La bagarre était à son comble.

Bon,

Nous n'allons pas remonter au déluge sur le pourquoi du parce que du comment, sur ce qui s'était passé l'avant-veille, ni la veille, voire même le matin du jour en question ; toujours est-il que

La bagarre était à son comble.

Les preux tombaient comme des preux.

Les ennemis tombaient comme des mouches

Ce qui maintenait l'équilibre.

Il faut toutefois noter que les preux ne se reproduisent que très difficilement ...

(Peut-être à cause de l'armure).

Alors que les ennemis, eux,

Semblaient se reproduire

Comme des mouches ...

(Peut-être, elles-mêmes attirées par le charnier)

Bref, l'occurrence était alarmante.

Roland pourfendait et estoquait en conscience

Dans la sérénité du travail bien fait.

Toutefois, cette activité, routinière et strictement gestuelle, ne l'empêchait pas de juger sainement de la situation. 

Et cela le plongeait dans des abîmes d'incertitude.

Plusieurs fois, déjà, il avait songé à sonner du cor.

Voilà déjà longtemps que leurs chevaux sont morts.

Pourtant, il hésite, il s'y refuse.

Obscurément, dans sa caboche obtuse;

Il pressent que ce n'est pas quand tout va mal dans la maison, quand le service faut et manque son unique mission, qu'on dérange, à grands frais, le patron.

C'est mal venu,

Mesquin,

Maladroit,

Et de toutes façons,

Préjudiciable aux avancements et promotions.

Alors, négligemment, il bousculait une légion.

D'autres venaient derrière.

L'une d'elle qui, par inadvertance, s'était trop approchée du héros intouchable,

Fut foudroyée par l'épée aux éclairs redoutables

Une autre troupe, gravissant à grand peine la montagne des morts, fut bousculée d'un revers nonchalant et bascula, cul par dessus tête,

Sur les pieds de ceux qui s'apprêtaient à paraître.

Les corps s’accumulaient parce que :

Vu la largeur du vallon et la distance honnête à laquelle peut tomber un mort, on comprend bien que l'épaisseur du tas dépassait largement le décamètre.

Cela était instable sous les pieds de Roland.

Aussi, tenant Durandale   à deux mains,

Les morceaux de son bouclier fendu d'une autre,

Tenant aussi la tête haute,

Même si on admet qu'il connaissait la mélodie par cœur et qu'il n'avait nul besoin de tenir la partition,

Comment voulez-vous, qu'en plus, il joue du cor.

Cela l'ennuyait fort.

Alors, se laissant emporter par un accès de colère soudaine,

Faisant tournoyer son épée au dessus de sa tête,

Il dévala le tertre

Repoussant l'ennemi de plusieurs kilomètres.

Puis,

Avec son Franc parler et son gros bon sens militaire, hurla :

Rev'nez-y, tiens, revenez-y, que j'm'occup de vot' matricule".

Rasséréné, il regagna le monticule.

Maintenant, il est seul.

Ses ruffians depuis longtemps sont déconfits.

Les autres preux sont étendus sur l'herbe verte.

Et l'herbe verte sent bon la rosée.

Et la rosée sent bon l'herbe verte.

A moins que ce ne soit l'herbe verte couverte de rosée qui sente bon l'herbe verte couverte de rosée.

Alors, Roland songe.

Tous ces vaillants guerriers privés de vie en une seule et si douce matinée ...

Ils ont combattu.

Oui, ils ont combattu,

Noblement ;

Sans épargner leur peine ni leur sang.

La preuve ...

Ils ont combattu vaillamment. 

Presque aussi bien que lui mais un peu moins, quand même.

Et moins longtemps.

Ce que l'on comprend

Comme c'était un peu moins bien, ils ont tenu moins longtemps,

Et puis, c'est normal aussi qu'ils aient combattu moins bien que Roland, donc qu'ils soient morts avant. 

D'abord parce qu'un subalterne c'est forcément moins bon qu'un chef. 

Et puis, s'il en était autrement, on raconterait l'histoire d'Ogier le Danois

Ou d'Olivier le pertinent.

Et pas celle de Roland.

Chez les siens plus un geste.

Alors commence la geste de Roland.

En attendant que l'ennemi revienne,

Car l'ennemi marche moins vite que lui,

Roland regarde le soleil déclinant sur la plaine.

Ce soleil rougeoyant pour exalter les fleuves de sang,

Ce soleil qui ce matin descend,

Triste et frappé d'hébétude,

Pour ce coucher plus tôt que d'habitude.

La sueur inonde le visage de Roland

Et Roland n'aime pas que la sueur inonde son visage,

Dans un instant de doute,

Roland essuie son front du dos de son gantelet d'acier.

Heureusement, pour le peu d'instant qu'il reste, le gantelet n'aura pas le temps de rouiller.

Comme il a un moment, l'ennemi n'étant pas encore tout à fait arrivé,

Roland, pour avoir une meilleure assiette, déplace un peu ses pieds. 

Et, ce faisant, il heurte un objet encombrant.

Il baisse les yeux.

Ce qui est difficile vu qu'il garde la tête haute.

C'était le cor, qui dans le tumulte avait quitté son corps et avait chu.

Le cordon qui le tenait s'était rompu.

Roland, tenant toujours la tête haute,

Tenant toujours les morceaux fracassés de son bouclier d'une main, mais ne tenant momentanément son épée que d'une autre main,

Ayant donc une main de libre, en profita pour ramasser le cor et le contempla avec étonnement.

Le cor,

Le cor,

Le cor était un olifant.

Il ne l'avait jamais constaté avant.

Pourtant c'était un bel olifant :

Un olifant d'ivoire orné d'argent.

Il le regarda sans trop comprendre

Sans trop comprendre que c'était l'olifant

Sans trop comprendre qu'il regardait l'olifant,

Sans trop comprendre qu'il ne comprenait pas

Qu'il regardait l'olifant.

L'ennemi paraissait

Alors, mu par on ne sait qu'elle pulsion instinctive, Irraisonnée,

Automatique,

Vide de sens,

Sans amertume ni regret,

Sans hâte également,

Roland, à ses lèvres, porta l'olifant

          Et par trois fois, souffla dedans.

Trois fois ?

Pourquoi trois fois ?

D'abord, parce que l'olifant ayant traîné par terre était obstrué de diverses matières.

Hélas !

La colonne d'air doit être libre.

Du diaphragme du musicien au pavillon de l'instrument.

Et on comprend,

Sans jouer d'un instrument à vent,

Qu'un olifant bouché sonne moins bien qu'avant.

Il sortit donc un ridicule "Pouac"

Qui eut, pour toute utilité

De rappeler Roland au sens des réalités.

Il cracha sur le côté la boue qui maculait ses lèvres, et, calmement,

Entreprit d'essuyer l'instrument.

La deuxième fois,

Repensant à sa bévue stupide,

Cela le fit rire.

Or, tous les instrumentistes à vent vous le diront,

Bien que la colonne d'air soit libre du diaphragme au pavillon de l'instrument, les contractions involontaires et spasmodiques du mentionné diaphragme lâchent de petites giclées d'air comme si on soufflait en pointillé.

        Simultanément, la contraction des zygomatiques étire les coins de la bouche vers l'arrière et le haut de la face.

Or, ce mouvement irrépressible est contradictoire avec une position d’école des lèvres sur l’embouchure.

L'air fuit de chaque côté de l'olifant et n'est plus libre du diaphragme au pavillon de l'instrument puisqu'il s'échappe avant.

L'air fuit.

Et la musique aussi.

Donc, bien que tout un chacun ne soit pas, lui même, versé dans l'art d'olifanter, il faut croire

Qu'olifanter en riant, ou rire en olifantant Est un cumul rédhibitoire.

Rire ou olifanter,

Olifanter ou rire,

Il faut choisir.

De cela il ressort que

L'air s'égayant de part et d'autre de l'instrument et, par ailleurs, émis par les contractions spasmodiques déjà décrites

Dénatura tout à fait l'olifantement.

Roland n'olifanta pas correctement.

Et on ne peut ouïr dans le vallon épique

Que trois misérable "Couic, couic, couic".

Ce qui traduisait bien le rire de Roland.

Maintenant, l'affaire était urgente.

Sans reprendre son souffle,

Roland reporta l'olifant à sa bouche.

Et pour la troisième fois, mais de toutes ses forces,

Olifanta largement.

Charles était alerté.

Et tout n'était plus qu'une question de temps.

Hélas, comme Roland avait olifanté

Sans reprendre son souffle,

Et que, nonobstant,

Il avait olifanté largement,

         Tout cet air qu'il avait expectoré,

Libre du diaphragme au pavillon de l'instrument,

Manquait à l'intérieur,

Le volume thoracique ayant diminué,

La cuirasse, entraînée par sa simple pesanteur

Flotta sur son corps exprimé

Et glissa de son cou

Jusque sur ses genoux

Qu'il écarta,

Pour éviter qu'elle ne lui écrasât les pieds.

Affublé de cet impitoyable ustensile

Sa déambulation devenait difficile.

Urgence ! Urgence ! Roland reprit de l'air en masse

Mais cela ne fit pas remonter la cuirasse.

Roland, tenant toujours la tête haute,

Les morceaux de son bouclier d'une main et son épée à deux mains en utilisa une autre pour tenir la carcasse.

Mais en vain.

Car alors, un reître retors d'alors,

(Car toujours sont retors les reîtres ennemis).

Profitant de la situation scélérate,

Perça Roland de l'ombilic à l'omoplate.

0 Roland, 0 Tristesse

0 fourbe déception !

Allait-il succomber à si lâche échéance ?

Peut-être ... Non ... Pas encore.

Il lui fallait aussi détruire l'arme.

C'était un modèle unique.

Fabriqué tout exprès pour être mu par lui.

C'était un prototype.

Un secret militaire,

Les secrets militaires ne sont pas connus ;

Surtout connus de l'ennemi.

Sur un rocher fort à propos,

Il frappa donc le fer.

Mais la dalle était une marne argileuse justement amollie par les pluies de la veille.

Ô détresse !

La date ne brisa pas Durandale.

Et ce fut Durandale qui tailla un copeau dans la dalle.

Il fallait en finir vaille que vaille.    

Roland frappa d'estoc et non de taille

La lame pénétra dans la gangue blafarde

Jusqu'à quatorze centimètres de la garde.

Quand Charles arriva en fin de matinée,

La marne avait séché.

Et il fut désormais impossible d'arracher l'épée.

Plus tard, des experts militaires

Des marchants de souvenirs

Des brocanteurs

Des gougnafiers

Tentèrent aussi de l'extirper

Mais le lieu étant retiré et, somme toute, difficile d'accès ; on s'y rendait quand il fait beau, pour un dimanche après-midi.

Personne n'eut l'idée d'y revenir un jour de pluie.

Et l'épée est restée.

Maintenant elle n'y est plus.

Le temps et les intempéries

Ont eu raison du bel outil.

Le vent, l'hiver, le froid, la pluie

L'ont attaqué et l'ont détruit.

Et l'épée merveilleuse semant la déroute

Rongée d'humidité en rouille s'est dissoute.

Mais revenons à Roland

Qui s'impatiente.

Obscurément,

Il sent que ce n'est pas ça.

Il tient toujours la tête haute mais plus difficilement.

Il a lâché les morceaux de son bouclier

Et, l'épée, elle, est fichée,

Dans le rocher d'à côté.

Il est désœuvré.

Il porte encore

A ses lèvres le cor.

Mais cet effort le navre.

Un flot de sang vermeil

Déferle de sa bouche

Et bouche définitivement

L'olifant.

C'en est fait.

Sa vue se trouble.

Ses genoux ploient

Et le paladin s'affaisse sur lui-même

Ce qui le fait rentrer dans la cuirasse.

Les ennemis charmés par un si grand prodige,

S'écartent et se taisent.

Alors, un de leur chef, qui n'était pas un imbécile, mais un musicologue averti,

Ramassa la partition et, à titre de respect, pour affirmer l'admiration qu'il vouait au défunt;

Car on admire plus un ennemi

Quand il est mort,

Surtout si on a triomphé de lui,

Cela permet de s'admirer un peu aussi;

Donc, pour avoir un geste noble,

Décida de rendre à Roland ce qui était à Roland.

Rien ne l'y obligeait :

Rendons-lui cet hommage.

Mais le papier était léger et le vent soufflait un peu.

Il eut fallu l'épingler

Sur le rebord du veston.

Or, comment voulez-vous épingler,

Même quand c'est la partition,

Quelque chose sur une armure d'acier.

L'homme réfléchit.

Il trouve la solution.

Il s'approche de Roland.

Il place la feuille sur la cuirasse.

Il fouille dans sa poche.

Il sort un aimant

Qui s'y trouvait par hasard.

Il pose l'aimant sur la feuille.

Il retire ses mains.

Cela tient.

Ainsi fut fixée la chanson de Roland.

En fin de matinée,

Nous l'avons mentionnés

Charles est arrivé.

Il a cassé la gueule aux méchants.

C'étaient des impertinents

Qui ne voulaient pas que Charles vienne guerroyer chez eux.

Puis la nuit est tombée

Puis l'automne survint ;

Les feuilles aussi sont tombées

Et les feuilles recouvrirent les corps.

         Et l'hiver est arrivé ;

Et la neige aussi est tombée

Elle a recouvert les feuilles,

Les feuilles recouvrant les corps.

Quand revint le printemps,

La neige a fondu ;

Et l'herbe a poussé

Elle a poussé sur les feuilles

Qui recouvraient les corps.

L’été n'a rien changé.

Puis, de nouveau l'automne,

L'hiver, le printemps et l'été.

Plusieurs fois.

Avec des feuilles de la neige et des fleurs.

Plusieurs fois

Tout cela sur les corps.

Tout cela se mêlant aux corps

Et les corps se sont mêlés à tout cela.

Les valeureux guerriers se sont mêlés à tout cela.

Et tout cela mêlé a gardé la valeur des valeureux guerriers.

Et celle de Roland qui, le dernier,

A ajouté sa valeur à celle de ceux qui l'avaient précédé.

La ronce a repoussé.

Comme par le passé

Poussée par le passé la ronce a repoussée,

Et, par le passage, on n'est plus repassé.

Dans le col, la ronce s'est gorgée

De la valeur du passé.

Le nom lui-même en garde les élans,

Si aujourd'hui on y passe à nouveau,

C'est bien ainsi grâce à Roland

Ce que le col de ronce vaut.

 

 

 

                                                           20 10 95

 

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