S T 0 P !

 

Je pose une question.

C'est quoi-t-un poète ?

J'aurais bien une idée, mais, c'est justement cela qui m'inquiète.

 

A mon avis,

Un poète c'est quelqu'un qui écrit.  Bon.  Jusque là, je veux bien.  Mais, écrire, écrire ... Ecrire quoi ? Comment?  Il y aurait, si on veut, quatre possibilités.

On a le choix entre raconter :

Des choses ordinaires de façon banale,

Des choses ordinaires de façon pas banale,

Des choses extraordinaires de façon banale,

Des choses extraordinaires de façon pas banale.

La première solution, si personne n'y voit d'inconvénients, on va tout de suite l'éliminer. C'est justement, semble-t-il la définition du pas poète. Encore que... Cela dépend peut-être du degré d'intention.  Mais, ne chinoisons pas et considérons que celui qui platement rédige des choses platement plates ... Sans volonté particulière ...

Et puis, cela nous arrange. On supprime une proposition.

En restent trois.

            Existent-ils des sujets extraordinaires.

Bien sûr que non ! L'amour, les petits oiseaux qui sautillent de branche en branche et qu'on n'arrive pas à empêcher de piailler : c'est vieux comme le monde.  D'accord.  Pourtant, celui qui l'écrit, au moment où il l'écrit, au moment où il éprouve l'envie de l'écrire, le subit comme un choc.  Il finit par s'y résoudre parce qu'il a le sentiment que ce n'est pas encore fait.  Il y a là un manque à combler.  C'est une chose qu'on ne peut pas ne pas faire.  Alors, tans pis, on y va.  Ce n'est qu'après que l'intéressé lui-même, et à plus forte raison les autres, s'aperçoivent qu'il y en a déjà plein partout.

C'est, comme ce brave photographe, amoureux des paysages qui, brusquement, tombe en arrêt devant un site qui l'émeut. Immédiatement, un spasme du déclencheur l'envahit et le submerge.  Il succombe, il déclique.  Et puis, au développement, il s'aperçoit que des "Comme ça", il en a déjà soixante-douze ; si on tient compte aussi du cadrage et de l'angle de prise de vue, il en reste encore trente-sept et avec, de surcroît, le même éclairage : Quatorze. Il devait bien le savoir avant, et pourtant…

D'un autre côté, si, avec la tête froide, il tient ce raisonnement, il va se retenir, s'abstenir, et devenir stérile… Alors ?

Des sujets nouveaux…

Il y en a sûrement.  Mais ils ne le sont qu'une seule fois.

Ils ne le sont qu'une seule fois sur le plan collectif mais sur le plan individuel, ils le sont toujours ; et pour celui qui rabâche, chaque rabâchage est une nouveauté. D'abord, répéter : On me l'explique.

Tout de suite, il faut distinguer :

Répéter sciemment,

ou inconsciemment.

N'importe comment, entre le maximum et le minimum de régurgitation, le chemin est long.

Je photocopie un texte. Je recopie un texte. Je plagie un texte.  Je m'inspire d'un texte.  J'utilise des situations, des images, des rebondissements, des métaphores des dénouements, des… Piqués ailleurs, en les présentant comme tels.  Je fais la même chose mais sans les présenter comme tels : C'est-à-dire que je m'en attribue la paternité. Là, déjà, le fais-je exprès ou pas ? Parce qu'en toute bonne fois, cela peut n'être que réminiscences parfaitement involontaires. Ma naïve candeur ne laisse de doutes à personne ; j'espère.  Enfin, je puise dans le fond brumeux et marasmatique de mon savoir acquis. Acquis, sans doute, mais quand ? Comment ? Où ? Dans sa formalisation, l'imaginaire s'appuie bien sur quelque chose et ce quelque chose, il faut le connaître?  Pour le connaître, il faut l'apprendre, et pour l'apprendre, il faut le voir, l'entendre, le vivre le lire…

Alors, la nouveauté…

On peut cependant penser que la nouveauté est source de surprise et la surprise, d'émotion.  Pourtant, plus on connaît de choses, moins on en ignore Banalité, certes.  Mais, moins on en ignore, moins il reste à découvrir.  Là, ça se discute.  Mais admettons.  Comme moins on ignore, plus on est cultivé ; plus on est cultivé, moins il y a de sujets nouveaux et moins on a de motifs d'émerveillement.  Plus on est cultivé et moins on est réceptif.  Diable !

Serait-ce réciproque ?

Moins on est cultivé et plus les chances, qu'un sujet quelconque semble neuf, sont grandes. Donc, plus on est fruste, plus on est apte a accepter une chose comme nouvelle, a être surpris, ému et peut-être à recevoir une émotion artistique.  Re-diable !

Sans doute, il est plus facile d'éblouir un naïf.  D'éblouir ? D'éblouir, ou de duper ?

L'art est-il une duperie ?

Manque d'originalité : Qu'est-ce que cela veut dire ?  N'y a t-il pas des gens capable de se réémouvoir sur un sujet rebattu ? Si la réponse est non, on ne peut pas voir deux fois le même tableau ou le même film ou lire deux fois le même poème. N'y a t’il pas des sujets neufs déjà éculés et de vieux poncifs inusables ?

                        Que le sujet soit neuf ou ancien, dans le fond, cela n'a peut-être pas tellement d'importance.  Si c'est neuf, c'est sûrement une bonne chose ; mais dans le cas contraire, y a t-il une incidence ?

Sur une idée originale de…

Sur un sujet complètement hors des sentiers battus…

A partir d'un fait divers unique…

Et autres…

On peut s'en passer.

Voilà qui est bien désolant.

Bien que celui qui crée ait toujours l'impression d'apporter une révélation au monde, il n'invente pas.  Il ne fait que réitérer.  C'est un bon artisan qui construit une belle armoire de plus.  Dans le meilleur des cas, on peut imaginer qu'il réactualise mais, malgré son désir farouche, sa volonté inébranlable et, mis à part quelques cas d'espèce,  le créateur n'est rien d'autre qu'un perroquet.  Et même, il se perroquettise le plus souvent lui-même.  Donc, à moins qu'il ne soit parfaitement idiot, il n'est pas innocent.

Cela élimine encore deux de nos propositions de départ.

Tiens ! Il n'en reste qu'une.  Serait-ce la bonne ?

Pas si sûr.

Si l'originalité du sujet est sans importance, pourquoi l'originalité de l'écriture en aurait-elle ?

Banale ou pas banale ?

On en revient à ce qu'on disait précédemment.

C'est "pas banal" La première fois.

Mais après ?

Après, c'est de la ressucée.  Hugo n'aurait dû écrire qu'un poème et Céline les premières pages du "Voyage au bout de la nuit". Pour la suite, s'il ne s'agit que du style, on a compris. Pourtant, ils ont persévéré. Ils ont même été particulièrement prolixes.

Oui, je sais, certains ont évolué avec le temps.

            D'accord. Alors, ceux-là, permettons leur deux pages tous les dix ans.  Déjà, cela simplifierait la tâche des lycéens (les pauvres). Et puis cela serait plus logique. Quand on a posé une étagère, même si elle est bien posée, on n'en ajoute pas une collection... Au même endroit.  Que voulez-vous qu'on en fasse ?

Pourtant, tout auteur en produit des pages et des pages, des volumes et des volumes et, bizarrement nous lisons, avec enthousiasme, des pages et des pages des volumes et des volumes.  C'est nous qui somme illogiques.  A moins que les poètes ne soient que des confiseurs.  Chacun a sa recette de bonbons.  Nous aimons les bonbons.  Alors, ils en fabriquent beaucoup. Toujours avec la même recette et nous les achetons nous les suçons avec délectation pour retrouver le même plaisir. S'ils changeaient de recette nous serions déçus.  C'est nous qui suçons du "à la violette", "à la framboise" ou "à la courgette".  C'est nous qui lisons Pierre, Paul ou Jacques.

Peut-être doit-on, encore là, lire les choses au niveau individuel ou collectif.  Mais cette fois-ci, ça marche dans l'autre sens. Sur le plan individuel, Lautréamont c'est Lautréamont Du début à la fin et rapidement il n'y a plus de surprises.  On continue de lire.  Curieux.  Mais sur le plan collectif, Lautréamont est le seul à écrire comme Lautréamont.  Lui, parmi les autres, il est unique mais parmi lui, il n'est toujours que lui.  Dommage ou pas dommage ? Quoi que si Lautréamont se mettait à écrire du Verlaine, Verlaine du Ronsard et Ronsard du Mallarmé, d'abord on aurait du mal à s'y retrouver et puis, cela veut dire qu'il y aurait un nombre plus ou moins fini de manières et la porte serait fermée.

Retenons que Beethoven écrit du Beethoven, Musset du Musset, Renoir peint du Renoir. Ils ne font même que cela. Et en cela, ils sont inégalables. Donc, si Toto écrit du Toto, il agit comme les copains.  Il est alors comme eux.

Voilà une bonne nouvelle.

Si moi, je fais du moi, je suis comme Toto.

Existe-t-il une façon banale d'écrire ? Non. Chaque individu, étant par essence différent, chacun possède son originalité et s'il n'y a pas de banalité, il ne peut y avoir non plu, de pas banalité.  Il est banal d'être différent.  Il est banal d'être original.  L'originalité est banale.

Alors, comment se fait-il que Eluard est Eluard et que Dupont n'est pas Dupont ?

A nos quatre propositions de départ, il n'y a plus de solutions.  Il semble qu'on ne puisse répondre.

Sans doute que le problème est mal posé.

Donc, on peut reposer la question

C'est quoi t'un poète ?

Peut-être n'y a t-il pas de réponse.

Affligeant.

 

Le poète, ça existe, et on ne sait pas ce que c'est.

Jojo et Bébert écrivent tous les deux des poèmes.  Déjà, au niveau de l'intention, ils sont rigoureusement égaux. Chacun se sent une âme poétique ; et chacun s'y adonne avec autant de conviction.  Hélas, devant les poèmes de Jojo, on fait : "Oh" ! Et devant ceux de Bébert, on fait "Beuh" !  Irait-on jusqu'à penser que, comme les bonbons, ceux de Jojo sont bons et ceux de Bébert, mauvais ?

Oh ! Là, là ! On entre sur le terrain mouvant des notions de valeur.  D'abord, bon ou mauvais, il vaudrait peut être mieux dire apprécié ou non apprécié et, de plus, on peut supposer que c'est peut être transitoire.  Peut-être que Jojo profite d'une mode, d'un engouement passager et frivole.  Peut-être que Bébert est trop surprenant pour être reçu.  Peut-être que cela ne durera pas.  Peut-être que la tendance va s'inverser.  Peut-être que ... Peut-être que ...

On n'avance pas vite.

            Peut-être qu'à l'école des poètes Jojo était un élève studieux et Bébert un cancre.  Existe t-il une école des poètes ? Peut-être que Jojo a des trouvailles alors que Bébert n'est qu'un honnête façonnier. Peut-être que Jojo est novateur et pas Bébert.  Mais la nouveauté n'existe pas.

Les poètes écrivent des textes qu'ils vivent nouveaux alors que la nouveauté n'existe pas et nous ne lisons ces textes que s'ils nous sont une délectation nouvelle alors que la nouveauté n'existe pas.

C'est de plus en plus clair.

En permanence les mots on un double sens et se cachent pour échapper à notre réflexion comme des rigolards qui nous jouent en se dissimulant derrière eux-même.

 

Bon.  La démonstration est mauvaise.

On efface le tableau. Voilà.

On recommence tout.

 

C'est quoi-t-un poète ?

C'est quelqu'un qui écrit.

D'accord.

Mais après ?

Il écrit : pour exprimer des choses ; des choses qui n'ont pas encore été dites.  Il ne viendrait à personne l'idée de rédiger un texte déjà existant.  Il écrit pour concrétiser des pulsions irrépressibles, des pensées intimes, des sentiments profonds, des souvenirs éblouis, des rêves exaltés, des souhaits émerveillés, des regrets abolis.  Il dit, il réalise, il murmure, il clame, il ricane, il confesse.  Crée-t-il?  Il s'en moque. C'est cela qu'il fallait écrire et puis c'est tout.  Il n'écrit pas pour créer, mais c'est parce qu'il écrit qu'il crée. Comment faut-il composer ? De la façon la plus apte à transmettre son propos.  Il faut pour cela des mots, des formes, une langue magique qui, par leur seule existence traduisent l'acuité du message.  L'écriture est un mode d'expression strictement artificiel. A tel point que, d'une langue à l'autre, les signes n'ont pas le même sens et sont, éventuellement, différents. Et la poésie est une écriture artificielle. Par conséquent, la poésie est, par rapport au langage, un artifice du second degré. C'est un artifice d'artifice.  Pour le poète jusque là, aucun individu n'avait eu cela à exprimer. Aussi, il faut inventer l'outil nécessaire capable de réaliser cette oeuvre. Pour chaque nouveau bouquet, il faut modeler le vase capable de le contenir.

Alors, s'il faut à chaque fois inventer du contenu le contenant, l'école s'écroule. Comment voulez-vous que le maître enseigne à l'élève comment sera l'outil que l'élève n'a pas encore inventé. L'école présente des formes et des manières pour exemple auquel, éventuellement, on s'essaiera à titre d'exercice; mais ces exemples, il faut les dépasser, les transcender, les abolir, les oublier. Et même les formes dites fixes, dont la fixité n'est que très relative, ne sont fixes que pour les béotiens. Les sonnets de Ronsard, de Baudelaire ou de Heredia, ont ceci de remarquable, que l'un est de Ronsard, l'autre de Baudelaire et le troisième de Heredia. Le respect de la règle du jeu du sonnet n’a pas réduit à un quelconque dénominateur commun.  Au contraire, il a permis à chacun d'affirmer sa personnalité.

La personnalité ?

Celui qui s'accroche à une forme scolastique au nom d'un formalisme convaincu ne produit, en fait, qu'une oeuvre académique (savante, dans le meilleur des cas, mais pas toujours). Celui qui écrit pour manifester sa virtuosité dans le maniement de ses apprentissages studieux, ne fait que réitérer une collection de procédés morts. Il n'a pas besoin d'y échapper.  Au contraire, il les cultive.  S'il recherche ces tuteurs et ces cadres protecteurs et rassurants, serait-ce pour palier à sa pauvreté de pensée ? Néanmoins, il écrit des poèmes, c'est indéniable.  Il est donc un poète.  Il peut dire : "Je suis un poète".  Il ne s'en prive pas et c'est la plus stricte vérité.

Celui qui, au contraire, écrit une chose parce qu'il a envie d'écrire une chose, échappe nécessairement à la routine.  S'il utilise des formes connues ou reconnues, c'est peut-être par jeu ou par besoin obscure. Mais ce n'est pas une fin en soi.  Il n'écrit pas pour écrire d'une façon normée ; il écrit pour écrire cela. Le modèle n'est pas extérieur à l’œuvre. Le modèle est crée en même temps que l’œuvre et le modèle n'existe vraiment que quand l’œuvre est achevée.  Celui qui écrit par volupté du dire ne trouve pas trop étroite la cage où on veut l'enfermer.  Il ignore qu'il y a une cage.  Il traverse ses mailles sans même s'en apercevoir puisque pour lui la cage n'existe pas. Ce n'est pas par irrespect ou par méconnaissance des formes passées qu'il s'en extrait. C'est parce que ce n'est pas son propos.

S'il commet des licences envers l'école, ce n'est pas par incompétence. Ce n'est pas parce que la taille du personnage qui est en lui fait craquer son enveloppe matérielle. Ce n'est pas pour manifester ces craquements qu'il doit dépasser les tournures reconnues.

Il était capable d'éviter de tels écarts.

Il ne faute pas, il se permet. Ou plutôt il ne se permet pas.  Il pense à utiliser des licences.  Une par-ci une par-là, précisément judicieuse.  Et même, il ne pense pas à utiliser de façon systématiquement délibérée. Non, simplement, instinctivement, c'est ainsi qu'il fallait faire, et puis c'est tout.

Du coup, et à partir du moment où il échappe aux formes usuelles, celui-ci ne peut pas affirmer "je suis un poète".  Et il s'en garde bien.  Il dit : "J'écris des choses" ou bien « je commets » Ce qui peut passer pour une fausse humilité appelant, comme on sait, une seconde louange.  En fait, il n'en est rien. Il éprouve une certaine pudeur à avouer avoir ce penchant. Il est entendu que ce qu'il fabrique et quelle qu'en soit la forme, n'ayant pas encore été fait, cela n'est pas étiquetable.  S'il osait prétendre quoi que ce soit, il serait bien vain. Aussi, il reste sur une position indéterminée par soucis d'honnêteté et par simple bon sens. Que les autres lui attribuent cette qualité de poète le satisfait, bien sur.  Mais ce sont les autres qui décident de l'inclure dans l'ensemble "poète".  Lui, il ne peut être juge et partie.  Donc, s'il y a une erreur d'appréciation, ce sont les autres qui "portent le chapeau".  Lui, il produit. Ce n'est qu'après que les exégètes s'extasieront devant les audaces et les libertés.

Excusez-moi. Par inadvertance, j'ai utilisé le mot "liberté".  Cela m'a échappé.  Il faut donc maintenant que je tente de me justifier.

Si être libre, c'est pouvoir choisir, encore faut-il avoir une possibilité de choix. Un choix, c'est une alternative entre plusieurs voies. Et ces voies, il faut les connaître, ou tout au moins connaître leur existence.  Plus les solutions sont nombreuses, plus le choix est large et plus la liberté est grande. Si, être libre, c'est choisir en connaissance de cause ou en connaissance de non connaissance de cause, être libre ne veut dire ni préférer le connu à l'inconnu, ni l'inverse. Choisir, c'est prendre une décision arbitraire univoque et contestable. Remarquons, au passage, que choisir c'est, entre plusieurs possibilités, en prendre une et rejeter les autres. C'est-à-dire détruire ce qui fait qu'on avait le choix.  C'est-à-dire, supprimer la liberté dont on jouissait.  Agir librement, c'est aliéner sa liberté.  Mais passons.

Connaissant de nombreux chemins, on peut en emprunter un, déjà repéré, et ainsi s'asseoir dans la sérénité.  On peut au contraire, pénétrer dans l'inconnu dissimulé et entrer dans l'aventure avec tout ce que cela comporte de risque et de charge émotionnelle.

A cet égard, celui qui connaît de nombreux chemins, même s'il divague entre-eux, ne prend pas de grands risques.  Non. Il sait à peu près, d'avance, où il va aboutir. Quitter l'allée royale pour s'engager dans une sente pas encore explorée par soi, voire ouvrir une voie au hasard des rencontres, n'est qu'une variation sur un thème. Il est exclu de s'y perdre. Au contraire, au bout du dernier chemin qui est après les chemins, commence le reste. L'inexploré.  Entre les branches de l'éventail, on ne s'égare pas, mais à la fin de chaque rayon, commence l'aventure. Plus l'éventail est large, plus les promenades sont variées et plus les rayons sont longs, plus on peut cheminer vite et loin dans la quiétude benoîte des laies fréquentées. C'est quand on quitte l'extrémité du rayon que l'imprévu devient prévisible.

Au même titre, prendre des libertés avec l'école, ce n'est pas errer entre les lois scolastiques ; c'est les dépasser.  Pour les dépasser, encore faut-il les connaître. Plus les connaissances sont nombreuses et variées, plus l'investigation est prolongée et plus les chances d'aboutir plus loin sont importantes.  Plus on sait, et plus on risque de découvrir.

C'est, peut-être là, la différence entre Bébert et Jojo.

Lequel est Jojo ? Lequel est Bébert ?

A vous de choisir.

 

Ouais

Maintenant cela ne répond toujours pas à la question "C'est quoi-t-un poète" ?

Faisons encore une tentative.

C'est quoi -t-un poète ?

C'est quelqu'un qui écrit.

Oui, on sait, on l'a déjà dit.

Et alors ?

Et si nous disions : "C'est quelqu'un qui écrit de la poésie".

Ça c'est incontestable.

La question reste : C'est quoi-t-est-ce la poésie ?

On n'est pas beaucoup plus avancé. Pourtant l'angle d'attaque est peut-être un peu modifié.

 

On va voir.

C'est quoi - t est-ce la poésie ?

Réponse : "Oh Ben mon pauvre Monsieur, je n'en sais rien.  Tout ce que je peux vous dire : C'est que ça fait un moment que ça dure".

Bah oui ! Sans vouloir rechercher l'origine première et sans s'enquérir d'une liste exhaustive, il faut se remémorer les chœurs grecs, les vers latins, les aèdes de tous poils, les troubadours d'oc, les jeux des clercs médiévaux et autres, sans parler des civilisations lointaines.

Pourquoi ce phénomène increvable ?

Et si on imaginait qu'avant une forme, il y a une fonction.

Il faut frapper les esprits.  Il faut un outil frappant ou frappeur.  On va dire de façon à impressionner ; et surtout dans une société de véhicule oral, à charger la mémoire.  Pour ce faire, on cherche des assonances qui impriment plus fortement les mots et des rythmes répétitifs martelant les syllabes à grand coup de iambes, de, dactyles et autres anapestes Il faut que l'auditeur soit écrasé et qu'il n'oublie plus jamais ces paroles magiques.  Mais, ce ne sont que des paroles (comme dit Prévert). Eventuellement, cela étant acquis, et pour renforcer la mémorisation, on va psalmodier avec des formules mélodiques plus ou moins développées. On arrivera alors à la "chanson" qui, elle-même, induit l'idée de strophes, de refrain et de forme fixe.  La compatibilité musique paroles est une chose complexe. Sont-ce des paroles sur lesquelles on compose une musique ou une musique sous laquelle on inscrit des paroles ? Lequel est faire-valoir de l'autre ? Aurons-nous de longs mélismes vocalisés sur une syllabe, c'est-à-dire, sur une voyelle ou, au contraire, une note par syllabes, voire comme dans les récitatifs, plusieurs syllabes par note.  Même si elle n'est pas chantée, la parole garde, souvent un ton déclamatoire.  Et puis, le texte se rescinde en deux.  Celui qui est chanté, celui qui ne l'est pas. Après tout : Mendelssohn écrit bien des "Romances sans paroles". Pourquoi n'y aurait-il pas des paroles sans romance. Ayant oublié l'avatar plus ou moins vocalisé, même si on en retient l'aspect par habitude, par jeu ou par plaisir, il n'y a plus de raison de garder les formes fixes, mesurées, rimées et autres. Les paroles redeviennent des paroles indépendantes mais le but reste le même.  Il faut que les phrases, les mots et les pensées soient énoncés de façon assez fortes pour être inoubliables.

Donc, c'est quoi-t-est-ce la Poésie ?

C'est une expression suffisamment inhabituelle pour retenir l'attention. Ebranler, émouvoir, imprégner.

C'est quoi -t-un poète ?

C'est quelqu'un qui use de l'expression poétique.

Ca marche !

Je suis content de moi.

Eh ! Il faut le signaler ; ce n'est tout de même pas si souvent

Oui, mais quand même ...

                        Il écrit quoi le poète ?

Rigoureusement n'importe quoi. Tout y passe Le chien de la voisine, le buffet de la grand-mère, l'amour, les petits oiseaux qui n'arrêtent pas de piailler, la vitesse du vent dans les courants d'air, la rotondité des plaques d'égout, la flexibilité des barreaux de chaise, l'ineffable harmonie de la couleur du billet de chemin de fer, bref, le choix est total et la liberté absolue.

Un sujet l'a ému ... La machine est en route.

Oui, mais, comment s'y prend-il ?

En général, il n'en sait rien. Sûrement qu'au début, il a fait exprès et il a un peu peiné. Son application a transparu et le résultat a été gauche. Mais, rapidement, la culture, le savoir-faire, la routine, l'intuition, le mode de pensée, la personnalité, les choix et goûts individuels, les positions politiques et philosophiques ont fait le reste.  La virtuosité, ce n'est plus un problème.  La chose vient naturellement.

Une stimulation, et hop : la traduction commence.  Spontanément. Une veillée scandinave, on parle de tout et de rien, on évoque des épisodes de saga on déclame un paragraphe et puis, un participant se lève et improvise quelques strophes sur les sujets les plus variés. Ou bien, en Pays Celte on danse, on chante et puis, tout à coup, deux complices se mettent à improviser à tour de rôle une ballade tantôt émouvante, tantôt comique, tantôt moralisante. Les couplets s'ajoutant au couplets et l'excitation mutuelle aidant, il n'y a plus de raison que cela s'arrête.  De même, les Gitans d'espagne. Quelques schémas incitatifs de guitare et voilà le chanteur qui se lève et lui aussi improvise toute la douleur du monde dans des vocalises tragiques. Et voilà : L'auditoire se tait pour écouter, pour admirer, pour retenir.  Puis il hurle, il rit, il souffre, il est envoûté, il est comblé.

Mais tout cela est fugace. Ce n'est pas écrit. C'était une bouffée de poésie extemporanée qui se fond dans la fuite de l'instant. Il n'en restera que le souvenir d'un éblouissement évanoui. D'autres instants comparables se produiront mais celui-là a fuit.

Ces gens sont des orateurs inspirés. Ce qui les excite c'est l'ambiance, la présence du groupe, des amis, des invités, des fidèles. Cela tient du rite mystique. Ils ont su transférer la pensée commune en transcendant les choses les plus banales. Ils ont su dire. Grâce à l'entraînement, ils ont trouvé spontanément, la meilleure expression. Ils ont improvisé.

Toutefois, la meilleure improvisation reste souvent celle que l'on a soigneusement peaufinée à l'avance.

D'ailleurs, le chanteur gitan laisse défiler un long prélude de guitare en tapant dans ses mains. Puis, il commence par une série de cris sans signification, et ensuite il pratique de longs mélismes vocaux. L’aède islandais, d'abord ne dit rien. Il écoute, il pense. Puis, il répète la fin de ses propres phrases et laisse de longs silences ou encore pratique des formes d'exhortations du genre : "Ecoutez, écoutez encore ce qui arriva ensuite » etc. ... Quand aux chanteurs bretons, ils interviennent en alternance, chacun renvoyant la balle à l'autre, qui d'abord répète, généralement, lui-aussi la dernière phrase. Tout cela leur laisse le temps de réfléchir. Temps bref, sans doute, mais suffisant.

Quoi qu'il en soit, ce sont des poètes de la foule, de l'instant : des orateurs.

Pour d'autres, au contraire, ce qui est stimulant, c'est le calme, le silence, la solitude, et, peut-être, un certain confort matériel : un bon bureau, le pied d'un arbre, le bord d'une rivière, ou bien la marche où la pensée vagabonde et où les mots affluent.

Ce sont les mêmes. Simplement, pour ceux-ci, le temps de réflexion est plus long et le résultat est peut-être plus élaboré. Pour eux, comme le public est absent, il faut différer le moment de la présentation.

Alors, pour s'en souvenir, on l'écrit.  Pendant qu'on y est, on ne présentera que lorsqu'on en aura plusieurs.  Le feuillet deviendra recueil, on le lira soit-même devant un quelconque cénacle d'amis (comme les troubadours d'oc dans les cours d'amour d'Aliénor d'Aquitaine), ou on le fera lire par d'autres. Des personnes pourront souhaiter posséder ce recueil et le lire ou le relire ou le prêter à d'autres amis quand bon leur semblera, si bon leur en semble.  Ainsi, l'aspect oratoire du poète disparaîtra à son tout.

Alors.

C'est quoi -t-un poète ?

C'est quelqu'un qui écrit de la poésie.

Et, c'est quoi-t-est-ce, la poésie ?

Oui, je sais.

C'est ce qu'écrivent les poètes.

 

Bon.

Mais, à part ça ?

C’est un mode d'expression suffisamment inhabituel pour attirer l'attention.

Alors,

C'est-quoi-t-un poète ?

C'est quelqu'un qui s'exprime de façon inhabituelle.  Il faut donc qu'il s'attende à ne pas être compris.  Comme il le fait plus ou moins exprès, il se marginalise volontairement avec l'espoir que les autres vont être attirés par sa marginalité.  C'est-à-dire que, pour être saisi, il fait tout ce qu'il faut afin de ne l'être pas.  Serait-ce un être inconséquent ? Ajoutons, à sa décharge que, s'il dit de façon courante, il n'est pas entendu ; et, s'il dit de façon pas courante, il n'est pas plus entendu.  Mais peut-être pas par les mêmes. Donc, tant qu'à faire, autant suivre son impression personnelle. Ignoré pour ignoré, mieux vaut être cohérent avec soi-même. Méprisé pour méprisé, plutôt jouer de son propre instrument. Même si le maniérisme n'est pas sont fait, il faut bien qu'il utilise sa manière.  

Voilà.

C'est    quoi-t-un poète ?

C'est    quelqu'un qui écrit de la poésie. 

C'est tout.

 

Ai-je   été convaincant ?

                        Je l'espère.

Ai-je   été exhaustif ?

Sûrement pas.

Ai-je   seulement traité le sujet ?

Peut-être.

            Y-a t-il même un sujet ?

Je ne sais plus.

            Mais je n'ai pas envie de recommencer

Ni de continuer.

Car,

Celui qui continue de continuer

Après le commencement de la fin

Ne sais pas que, finalement, la fin

Commence par une continuité

Qui continue continuellement

Jusqu'à ce que le commencement de la fin

Soit dépassé pour, enfin, continuer, sans fin,

Jusqu'à la fin des fins.

 

 

F I N


14 06 9 5

 

 

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