LA VILAINIE D'HELOISE ET ABELARD

 

 

 

 

HELOISE: Tu m'as demandé de venir; me voici, que me veux-tu?

ABELARD: Entre.

HELOISE: Voila.

ABELARD: C'est bien.

HELOISE: Je suis attentive.

ABELARD: Je sais, tu es toujours attentive.

HELOISE: Parle moi... Est-ce sérieux?

ABELARD: Très... Non, ne me crois pas.

HELOISE: Est-ce grave?

ABELARD: Oui, mais... Oui... Ou non. Cela dépend... Mais ce l'est.

HELOISE: Est-ce triste?

ABELARD: Oh non!... Si peut-être, hélas.

HELOISE: Tu marches de long en large comme si tous les feus de la détresse étaient en toi. Des silences... des silences... Par instant, on dirait que les paroles vont venir, et puis rien. Tu es pourtant d'habitude plus loquace.

ABELARD: (riant) C'est vrai.

HELOISE: Devant tous, tu brilles et ta langue fait d'ordinaire ta renommée. Chacun s'émerveille devant la richesse de ton discours... Pourquoi ce mutisme?

ABELARD: Attends... Il faut... Je voudrais... J'aimerais...

HELOISE: J'écoute. Dis moi le fond de ton esprit, de ton angoisse, de ton espoir. Dis moi la misère de ta sérénité. Qu'as-tu? Ton souffle est court, ta prestance abolie et ton regard fuyant... Est-ce moi qui t'ennuie? As-tu changé d'avis? Veux-tu que je parte?

ABELARD: Non!

HELOISE: Alors?

ABELARD: Je t'en prie; reste.

HELOISE: Encore?

ABELARD: Encore.

HELOISE: Mais quoi?

ABELARD: Je ne sais... Ou, je sais trop. C'est égal. Peut-être ai-je tort. Mais je suis ému de l'espoir d'avoir tort. Pardonne moi.

HELOISE: Te pardonner! Et de quoi? Le pardon ne s'accorde pas par anticipation.

ABELARD: Certes.

HELOISE: Ta langue est embrouillée, et sans doute aussi ta pensée

ABELARD: Je suis ridicule.

HELOISE: Ce n'est pas grave.

ABELARD: Ecoute. Puisque nous en sommes là, je voulais te dire...

            (Long silence)

HELOISE: Pour ma part, je sais ce que je veux te dire. Moi, je t'aime bien.

ABELARD: Voila. C'est ça. C'est bien. C'était cela. Je ne trouvais pas. Je ne savais pas comment te... Tu as trouvé les mots justes. Tu me les as pris et tu me les rends. Je t'aime bien.

HELOISE: Tu me les as prêtés et je te les rends. Je t'aime bien.

ABELARD: Tu me les rends et je te les offre. Je t'aime bien.

HELOISE: Tu me les offres et je les accepte. Je t'aime bien.

ABELARD: Tu les acceptes et je t'en remercie. Je t'aime bien.

HELOISE: Je t'aime bien et tu m'aimes bien.

ABELARD: Tu m'aimes bien et je t'aime bien.

HELOISE: Voila. Comme c'est inattendu. Nous nous sommes aperçu que nous nous aimions bien et nous n'avons plus rien à dire.

ABELARD: Voila. Nous nous sommes dit que nous nous aimions bien et tout a basculé.

HELOISE: Pourtant, nous le savions déjà. Tu savais que tu m'aimais bien et je savais que je t'aimais bien. Je savais que tu m'aimais bien et tu savais que je t'aimais bien.

ABELARD: Nous le savions mais maintenant, nous l'avons dit.

HELOISE: Moi, je me l'étais déjà dit.

ABELARD: Oh! Moi aussi. Mais maintenant, au lieu de nous le dire à nous même,

HELOISE: Au fond de notre silence,

ABELARD: Nous nous le sommes dit réciproquement.

HELOISE: Dans le son éveillé de notre voix.

ABELARD: Et le son éveillé de notre voix a appelé nos oreilles avides.

HELOISE: Et nos oreilles avides ont alerté notre émotion ravie.

ABELARD: Et notre émotion ravie a envahi notre bonheur éperdu.

HELOISE: Tout cela pour avoir dit: "Je t'aime bien".

ABELARD: Tu l'avais deviné?

HELOISE: Je m'en doutais un peu. Et toi, t'en doutais-tu aussi?

ABELARD: Je l'espérais follement en vagues de désespoir merveilleux. Et quel était ton sentiment?

HELOISE: J'étais ravie et inquiète. Je tremblais de me tromper et je tremblais d'être perspicace. Je riais de larmes et je pleurais d'espoir.

ABELARD: As-tu également craint et étouffé dans le bonheur risible et la peur déchirante?

HELOISE; As-tu fui ta pensée en la suppliant de t'envahir?

ABELARD: As-tu, au long de tes journées, appelé la profondeur des nuits à t'illuminer?

HELOISE: As-tu, au fond de ton sommeil, crié à l'insomnie de t'emporter?

ABELARD: Une telle joie dans la certitude que tu existes...

HELOISE: Pourquoi n'apprend-on pas cela?

ABELARD: Dans quel livre est-ce écrit?

HELOISE: D'autres que nous l’ont-ils vécu déjà?

ABELARD: Est-ce que la science ne le sait pas?

HELOISE: Comme c'est simple pourtant! Je suis heureuse d'être avec toi. Je t'aime bien; je t'aime beaucoup; je t'aime fort; je t'aime si fort; je t'aime tant; je t'aime... Je t'aime... Je t'aime...

Je t'aime.

ABELARD: Comme tu as dit cela!

HELOISE: Pourquoi?

ABELARD: Je ne sais pas.

HELOISE: Une ombre d'épouvante a parcouru tes yeux.

ABELARD: Il m'a semblé un instant que, disant moins, tu disais plus.

HELOISE: Comment cela?

ABELARD: Je l'ignore aussi.

HELOISE: Pourtant...

ABELARD: Tu as dit... Attends: Laisse moi réfléchir... Voila: A la fin de tes paroles, tu ne savais plus comment définir, comment expliciter ton sentiment à mon égard. Alors, tu l'as laissé échapper sans ornement, sans qualification, et, tout à coup, mais fugitivement, il est apparu comme nu, démasqué, d'une lumineuse présence effrayante.

HELOISE: Je ne savais plus expliquer.

ABELARD: Et tu n'as plus su dissimuler.

HELOISE: J'ai été maladroite.

ABELARD: Et la maladresse a montré que l'adresse est mensongère.

HELOISE: Ne me charge pas, je t'en prie.

ABELARD: Tu me vois gauche moi même. Je ne veux ni te railler ni t'accabler. Je songe seulement. Je songe tout haut et je songe mal.

HELOISE: Tu songes, dis-tu. Mais songes-tu dans une  pensée droite et calme, ou ton esprit se tord-il et se retourne-t-il en bouleversements malheureux que tu conserves à plaisir? Quelles spéculations veux-tu entretenir pour encombrer tes nuits, pour tourmenter tes heures de veille, quelle alternative fallacieuse va empoisonner ton essence réfléchie? Faut-il donc toujours que tu transformes en dialectique douloureuse chaque événement de la vie? Tout ne peut-il être, pour toi, qu'autre que ce qu'il est: Lourd ou léger, important ou futile? Ai-je dit une chose si grave? Est-ce mal? Dis-moi, est-ce mal?

ABELARD: Tu as dit aimer de plusieurs manières. Puis, à court de qualificatifs, tu as dit aimer sans explications. Alors, tous les cas particuliers disparaissant, il n'est resté que l'affirmation générale. Les compléments n'étaient que des restrictions. Ils excluaient leurs opposés. Alors, s'effaçant eux même, ils n'ont plus rien exclus. C'est seulement là que, ne sachant plus colorer ta parole, tu ne l'as plus diminuée.

HELOISE: Bien sûr, je sais cela. Mais dis moi. Est-ce mal?

ABELARD: Non.

HELOISE: Quel mal y aurait-il à aimer?

ABELARD: Quel mal y aurait-il à le reconnaître?

HELOISE: Quel mal y aurait-il à l'avouer?

ABELARD: La franchise nous le recommande.

HELOISE: Donc, je t'aime, je te l'ai dit; et tu n'est pas fâché.

ABELARD: Certes.

HELOISE: Mais toi, m'aimes tu aussi?

ABELARD: Bien sûr.

HELOISE: Alors, dis le aussi.

ABELARD: Quoi?

HELOISE: Que tu m'aimes.

ABELARD: Ne l'ai-je pas déjà fait?

HELOISE: Non.

ABELARD: Tu l'as cependant compris?

HELOISE: Oui, mais, dis-le.                                   

ABELARD: Comment? Comme une reconnaissance?

HELOISE: Comme un abandon.

ABELARD: Comme un engagement?

HELOISE: Comme une formule magique.

ABELARD: Comme un rite nécessaire et consacré?

HELOISE: Comme une vérité. Alors, dis-le.

ABELARD: Non.

HELOISE: Comment, tu ne m'aimes pas?

ABELARD: Si.

HELOISE: Alors, dis-le.

ABELARD: Non.

HELOISE: Mais pourquoi?

ABELARD: Viens, asseyons-nous. Ne sommes-nous pas des fous? Tout nous éloigne. Tout!

HELOISE: Pourquoi dis-tu cela? Je te le demande encore: Faisons nous quelque-chose de mal?

ABELARD: Pour nous, non.

HELOISE: Pour qui alors? Pour Dieu?

ABELARD: Sûrement pas.

HELOISE: Et bien, pour qui?

ABELARD: Pour tous, pour les autres, pour tous ceux qui ne sont pas nous, pour nous si nous étions à la place des autres.

HELOISE: Comment les autres peuvent-ils s'opposer à Dieu?

ABELARD: Ils ne savent pas. Et, ne sachant pas, ils décident de ce qu'ils croient être sa volonté. Ils décrètent pour lui une volonté qui va dans le sens de la leur.

HELOISE: Tu blasphèmes.

ABELARD: En les décrivant, je crains que oui.

HELOISE: Mais tu persévères?

ABELARD: Les hommes sont redoutables. C'est eux qui en décideront. Ma faute consiste à craindre moins Dieu que ses zélateurs.

HELOISE: Tais-toi.

ABELARD: Tu as peur?

HELOISE: Non... Toi, as-tu peur? Non, n'est-ce pas? Alors, pourquoi moi?

ABELARD: C'est maintenant toi qui m'effraies.

HELOISE: M'aimes-tu?

ABELARD: Tu le sais.

HELOISE: Alors dis-le.

ABELARD: Non.

HELOISE: Ce ne sont pourtant pas les autres qui te retiennent?

ABELARD: Non.

HELOISE: Alors qui?

ABELARD: Nous.

HELOISE; Nous?

ABELARD: Oui, nous.

HELOISE: Je ne te comprends pas.

ABELARD: Jusque là, nous marchions dans un émoi d'espoir et d'ascension.

HELOISE: Nous retenions notre souffle pour nous assurer que le souffle de l'autre disait la vérité qui nous étouffe.

ABELARD: Notre vigilance illuminait la moindre faiblesse affirmant notre sincérité.

HELOISE: Nous espérions avec une allégresse cachée jusqu'au faux pas qui dit la défaillance attendue tendrement.

ABELARD: Et nous avons gravi, un à un, les étages de l'absolue beauté; nous avons rencontré, peu à peu, l'immensité de l'être.

HELOISE: Et cela ne te remplit-il pas d'espérance nouvelle?                                                                  

ABELARD: Lorsque nous aurons posé le pied sur la dernière marche, lorsque tout sera dit, lorsque la découverte sera accomplie, l'ascension s'arrêtera. Alors, les maladresses que nous guettions dans l'espoir seront redoutées dans la crainte. Au lieu de se montrer dans sa pure vérité, dans sa candide faiblesse, on se drapera dans une grandeur illusoire. Au lieu de pousser les actions vers l'avant, on se protégera en combats d'arrière garde. De conquérant, on deviendra défenseur. Faute de pouvoir atteindre de nouvelles citadelles, on se cramponnera à des bastions autrefois conquis.

HELOISE: Ta vue est courte Abélard! Tu confonds cause et conséquence. Cela m'étonne de toi. Ne réponds pas. Réfléchis. Aujourd'hui entraîne demain; et même si aujourd'hui conditionne en partie après demain, cet "après demain" est surtout la suite du jour qui va venir.

ABELARD: Pourtant...

HELOISE: Tais-toi... Tu vas dire des sottises... Quoi qu'il en soit, même si aujourd'hui influe sur après demain, son influence passe nécessairement par demain.

ABELARD: Ton raisonnement est séduisant. Trop, peut-être. La tentation est grande de se laisser attirer par l'intérêt qu'on y trouve.

HELOISE: Je crains de ne pas te comprendre.

ABELARD: Un argument qui satisfait par l'avantage personnel que l'on peut en tirer est suspect, à l'esprit libre, d'emportement.

HELOISE: Je reconnais là ta rigueur et ta réserve. Cependant, il doit bien arriver, de temps à autre, que la raison serve le bonheur. Soutiendrais-tu que la perspicacité ne peut être que porteuse d'amertume et de regret? Un constat agréable est-il nécessairement trompeur?

ABELARD: La tentation est une ennemie redoutable.

HELOISE: Ainsi, tu me considères comme un agent du malin venu te circonvenir pour que te harde le remords.

ABELARD: Ne ris pas de cela.

HELOISE: Je ne ris pas, je persiste. Je persiste d'autant plus que je sens ta certitude chanceler. Prends garde Abélard, prends garde. Me connais-tu? Sais-tu différencier le chaud du froid?

ABELARD: Tu plaisantes. Ta jeunesse te l'autorise. Mais es-tu sûre que dans tes paroles d'amusement même, ne se glisse pas une forme d'effroi que tu veux ainsi chasser hors de toi?

HELOISE: Non! Tu ne m'épouvanteras pas. Je ris, c'est vrai, mais je ris parce que je suis heureuse de ne pas me tromper. Je ris parce que je sais que tu partages ma pensée. Et toi-même, n'as-tu pas follement envie de te laisser convaincre? Je me demande si ce qui te fait encore débattre c'est une sincérité dans les arguments que tu apportes, ou si, plutôt, ce n'est pas un jeu d'école dans lequel tu excelles et où tu aimes pousser tes contradicteurs jusqu'à leurs derniers retranchements afin qu'ils atteignent la perfection dans leur péroraison.

ABELARD: (riant)  Tu transformes tout en bonheur et en jeu. Tu es la source de mon esprit.

HELOISE: C'est maintenant toi qui ris. Mais sois sombre ou amusé, tu ne m'ébranleras pas dans ma certitude.

ABELARD: Et quelle est cette certitude?

HELOISE: Je t'ai surpris en délit de courte vue.

ABELARD: Encore?

HELOISE: Eh! Oui. Tu penses que lorsque nous aurons atteint le sommet qui, aujourd'hui, nous attire et nous enchante, nous serons condamnés à en redescendre.

ABELARD: C'est un peu ça.

HELOISE: Ne devines-tu pas que la hauteur qui nous aspire n'est pas le sommet de l'univers? Ne devines-tu pas, qu'au contraire, sa grandeur cache à notre petitesse d'autres Elysées inconnus que nous devrons à leur tour parcourir? Ne sais tu pas que chaque horizon cache un autre horizon?

ABELARD: Tu parles bien.

HELOISE: Mon maître est renommé.

ABELARD: Il faut se méfier des maîtres.

HELOISE: S'il était dans l'erreur, je n'hésiterais pas à lui porter contradiction.

ABELARD: Je vois.

HELOISE: Ai-je raisonné sans faille? Maître?

ABELARD: On peut le dire. Je suis fier de toi.

HELOISE: Alors, rends-toi.

ABELARD: Je me rends.                                         

HELOISE: Donc, tu le dis.

ABELARD: Oui, je dis que je me rends.

HELOISE: Non, pas cela.

ABELARD: Mais quoi?

HELOISE: Tu le sais.

ABELARD: Je sais que la justesse d'un raisonnement ne rend pas nécessairement ses résultats confortables.

HELOISE: Bien sûr, on peut penser juste et souffrir d'avoir raison.

ABELARD: Je t'aime Héloïse.

HELOISE: Oh! Tu l'as dit trop vite.

ABELARD: Mais je l'ai dit.

HELOISE: Dis-le encore.

ABELARD: Cela ne change plus rien.

HELOISE: Tu triches.

ABELARD: Et en quoi, s'il te plaît?

HELOISE: Je ne m'y attendais pas. C'est arrivé par surprise. Je n'ai pas eu le temps de l'entendre, de l'écouter, de le recevoir. Tu as fait exprès. Tu triches.

ABELARD: Je l'ai dit. Je l'ai dit. Je l'ai dit dès qu'il m'a été impossible de le taire. Presque sans le vouloir, à force de le vouloir trop.

HELOISE: Tu l'as dit pour toi, comme un entraînement. Dis-le maintenant pour moi... J'attends... Serais-tu égoïste Abélard?

ABELARD: Comment veux-tu que je dise quoi que ce soit si tu ne me laisses pas parler?

HELOISE: Je me tais.

ABELARD: Es-tu prête?

HELOISE: Je me tais.

ABELARD: Es-tu attentive?

HELOISE: Je me tais.

ABELARD: Tu ne me reprocheras pas la surprise?

HELOISE: Je me tais.

ABELARD: Héloïse...

HELOISE: Je me tais.

ABELARD: Arête de dire que tu te tais.

HELOISE: Je suis le silence même.

ABELARD: Héloïse, je t'aime.

HELOISE: Abélard, je t'aime.

ABELARD: Voila. Et maintenant, qu'ajouter à cela?

HELOISE: Rien.

ABELARD: Tu vois.

HELOISE: Rien, mais maintenant, l'univers, dans sa course folle a infléchi sa courbe. Les astres, un instant se sont arrêtés, étonnés, puis, ils ont repris à regret une trajectoire, à leur insu, modifiée, plus douce, plus sereine et plus pure.

ABELARD: Les astres ont-ils vraiment fait cela?

HELOISE: Ne l'as tu pas perçu aussi?

ABELARD: Peut-être. Mais est-ce eux qui ont changé ou notre regard qui n'est plus le même?

HELOISE: Et qu'est-ce que cela modifie? Notre regard ayant changé à leur égard, il se peut que nous ayons découvert leur vraie nature. Je pense qu'avant, notre vision était fausse et que c'est maintenant que nous percevons avec acuité. Peut-être n'ont-ils pas changé, mais nous nous sommes rapprochés d'eux. Sans être aveugles, nous étions frappés de cécité. Nos yeux se sont ouverts. Le changement que nous avons perçu sans être le fait des étoiles est une réalité. Simplement, c'est nous qui sommes  passés de l'errance à la vérité.

ABELARD: Hélas.

HELOISE: Cela t’attristerait-il?

ABELARD: Les questions du passé n'ont plus de sens.

HELOISE: Et en quoi, je te prie?

ABELARD: Que nous ayons atteint une telle unicité avec la nature m'emporte dans un vertige de bonheur insoupçonné, mais cela implique que, nous rapprochant des étoiles, nous nous sommes éloignés de la terre. Cette vérité nouvelle qui est désormais nôtre, est nôtre seulement. Nous sommes aujourd'hui seuls dans une science que chacun ignore. Aucune justification, aucun moyen, aucune langue ne nous sont donnés pour nous en expliquer. Quittant le sein de la pensée commune, nous sommes entrés dans l'erreur pour autrui. Nous sommes conduits à dire notre espoir  avec les mots de notre espoir, et on n'entendra que les mots de notre hérésie prouvant notre hérésie.

HELOISE: La vérité des autres empêche-t-elle la notre d'exister?

ABELARD: Non, mais nous seuls savons que les deux cohabitent.

HELOISE: Donc, nous avons une compréhension du monde enrichie.

ABELARD: C'est vrai. Mais en même temps, les autres n'ayant pas notre connaissance ne peuvent  admettre notre position puisque pour eux elle n'est pas. Ils ne peuvent donc, pour que tout soit dans l'ordre, que nous condamner soit à abjurer notre essence, soit, étant inconcevables à disparaître.

HELOISE: Je ne crains pas cela.

ABELARD: Ils nous renieront.

HELOISE: Sans doute.

ABELARD: Au nom d'une bonté certainement sincère, et pour nous venir en aide,

HELOISE: pour nous sauver de nous même?

ABELARD: Ils s'ingénieront à nous séparer,

HELOISE: A nous distendre,

ABELARD: A nous écarter,

HELOISE: A nous éloigner.

ABELARD: Ils nous tourmenterons dans nos esprits et dans nos corps.

HELOISE: Ils nous affligeront de soucis misérables.

ABELARD: Mais prenant l'eau dans leurs mains, elle glissera entre leurs doigts.

HELOISE: Et plus ils seront mouillés, plus ils voudront saisir cette onde qui leur échappe.

ABELARD: Et plus elle leur échappera, plus ils chercheront à emprisonner ce fluide qui les mouille.

HELOISE: Que deviendrons-nous?

ABELARD: Je l'ignore.

HELOISE: Cela a-t-il de l'importance?

ABELARD: Rien ne pourra faire que ce qui fut, est et sera, aura été.

HELOISE: Le vent, la pluie et les saisons n'y changeront rien. Le temps s'accumulera autour de nous et les choses couleront dans leur lit habituel; mais, ce que nous avons conquis sera nôtre sans fin.

ABELARD: Les efforts prodigués pour éteindre nos noms seront autant de supports pour en perpétuer le souvenir.

HELOISE: Et le souvenir enseveli dans nos corps sera magnifié par l'insistance de qui veut l'abolir.

ABELARD: Aussi longtemps que notre souffle emplira notre tête, l'histoire d'aujourd'hui sera ineffacée.

HELOISE: Et même quand nos dépouilles n'auront plus de matière, un souffle plus léger, plus diaphane et serein dira encore que nous nous sommes aimés.

ABELARD: Nous serons une histoire que parfois on raconte pour en tirer exemple à suivre ou rejeter.

HELOISE: Il y aura d'autres Abélards.

ABELARD: Et d'autres Héloïses.

HELOISE: Ils poseront leurs pieds dans le chemin que nous avons tracé.

ABELARD: Et plus tard, dans mille ans peut-être, quelqu'un dira encore ils se sont aimés

HELOISE: Le temps est accompli.

ABELARD: Ne parlons plus. L'ombre étire les restes de son oubli. La chaleur envahit la douceur de nos silences; et la paix s'est emparée du jour qui va naître.

HELOISE: Atteignons l'immobilité; puisque pour nous, il ne fera plus jamais nuit.                                          

 

                                                                                                                                        10/01/97

 

 

 

 

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