Le marché













Elle : Tu viens ?

Lui : Où ça ?

L’autre : Avec nous.

Lui : Je n’ai pas demandé avec qui, j’ai demandé où ?

L’autre : Au marché.

Lui : Non.

Elle : Quoi non ?

Lui : Elle me demande si je veux venir au marché et je lui réponds non.

L’autre : Donc, tu ne veux pas venir avec nous.

Lui : Avec vous, si, mais au marché, non.

Elle : Oui, mais là, les deux choses sont indissociables. Ou tu viens avec nous et c’est au marché ou tu ne viens pas au marché et nous y allons sans toi.

L’autre : Ce n’est pas une grande foire, hein, juste un petit marché comme ça.

Lui : Là n’est pas la question. Ce n’est pas une affaire de taille. Encore que… Si c’était une grande foire, avec de multiples choses extraordinaires, des vaches, des tracteurs agricoles, des instruments de musique, des piscines de jardin, des croiseurs de haute mer et des tapis volants, une foire inoubliable, une foire comme on en fait peu, une foire qu’il faut avoir vue une fois dans sa vie, je ne dis pas. Mais là…

L’autre : C’est un petit marché sympa.

Lui : Ah ! Bah si c’est sympa…

Elle ; Alors, tu viens ?

Lui : Non.

Elle : Bon, tu as compris ? Il ne vient pas.

Lui : Y aller ou ne pas y aller : Telle est la question.

L’autre : Tu n’aimes pas les marchés ?

Elle : Ce n’est pas qu’il n’aime pas, il fait juste sa tête de mule.

Lui : Comment ça : ma tête de mule ? Tenez, rien que pour vous montrer ma bonne volonté et ma sollicitude à votre égard, si vous avez des besoins précis et urgents, vous me faites une liste et, pour vous éviter la corvée de vous déplacer, j’y vais pour vous et je vous rapporte ce qui vous manque. Vous notez, j’espère, ma prévenance et ma serviabilité profonde et constitutionnelle à votre endroit !

L’autre : Non, mais c’est seulement pour voir.

Lui : Pour voir quoi ?

L’autre : Ce qu’il y a sur le marché !

Lui : Et quand tu verras, cela t’apportera quoi ?

L’autre : Je ne sais pas… si c’est intéressant.

Lui : Oui, intéressant, c’est le mot… Mais tu ne ressens pas de manque majeur.

Elle : Non, nous n’avons pas un manque majeur. C’est juste de la curiosité. Et puis, tu connais l’adage : C’est l’occasion qui fait le larron.

Lui : C’est bien ce que je pense. Comme de véritables larrons, vous envisagez de vous laisser emporter par la curiosité, l’envie et la tentation en vous entendant, bien sûr, comme larrons en foire. Je ne sais pas si c’est très sain, tout ça.

Elle : Oh, et puis, tu nous embêtes.

L’autre : Il est toujours comme ça ?

Elle : Non, là, il essaie de rester sociable et convivial. Il se restreint, il fait des efforts !

L’autre : Donc, tu ne viens pas avec nous.

Lui : Oh comme tu as vite compris ! Effectivement, ton esprit pertinent et vif a parfaitement mesuré à quel point je n’ai pas envie d’y aller. Cela ne me tente pas du tout d’aller fatiguer mes jambes et mon porte monnaie pour aller contempler des carottes, des poireaux, des chaussettes et des petits maillots.

L’autre : C’est vrai qu’il est bête, hein ! Comment est-ce que tu le supportes ?

Elle : Justement, je ne le supporte pas.

Lui : Cela dit, je ne vous interdis pas d’y aller. Vous faites comme vous voulez. Juste, de grâce, accordez moi aussi le caprice de pouvoir faire ce dont j’ai envie.

Elle : Hou là ! Rassure-toi ! Nous nous garderions bien d’empiéter sur ta liberté individuelle.

Lui :  et puis, tenez, pour vous montrer ma bonne volonté et ma sollicitude naturelles, si vous avez besoin d’une main d’œuvre servile et bon marché pour porter vos sacs, pendant qu’en pépiements pointus vous vous égaillerez en voluptés enfantines devant des petits riens aussi attendrissants qu’inutiles, je veux bien, mais seulement sur votre demande expresse, endosser, pour vous, le costume du gentil baudet obéissant.

L’autre : Voyez-vous ça !

Lui : Avec une douce nostalgie tendre, je porterai sans me plaindre les emplettes abusives dont on aura, désinvoltement, voulu me charger. Cependant, cela c’est seulement si vous me le demandez de façon explicite et insistante.

Elle : Je vais t’en donner, moi, de l’insistance et de la désinvolture !

Lui : Si, si ! Si on me le demande aimablement, je suis capable de faire tout ça.

L’autre : Tu sais que pour peu, on finirait part le croire ?

Elle : On s’apitoierait sur son sort.

L’autre : Ce pauvre petit tellement spolié par son entourage.

Elle : Tu ne veux pas aussi que nous allions nous asseoir par terre au fond de la cuisine pour, la tête dans les bras, pleurer à gros sanglots sur ta misère existentielle ?

Lui : Je ne vous en demande pas tant.

Elle : tout ça pour nous dire qu’il n’aime pas aller au marché.

L’autre : Alors, tu restes ici ?

Lui : Oui.

L’autre : Tout seul.

Lui : Oui.

L’autre : Tu ne vas pas t’ennuyer ?

Lui : Ne soies pas inquiète.

L’autre : Tu es sûr que…

Lui : Je crois que je m’ennuierais davantage à piétiner pendant que ces dames tripotent des petits chemisiers et des sacs de pacotille. Tu vois, ce qui manque le plus dans les marchés ou dans les grands magasins, c’est, par-ci par-là, des bancs pour que les accompagnateurs non passionnés puissent s’asseoir, voire papoter entre eux, en attendant que ça se passe.

Elle : Tu vois, quand je te dis qu’il est désagréable.

Lui : Cela dit, si cela vous fait plaisir, allez-y ! Ne boudez pas votre satisfaction. Vous vous distrairez bien mieux à vous raconter des histoires, à commenter vos découvertes, à vous amuser comme des petites folles en essayant des chaussures ou des lunettes de soleil sans subir ma présence qui se dandine sur place en attendant désespérément le moment où quelqu’un dira enfin : « Bon ! On rentre ! »

Elle : Allez, allez ! Viens. Laisse-le grogner tout seul.

L’autre : J’ai presque honte de l’abandonner à la maison.

Elle : Rassure-toi, lui, il n’a aucun remords.

 

 

Saint Michel le 4 juillet 2012

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