La nuit est bonne à boire,

A engloutir,

A engouler.

La nuit solide de ses clous d'acier,

Froide et impertinente,

Jette son infinie présence.

Le vertige illuminé du néant envahissant

Arrache aux profondeurs incompréhensibles

La légèreté écrasante

De l'existence magnifiée.

 

Parcourir la nuit ;

Parcourir son air incisif

Qui fouette

Les joues, les oreilles et le nez

Qui s'insinue

Dans la poitrine,

Et qui agrandit

Le souffle.

 

Et puis être libre.

Marcher.

                                   Courir.

Sauter.

Franchir un fossé.

Traverser les buissons.

Dévaler les pentes.

Gravir les talus.

S'asseoir sur la route.

Se rouler dans l'herbe

Sans se cacher,

Comme un fou.

Avoir la respiration courte

Et se vautrer sur la terre,

Face au ciel.

Et contempler avidement

Les nuages, la lune, ou les étoiles

Comme de vieilles connaissances.

Ecouter le silence

Sonore,

Et y reconnaître

Le vent, le ruisseau, le renard,

Les oiseaux ;

A la fois présents et palpables,

Et aussi en dehors de toute notion de distance.

Etre dévoré d'une ivresse d'air clair.

Etre délivré du temps.

Parcourir avec frénésie

Des distances inutiles

Et des lieux indistincts.

 

La vie ordinaire

S'est enfouie

Dans la torpeur léthargique

Des maisons aveugles.

Traverser hâtivement

Des hameaux.

Eviter un réverbère stupide

Qui de son misérable halo

Trahit le visiteur nocturne,

Eblouit le regard

Et emprisonne, dans le rayon pisseux,

Un monde bêtement réduit

A un bout de trottoir

Vide.

 

Passer vite

Comme un voleur,

Ou un loup.

Fuir la lumière.

Faire aboyer les chiens

Et retrouver,

Plus loin,

Le grouillement permanent

Des insectes fouisseurs,

Des herbes frémissantes,

Des ramures tremblantes,

Des ronces acérées,

De tout ce qu'on pressent

Mais que l'on ne voit pas.

 

Puis s'élever un peu.

S'éloigner des maisons.

Retrouver dispersé ça et là

Dans le creux des vallons

Ces pauvres lumignons,

Vestiges de ce qu'on nomme vie,

Pâles lucioles jaunâtres

Plantées au coin des rues.

S'en sentir extérieur

Extrait des turpitudes,

Etranger à ces choses

De marasme médiocre.

 

Galoper sans raison,

En silence,

Comme une ombre,

Comme un esprit farceur

Qui chevauche le vent

Et bondit de montagne en montagne

En grand éclat de rire

Inaudible à chacun.

 

La nuit est un festin

Une exagération de la force du monde

Une ouverture sans fin

Vers l'autre, l'autrement.

                        La nuit multiple,

La nuit            diverse,

                        La nuit totale,

            La nuit magique,

            La nuit réalisante,

            La nuit âpre,

            La nuit cruelle,

La nuit accueillante,

La nuit rassurante,

            La nuit sans âme,

La nuit            de toutes les nuits,

La nuit tiède et lumineuse d'été,

La nuit limpide et glaciale d'hiver,

La nuit craquante de givre,

La nuit            de bourrasque et de neige,

La nuit            de lune,

La nuit            éteinte de brouillard

                                   Et de brume,

La nuit désespérante de pluie

De frisson et de misère,

La nuit qui ne ment pas,

La nuit austère,

La nuit figée,

La nuit qui ne finit pas,

La nuit de tout l'univers,

La nuit trépidante de tout

Ce que le jour n'est pas.

 

Le jour : la banalité,

Le mesquin trivial,

La réalité petite,

Le dégoût au quotidien,

L'amertume de l'ennui.

L'ennui : Le rêve inaccompli.

 

Mais la nuit est la génératrice du rêve

La porteuse de l'espoir,

C'est elle qui allume

Dans les esprits fiévreux

Les plus folles ambitions,

Les inventions les plus rutilantes.

La nuit, mère de l'imagination,

La nuit porteuse d'aventure,

La nuit offre tous les fantasmes,

Toutes les illusions,

Toutes les envolées,

Toutes les mutations.

Le corps est renforcé

Et l'esprit enhardi.

Tout est possible.

Tout est faisable.

L'imagination renaît

Dans un être affranchi.

La force tellurique

Eclot de sa gangue de boue.

La nuit dévore l'amertume

Et enfante des géants.

Alors, on entre dans leurs rangs.

On vole, on bondit,

On respire, on existe,

On exulte, on assouvit;

Et puis, parfois, envahi de vitesse,

De folie et de mort,

On se jette au sol,

Le souffle écartelé

Le cœur éclaboussé,

La gorge desséchée,

Les cuisses tremblantes

Les mains exaspérées.

Ne plus être qu'un râle

De souffrance, de bonheur

Et de vie.

Et puis ne plus bouger

Jusqu'à ce que le froid,

L'humidité, la torpeur

Et le regret

Décident à se redresser

Juste au lever du jour.

Et, perdu de fatigue,

Tels les loups garou,

Reprendre forme humaine

Et regagner son antre.

Et puis dormir.

Dormir longtemps.

Dormir le jour entier.

Subir le jour entier.

En attendant la nuit

Solitaire et farouche

De prochaines promesses,

De prochaine naissance

Et de prochains sabbats.

 

03 03 95

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