CONFRONTATION IDEOLOGIQUE

ET ORGANISATION 

          Il y a une chose qui me peine toujours un peu : C’est de constater à quel point les gens se désintéressent de leur sort. Je ne dois pas être normal, moi, à tous moments, dès que j’ai un peu l’esprit libre, je pense majoritairement à ça. Oh, bien sûr, il m’arrive de réfléchir à autre chose, mais, comme c’est cela qui me tracasse le plus… Oui, mon destin, ce qu’est ma vie, ce que l’avenir me réserve, ce que sera la société dans laquelle mes enfants devront se mouvoir, que voulez-vous, cela me préoccupe.

Je sais bien que, normalement, comme une fourmi parmi les fourmis, comme une abeille parmi les abeilles, je devrais me contenter d’être un individu végétatif, me nourrir, me reproduire et mourir. Mais je n’y arrive pas. J’ai toujours envie d’améliorer un peu ma situation, d’alléger mon travail, d’organiser des méthodes pour jouir de plus de confort, de plaisir, d’espérance et de joie de vivre. Vous voyez ? Quand je vous dis que je ne suis pas normal.

Ce qui est, au demeurant, très curieux, C’est que tant qu’il s’agit d’activités matérielles, pratiques et physiques, la plupart des gens est capable de déployer une activité admirable. S’agit-il de réparer la cabane à outils dans le jardin ? S’agit-il de démonter le lave linge pour nettoyer la vidange ? S’agit-il de repeindre les volets ? Les gens sont prêts à consentir une énergie redoutable. Même s’il s’agit d’activités collectives nombreux sont partants : Construire le stand pour la kermesse de la rue, vendre au porte à porte des billets de tombola pour l’association d’aide aux personnes âgées, aller ramasser les papiers gras et les capsules de bouteilles dans le square, beaucoup sont prêts. Mais, dès qu’il s’agit de réfléchir, il n’y a plus personne. Pourtant, se poser des questions sur le sens, la collecte ou l’utilisation des impôts locaux (par exemple), cela devrait passionner les foules. Mais là, non. Tout ce qui, de près ou de loin, présente un vague vernis de réflexion ou d’activité mentale est honni. 

Je me souviens d’une jeune femme, pas sotte et bien agréable qui, un jour où j’avais émis une phrase vaguement réfléchie sur je ne sais plus quel sujet, avait eu ce réflexe extraordinaire de se retourner, se recroqueviller légèrement en avant, mettre ses mains sur ses oreilles en s’écriant : « Ah non ! Ça, c’est un truc d’intello ». J’avais été assez ahuri par la réaction, mais j’avais compris à quel point elle s’était sentie agressée et mise en danger. J’avais du transgresser un tabou auquel je n’avais pas pensé.

C’est un dogme. Il ne faut pas agir en intellectuel. C’est vilain. C’est mal vu. C’est répréhensible.

La question que je me pose, c’est : pourquoi ? J’y vois, globalement deux raisons. Je dirais une raison interne et une raison externe. Ajoutons que les deux sont intimement liées.

D’abord, ce que j’appelle une raison interne : je veux dire par là, une raison interne à l’individu. On peut aisément comprendre qu’une personne se sente petite face à un raisonnement, surtout si le sujet lui est un peu étranger. La personne, de crainte de se dévoiler comme peu compétente va préférer ne pas ouvrir sa bouche. Jusque là, ce n’est pas grave. Si la personne se contente d’écouter, elle va emmagasiner des notions qui pourront lui resservir, éventuellement, lors d’une prochaine discussion. Là où la chose s’aggrave, c’est quand la personne, pour ne pas être en situation de difficulté et donc d’échec à ses propres yeux, préfère échapper à l’échange oratoire. Elle risque de se réfugier dans une activité purement pratique, gestuelle ou physique où elle ne se sent pas inférieure. Si c’est un grand costaud, la tentation est grande de montrer, au contraire sa supériorité. Dans une fuite en avant, la personne, pour se donner bonne conscience, va se précipiter, s’enivrer d’activité matérielle pour se masquer sa capitulation devant la réflexion. Pour la représentation de la troupe théâtrale du quartier, la personne a installé les chaises, tenu le vestiaire, et en fin de soirée, elle a rangé et balayé la salle. Sa participation à la vie collective est éminemment respectable.

Cependant, si elle n’a pas réfléchi sur la teneur du spectacle, elle risque d’avoir participé à une propagande à la gloire du ku klux klan sans le savoir. Elle aura donc cautionné la chose. Vous voyez que ce n’est pas inutile parfois de réfléchir, de réfléchir et de discuter avec les autres, de confronter sa pensée à la pensée des autres.

Il y a aussi une raison externe. J’entends par là toute une propagande et tout un consensus qui répète à plaisir qu’il ne faut pas se prendre pour un intellectuel. Il n’y a pas si longtemps, un ami, pourtant fort érudit, me demandait pourquoi j’écris tout cela. «  Tu es un spécialiste ? Laisse donc la chose aux spécialistes ! ». 

Lorsqu’il répare son lavabo qui fuit, je ne pense pas qu’il soit spécialiste. En revanche, il ne se lance pas dans des considérations qui le mettent mal à l’aise. Mieux ! Que moi je le fasse, cela l’ennuyait aussi. Peut-être parce qu’il se rendait obscurément compte que lui s’y refusait dans une espèce de capitulation honteuse. La question que je me pose, c’est : à qui profite le fait que nous ne réfléchissions pas à notre destinée ? J’ai un peu l’impression que notre abandon intellectuel devant ce que nous pourrions exiger de la société dans laquelle nous vivons est un outil très utile aux privilégiés qui nous spolient. Si nous ne réclamons rien, pourquoi voudriez-vous que l’on nous octroie des avantages qui diminueraient l’immense richesse de ceux qui profitent de notre pusillanimité ? Je pense que la propagande qui est faite contre toute forme de réflexion n’est pas innocente. 

Du coup, comme je le disais, les deux choses sont liées. Je n’ose pas affirmer ma personnalité dans le débat et j’y suis conduit par le fait que l’on me dit que je suis un petit garçon immature qui doit s’en remettre à d’autres qui prétendent être des spécialistes et qui me mènent par le bout du nez.

Ce que j’aimerais, à l’opposé, c’est un vaste débat entre les gens : une confrontation permanente. Si l’on est d’accord, il faut le dire, mais si ce n’est pas le cas, il faut le dire aussi. Il faut avoir le courage de ses certitudes.

Alors, me direz-vous, ce sera la foire sur la place ! Le brouhaha du bistro ! La pagaille !

Un peu, oui. Mais pas trop. Si l’on se contente d’affirmations péremptoires comme dans les cafés où chacun répète ses postulats sans écouter les autres et où l’on considère que celui qui crie le plus fort a forcément raison, ce sera le cas. Mais ce n’est pas ce que je demande. Si, au contraire on essaie un peu d’écouter l’autre, de comprendre, de raisonner et de démontrer, cela risque de tout changer. Ce dont j’ai envie, c’est d’une confrontation d’idées, d’une argumentation. Il ne s’agit pas de réciter un catéchisme mais de tenter de réfléchir. Dans un débat idéologique, en admettant que chaque protagoniste possède un talent oratoire équivalent, c’est forcément celui qui a les meilleurs arguments qui est le plus convaincant. C’est même pour cela que les gens qui sentent qu’ils perdent pied dans la controverse on tendance à crier et à empêcher l’autre de parler.

Se vivant en perdition dialectique, ils ont tendance à substituer, inconsciemment, à la discussion, une surenchère de violence. C’est comparable à l’énergie du désespoir, à la lutte pour la survie. Ils essaient d’interdire la vague qui les submerge. C’est très douloureux de constater que l’on profère des aberrations. Du reste, quand on convainc quelqu’un, ce n’est pas toujours immédiat. Il faut laisser la chose maturer. Il faut laisser la graine germer. Je me souviens, une fois, je discutais avec un ami. Nous nous étions séparés sur un désaccord total. Et puis, plusieurs mois après, il m’en a reparlé. Il avait réfléchi et tous comptes faits, il avait fini par se dire que j’avais peut être raison. Certes, cela m’a fait plaisir. Mais surtout, j’ai admiré le courage qu’il lui avait fallu pour m’avouer que je l’avais infléchi dans sa compréhension de la chose.

Je suis persuadé que nous vivrions mieux si, au lieu de fuir nos tracas, nous échangions un peu à leur sujet. Au lieu de nous confiner dans des dogmes imposés, nous élaborerions, nécessairement, à la longue, une ligne générale de nos souhaits, de nos besoins et de la façon dont nous envisagerions d’y parvenir. A l’opposé, refuser le débat et la confrontation, n’est-ce pas laisser les mains libres aux profiteurs de tous poils. N’est-ce pas laisser le champ ouvert à toutes les compromissions, toutes les spéculations et toutes les dérives et les spoliations ? Ne pas nous préoccuper de la façon dont d’autres organisent, pour nous, la société dans laquelle ils décident que nous devons vivre, n’est ce pas aussi préparer les bâtons pour nous battre ?

Il s’en suit qu’il faudrait un minimum d’organisation. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai souvent entendu des gens béats  jouir d’admiration devant une situation spontanée et informelle. 

Une image assez fidèle de ce que je dis est représentée par un mouvement, au demeurant très respectable que le appelle « les indignés ». Allez savoir pourquoi, mais eux, on souvent la gloire du petit écran. Oh ! Que c’est bien quand ce n’est pas préparé ! Quand c’est une chose brouillonne dans laquelle n’importe qui peut brailler n’importe quoi. Oh que c’est mieux quand des personnages sans culture, sans références historique et sans conscience sociologique, peuvent emporter l’adhésion de la masse parce qu’ils empêchent les autres de parler et plus simplement parce qu’ils ont une grande gueule. C’est tellement moins pernicieux quand on ne prend pas le risque d’atteindre profondément les causes premières du mal être général. Vous vous rendez compte, si on se mettait à s’organiser ? Si on concevait des assemblées dont la tenue est construite, méthodique, intelligente et constructive ? Mais vous savez que dans ce cas, on risquerait d’ébranler le fondement strictement injuste de l’organisation humaine de façon parfaitement blasphématoire ! Au même titre qu’il ne faut surtout pas s’instruire et réfléchir, il ne faut, également, surtout pas s’organiser.

Je sais, je ne suis pas un individu normal. J’aimerais que pour l’avenir de nos enfants et petits enfants, nous ne nous en remettions pas aux errements du hasard. Moi, j’aimerais que la société humaine s’organise et qu’elle essaie de sortir de la loi du plus fort (et donc du plus riche, ce qui revient au même).

Comment s’organiser ? C’est à la fois d’une simplicité enfantine et extrêmement compliqué.

En effet, tant que l’on n’est que quatre ou cinq, il suffit de se réunir autour d’un verre et de discuter pour se mettre d’accord sur la façon de s’organiser afin de réaliser ce que l’on souhaite. Si l’assemblée réunit les gens d’un quartier, d’un hameau et voire d’un village, la chose est encore jouable. Il se dégagera nécessairement une majorité qui emportera l’enthousiasme général. Si quelques individus se sentent par trop non concernés par les décisions, ils auront toujours le loisir de ne pas s’associer à l’entreprise. Le risque reste que, parfois, une personne, portée par un charisme patent ou une aura particulière ou un statut social valorisant, emporte les résolutions non par la valeur de ses arguments mais grâce à l’emprise qu’elle a sur le reste du groupe. Dans ce cas, les gens qui se sont laissé déborder ne peuvent s’en prendre qu’à eux mêmes. Ils n’ont pas su trouver et exposer les idées les plus pertinentes. Ils n’ont pas été capables de démontrer le bien fondé de leurs positions. Ils ont, en fin de compte, été moins crédibles et moins convaincants que leur adversaire.

Dans le même temps, l’époque des grandes assemblées est un peu passée. Certes, on voit encore en période d’élections présidentielles de vastes réunions de propagande électorale où les candidats viennent présenter un galimatias de promesses pieuses avec des phrases lyriques propres à provoquer les applaudissements enfiévrés des fidèles émus et passionnés. Mais ce ne sont que des grand-messes desquelles la controverse est exclue. On ne peut pas poser de questions et encore moins exposer des doutes ou des suggestions contraires.

Il existait autrefois un parti communiste très structuré qui possédait des ramifications dans le moindre atelier, dans le moindre quartier et dans le moindre canton. Son organisation théorique prétendait être un centralisme démocratique. Officiellement, chaque proposition était discutée dans chaque cellule de base. Chacun pouvait y donner son avis. Quand la décision était prise, éventuellement à la suite d’un vote, elle devenait la loi pour tout le monde. Puis, toujours théoriquement, les positions remontaient dans un système pyramidal et étaient sensées parvenir au sommet de l’édifice où elles finissaient, si la majorité en avait décidé ainsi, par devenir la consigne pour tous. Dans la pratique, au fil des années, c’est le contraire qui s’était instauré. Les réunions de la base ne servaient plus qu’à entériner les projets de la petite caste dirigeante. Le centralisme démocratique était toujours centraliste, mais plus démocratique.

Dans l’actuel parti socialiste (ainsi que dans la SFIO qui l’a précédé) c’est le contraire. Il y a sans doute un fonctionnement qui se veut démocratique, mais il n’y a pas de centralisme. Quand il y a un désaccord, un litige, on ne tranche pas et il se forme des factions de sous sous groupe de tendances. Du coup, jamais une décision ne peut être générale et c’est un terrain fertile pour que des aventuriers de tout poil, navigant à vue dans ce marais brumeux, se dotent de partisans qui les mèneront à une carrière personnelle fructueuse et valorisante. Il est à noter que les sensibilités (comme ils disent) du PS ne se différencient pas par des définitions philosophiques divergentes, mais seulement par le nom de leurs chefs de file.

Ne trouvez-vous pas qu’il serait astucieux et urgent de créer une organisation structurée des attentes et des espérances de la population ? Cela vous semble-t-il tellement saugrenu que les populations tentent de dégager ce qu’elles attendent réellement de la vie et comment elles envisagent d’y parvenir ?

La prochaine fois, nous essaierons d’imaginer ce que pourrait être une organisation de la population.

 

Commentaires: 2
  • #2

    thilloy marcus (lundi, 13 mai 2019 16:12)

    comme toujours l' analyse et le développement très pédagogique .C'est vrai il faut pour la participation de tous à tous les niveaux locaux ou nationaux et sur les différents sujets concernant les citoyens amener des citoyens pris au hasard avec rémunération du citoyen et celle de l'entreprise qui laisse partir son employé pour qu'elle puisse renouveler son employé et une formation si nécessaire pour ce dernier ,mais aujourd'hui il faut absolument que plus de citoyens puissent intervenir en ce qui concerne le pays ,les citoyens ,l'Europe et ce qui se passe dans le monde donc la géopolitique .etc

  • #1

    bal (mercredi, 02 janvier 2019 12:03)

    faire de petites choses, mais les faire bien.

Télécharger
050 confrontation idéologique et organis
Document Microsoft Word 131.4 KB