ! C’est tout de suite qu’il le veut. La maman devra dépenser des trésors de volonté pour l’obliger à attendre, au moins qu’ils aient passé la caisse. Si, de plus, c’est un jouet qu’il faudra déballer, attendre l’arrivée à la maison sera un supplice épouvantable infligé par la mère à son enfant. Il pousse des cris horribles ; il sanglote ; éventuellement, il se roule par terre et la pauvre femme va passer pour une mère indigne aux yeux de la clientèle scandalisée. Si, cependant, elle tient bon, elle aura œuvré pour apprendre à son enfant la capacité de différer la satisfaction de ses désirs. Et toi-même, lecteur, tu as pris, fantaisie quasi honteuse que tu assumes, un paquet de petits gâteaux. Quand tu arrives à la caisse et que tu places la barquette sur le tapis roulant, sur les cinq, il n’y en a déjà plus que trois. Tu n’as pas su différer. Et je ne te parle pas des moments où, quand tu cuisines, arguant le fait qu’il faut goûter un peu, tu grignotes du plat que tu mitonnes… Un peu, juste un peu, rien qu’un peu et puis encore un autre peu ; et pour confirmation encore un petit peu. Et ensuite, tu t’étonnes, quand tu passes à table de ne pas avoir très faim. Tu n’es pas raisonnable, non plus.

          Vous voyez ce que je disais ? La capacité de différer l’assouvissement de ses désirs est réservée seulement aux humains adultes, après un long conditionnement, et le résultat n’est jamais parfait.

          Il s’en suit deux choses. D’abord, on comprend mieux que le désir du capitaliste est de voir fructifier son avoir de façon maximale et immédiate. Au même titre, un exploiteur n’imagine même pas que son exploitation ne lui fournisse pas un profit maximum et immédiat. Cela explique que pour de grandes entreprises, il est normal de fermer un atelier complet, voire une usine qui fonctionne parfaitement, simplement parce que cela ne produit plus un profit maximum immédiat. Secondement, d’une façon plus générale, il devient extrêmement difficile d’empêcher un individu de satisfaire ses désirs quand il pense en avoir la capacité. Si un brave type a envie d’une étagère dans son salon, il peut, bien sûr, demander la chose à un menuisier, mais s’il pense que c’est préférable pour lui de la fabriquer lui-même, je ne vois pas comment on pourrait le lui interdire. C’est ce que certains appellent l’esprit d’entreprise.

          Dans le système étatique de l’URSS, la propriété des moyens de production était prohibée. Mais, les hommes étaient des hommes. Insidieusement, par une succession de petites étapes, allant du parfaitement licite au strictement illicite, cette notion de globalisation des moyens de production à perdu son sens. Voici le processus. Un salarié normal, moyen et ordinaire arrive chez lui après sa journée de travail. Pour des raisons diverses que je vous laisse le soin d’imaginer, il entreprend de se tailler une paire de pantoufles dans quelques vieilles couvertures qui traînent au fond de son débarras. Jusque là, on ne peut rien lui reprocher. Comme elles sont très confortables, il en fabrique aussi pour sa femme et ses enfants. Et puis, allez, au diable les rancœurs, une paire pour sa belle mère qui vit avec lui. Bien sûr, il n’oublie pas sa vieille tante qui habite le bâtiment d’en face. Puis, pour bien marquer son esprit de famille et pour remercier de quelques menus services, il en confectionne aussi pour des cousins plus ou moins éloignés. Un de ses voisins a repéré les pantoufles. Il en voudrait bien une paire. Justement, lui, dans des jardinières, sur son balcon, il cultive du persil. Moyennant quelques bottes… Où va-t-on ? Mais où va-t-on ? Si en plus le pantoufliste devant la demande accrue se met à sous traiter avec un sien beau frère… Que devient l’interdiction de posséder à titre privé les moyens de production ? Tiens, je suis en verve et en phase d’imagination. Un autre exemple : Tu as besoin de creuser une tranchée dans ton jardin. Tout seul, tu refuses d’y penser. Tu demandes un coup de main à ton voisin. Bien sûr, c’est à charge de revanche. Mais comme la revanche n’arrive pas, tu lui donnes un sac de pommes de terre. Si tu n’as plus de pommes de terre, tu passes à la librairie et comme tu sais qu’il aime la pèche, tu lui achètes une revue sur le sujet. Et puis, tout bien réfléchi, tu lui offres un chèque cadeau à choisir à la susdite librairie. Tout compte fait, tu lui remets la valeur en espèce. Il ira bien où il voudra. Tu es donc un infâme exploiteur, un négrier, un patron sans vergogne qui emploie des salariés non déclarés.

          Quelle est la limite ? A partir de quel moment devient-on hors la loi ? Et ceci est vrai aussi bien dans une URSS qui interdisait la propriété privée des moyens de production que dans un occident qui exige que tout travail d’un tiers soit déclaré, officiel et imposé. Cette prohibition de la propriété des moyens de production, outre le fait qu’elle était, dans la pratique, difficilement applicable, présentait  deux grands travers dont l’un est un peu la réciproque de l’autre.

          Nous avons utilisé précédemment l’image de celui qui, espérant se débarrasser de quelques arbres mal venus, pour être sûr de ne pas en oublier, décidait d’abattre toute la forêt. Nous sommes un peu dans la même situation. L’idée était de se débarrasser des exploiteurs, grands et petits. Il allait de soi que les exploiteurs, c’étaient les patrons. Oui, mais, à partir de quand devient on un patron, donc un exploiteur ? Donc, pour être certain de ratisser largement, on interdit la propriété privée des moyens de production. Du coup, le travailleur indépendant, artisan, agriculteur familial, commerçant de quartier, étant son propre patron disparaissait aussi. C’était la négation et le refus de l’esprit d’entreprise, le refus de la créativité, de l’invention voire de la liberté individuelle et de l’indépendance. Vendre des marrons chauds au coin de la rue, oui, mais dans le cadre d’une entreprise d’état et en y étant strictement salarié, avec des quotas à atteindre et sans que la productivité ne joue en rien sur le salaire. Vous m’accorderez que cela ne devait pas être très bénéfique pour la motivation et le dynamisme professionnel.

          Réciproquement, Si vous aviez une fuite sous votre lavabo, vous ne pouviez plus vous adresser au plombier du quartier d’à côté. Il fallait passer par une officine d’état, remplir un dossier, et être placé sur une liste d’attente. Le prix à payer était souvent fort peu élevé voire gratuit. C’était un service public. C’était long. Le plus souvent, les gens préféraient effectuer un bricolage personnel ou s’en remettre à une connaissance qui prétendait avoir des compétences dans le domaine. Comme disait Coluche : Désormais l’avortement est libre en URSS. Malheureusement, il y a beaucoup de demande et, le temps de remplir les dossiers, il y a onze mois d’attente.

          Nous avons dit, précédemment, que le moteur unique du comportement vivant est l’envie de satisfaire un besoin, on pourrait dire aussi, du reste, dans l’autre sens, le besoin de satisfaire une envie. Cela revient au même. Alors, le chômage en URSS n’existant pas, retirer aux humains le besoin ultime, celui de subvenir à leur existence, et dans le même temps, retirer aussi la capacité de prendre des initiatives individuelles, on comprend que la motivation soit plutôt modérée. Il fallait aller travailler. Certes, on y allait. Mais de là à faire du zèle, il y avait une nuance. Peu à peu, et dans la totalité des ex pays du bloc de l’Est, il s’était constitué une économie parallèle strictement illégale sur laquelle les états fermaient plus ou moins les yeux parce qu’en définitive, c’était elle qui faisait fonctionner la machine. Ce qui est remarquable, c’est que dans les pays d’économie capitaliste, on constate une chose qui, bien que moins développée, et pour une raison opposée revient au même. Dans les pays capitalistes, c’est à cause du chômage que nombre de gens s’adonnent à une économie parallèle. Le travail clandestin est poursuivi, ici, non plus pour des raisons philosophiques, mais pour, encaisser toutes sortes d’impôts et de taxes diverses. Le résultat est tout de même comparable.

          En résumé, l’ex URSS s’est effondrée sur elle-même pour trois raisons. Philosophiquement, elle avait oublié son crédo de départ (la terre à ceux qui la travaillent, les usines aux ouvriers et tout le pouvoir aux soviets). Sociologiquement, étant une immense administration, elle était gangrenée par l’incompétence décrite dans le système de Peter. Psychologiquement, elle voulait ignorer, de façon idéaliste, que les humains sont des humains et que, premièrement, pour faire des efforts, ils ont besoin d’y être motivés et, deuxièmement, ils aspirent à une capacité de créativité, d’indépendance et de liberté.

Commentaires: 4
  • #4

    Sierra Mike (mercredi, 06 décembre 2017 08:59)

    Merci beaucoup pour ce texte, je suis d'accord avec vous.

  • #3

    jagla (jeudi, 14 avril 2016 17:22)

    quel solution ? aucune?

  • #2

    Morgan Allemand (lundi, 28 décembre 2015 08:27)

    Bravo,j'ai tout compris .

  • #1

    Françoise Pascals (dimanche, 27 décembre 2015 20:19)

    J'adore, c'est dit de façon simple et concise, avec des exemples clairs qui rendent le tout non seulement facile à comprendre, mais également succulent. Ça me servira certainement dans l'avenir, de mon côté, je m'étais également fait des ennemis en écrivant un article sur la Chine sous le titre " La longue marche...vers le capitalisme."

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