En guise dee "au lecteur"

 

Je me souviens d'un temps où la sphère du monde tournait dans l'autre sens, d'un temps où l'eau des océans flamboyait sur les marais découverts, du temps où la courbe des astres se nouait en anneaux chatoyants. J'ai cru longtemps que le temps et l'espace s'enlaçaient dans un amour sanglant.

Mais je ne sais ni où, ni quand, ni comment, je ne, sais pas pourquoi, pourquoi maintenant je suis maintenant.

Je suis figé. La pluie mouille indéfiniment sans tomber. Le ciel, de vert, est devenu glauque et les ombres rampantes ricanent sans amusement. Le bien n'existe plus et le mal est parti puisque le mal est mal et que le bien est bien.

La routine du feu expire sur les morts.  La neige sans fin vole en travers.  L'orgueil de vouloir dire tue l'orgueil de vouloir dire.  Les escargots sortis de leur coquille bavent sur la bave d'autrui et l'ennui et la rage s'enroulent en circonvolutions indissociablement mauvaises.

Les fantômes échevelés des âpres bacchanales ne sonnent plus les conques des festins telluriques, englués dans le gel de l'atmosphère visqueuse. Le mensonge a détruit le mensonge et recouvre les restes de choses de membranes molles, translucides et répugnantes, pendant aux aspérités du vide.

Un chat n'est plus un chat.

L'orbe de l'univers s'est mué en comédie grotesque où croient s'agiter des spectres sordides, bêtes, pervers et déliquescents.

La parole, enflée, multipliée, a rempli l'espace et, à force de tout occuper, elle n'a plus pu divaguer, avoir des remous, d'insolentes turbulences et des contre courants.  Pour gagner de la place, on a supprimé les trop grandes amplitudes et les fréquences trop variées.  On a chassé le discours, puis la phrase, puis le mot.

Un son unique est permis : fixe, sans ornement, sans surprise. Toute fausse note est punie d'écrasement. Ce qui était la parole s'écoule désormais dans un sens uniquement, comme un sirop trop épais qui se traîne dans un couloir trop lent, trop droit, sans aspérités, lisse, interminablement, vers une fin écœurante, vers un crève-cœur, sans fin.

Le torrent qui bondissait de rocher en rocher, brasier de gouttes cinglantes de vie, joie des courbes projetées et du cri qui retombe dans l'eau, fantaisie capricieuse d'une liberté sauvage est devenu sage, et puis morne. Des bateaux crasseux s’agglutinèrent aux verrues usineuses des berges. Au milieu des eaux s'épanchèrent les égouts. Et depuis, le fleuve boueux s'exonère de plus en plus péniblement dans une plaine sans retour et sans nom, de plus en plus lent, de plus en plus inexorable, de plus en plus pestilentiel de plus en plus morbide, de plus en plus mort.

            Alors, je résiste.

Je refuse de couler dans ce courant.

La misère liquide se répand aux confins de moi et je ne veux pas partir avec cette misère là.

Je ne sais pas pourquoi, je ne fais pas exprès, mais je suis fait comme ça. Etre comme tout le monde ne m'intéresse pas. Ce n’est pas par principe ou par volonté délibérée. Non, je n'y pense pas c'est tout.

Et même, quand je prends de bonnes résolutions, et que je me dis: "Allons, il faut être un bon petit citoyen, un bon petit individu moyen, zélé, obéissant, qui n'empêche pas systématiquement la machine de tourner, qui ne tient pas à se singulariser, qui veut être bien vu et bien considéré pour aller son chemin dans la société", et bien même là, ça ne marche pas. J'oublie. Je n'y pense plus et je retombe dans mes mauvaises manies.  Même, quelquefois, malgré moi, je ne veux pas et j'ai envie, en même temps, de crier, de vomir et de pleurer.

Je dois être malade, malade à en crever d'une maladie qui ne se soigne pas.

Mais alors, cette maladie, comment ai-je pu l'attraper?  Parce que, comme les fous, j'ai la certitude que c'est les autres qui ne vont pas.

Pourtant, les maîtres disaient:

Aide ceux qui en ont besoin.

Connais-toi toi même.

Tourne sept fois ta langue avant de parler.

Réfléchis avant d'agir.

Ne soit pas un "mouton de Panurge".

Sois franc avec toi-même.

Dis ce que tu penses,

Et fais ce que tu dis.

C'est ce que je fais. Ou du moins j'essaie.  Parce que c'est difficile.  Au reste, quand j'y arrive, je suis assez fier de moi. Je ne peux pas m’empêcher de penser et d'agir comme ça. Et puis, si je voulais faire le contraire, je ne pourrais plus. Je suis trop gravement atteint.

Quand un problème se présente, aussi futile, aussi banal soit-il, je ne peux pas me résoudre à faire autrement que me poser la question : Voilà un problème, est-ce que je vais lui trouver une solution ? Je ne pense jamais, mais alors jamais : "Comment font les autres" ? Cela ne me vient pas à l'esprit.  Cela m'échappe.  Peut-être qu'en bon élève j'ai trop appris à ne pas copier sur le voisin.  Après, je me renforce dans ma vision des choses en me disant : La solution des autres ne peut-être qu'une solution standard pour un problème standard. Or, mon problème n'est pas standard.  C'est le mien, dans un contexte spécifique, il exige donc une solution spécifique. En conséquence, il ne faut surtout pas écouter les autres qui vont m'interdire ma solution et vouloir m'imposer la leur. Je serai conduit, par ce cheminement, à appliquer précisément ce que je voulais éviter. Je n'aurai pas sauvegardé la liberté de pensée que m'ont inculquée mes maîtres.  A mes yeux, j'aurai donc failli.

Cette maladie est irréversible et certainement évolutive. Alors je mourrai de ma bêtise.

Peut-être.

Oui mais, pourquoi moi et pas les autres ? C'est injuste ça ! Pourquoi suis-je le seul à crever de cette bêtise ?

Réfléchissons ...

Je crève d'une certaine bêtise et pas les autres.  Pourquoi ?

Cette bêtise fait crever ; moi je crève et pas toi.  Pourquoi ?

Aurais-tu contracté une forme bénigne ou bien serais-je le seul à avoir attrapé cette maladie là ?  Pourtant, nous y avons été exposés pareillement.  Peut-être étais-je alors un terrain favorable ; peut-être étais-je prédisposé ; un peu faible de ce côté là.  Pourquoi ? Toujours est-il que je suis gravement atteint. Comment cela s'est-il produit ?

On peut penser que c'est parce que je ne suis pas bien malin ... Ou pas très bien entouré ... Je préfère la deuxième solution.

Lorsque les maîtres disent : "Ne te laisse pas influencer ... Sois un homme, mon fils », etc., etc., ce n'est pas parce qu'ils le pensent, ils le disent parce qu'ils sont payés pour ça.  Ils pensent qu'il faut le dire parce qu'ils pensent qu'il est bon qu'on pense qu'ils pensent cela.

Ils ne sont pas sincères les maîtres quand ils disent fais ceci ou ne fais pas cela.  Ils nous enseignent à devenir des êtres supérieurs.  S'ils nous l'enseignent, c'est parce que nous ne savons pas que cela existe. Or, s'ils étaient sincères ils l'appliqueraient à eux-même. S'ils l'appliquaient, ils seraient exceptionnels et s'ils étaient exceptionnels, ça se saurait : ce qui se contredit.

Les maîtres sont des menteurs professionnels qui ont pour habitude de ne pas être crus, et pour mission de donner bonne conscience à ceux qui, précisément, ne les croient pas.  Ils sont les garants de la pérennité du dire.

Et c'est là que surgit la maladie.  Sans doute mal mis en garde, ou tout simplement plus niais que la moyenne, je les ai crus.

Sombre misère, bougre d'âne d'un pandémonium risible à force de puérilité

C'est faux !

Mais, c'est faux !

On est dans l'abstraction la plus verbeuse et la plus misérable, dans l'étroitesse mesquine des rats de bibliothèque déteints de poussière et de grisaille sale.

Les progrès de l'humanité ...

Le triomphe de la libre pensée ...

La beauté de la liberté et la liberté de la beauté, le courage de ceux qui ont réussi, la force de ceux qui sont arrivés et la bonté des bons, et la béatitude des béatifiés, et la grandeur des grands, et la beauté des beaux, et la dureté des durs, et le mensonge des menteurs.

Y ai-je cru ? Y ai-je cru ?

J'y ai même cru, ce qui confirme ma bêtise deux fois... Et de façon contradictoire.

D'abord, lorsqu'on m'a montré à quel point il était beau et grand et merveilleux le style de Pierre, Jean-Baptiste, Victor ou Alphonse. Oui, j'ai cru les envolées lyriques, émues et enthousiastes qui m'ont conduit à partager sans réserve cette émotion féconde. Quoi de plus noble, quoi de plus généreux que cette capacité à traduire une pensée muette donc inexistante en phrases exprimées et écrites, donc en réalité fixée et tangible ? Existait-ils une plus vertueuse ambition que d'embrasser la carrière des arts? Technicien, ingénieur, médecin, que de choses ordinaires ! Mais, artiste C'était la seule vraie voie.

Me suis-je inquiété de savoir pourquoi il y avait si peu de vocation ? Même pas.  Et les maîtres, pourquoi ne s'y lançaient-ils pas ? J'aurais pourtant pu y penser Mais non. Pour moi, j'étais éclairé, j'étais conquis, j'avais la foi et j'écrivais. J'écrivais beaucoup, sans arrêt sur tout, goulûment, avec obscurément un quelque chose de volonté perfectionniste, mal sans doute, mais passionnément.

Les maîtres avaient gagné.

            Et puis voilà que soudain, c'est fini.  Ile ne faut plus écrire. Les grands ne sont plus des modèles, mais des sujets de devoirs.  On les désosse, on les charcute, on les dissèque, on les torture et on oublie de les admirer, de les envier.  Couchés sur la table de la morgue, ils ne marchent plus devant nous.  A force de les émietter, de les dissoudre, ils ne sont plus des guides auréolés. Avec un cadavre, on ne veut pas rivaliser. L'exemple est devenu charogne, l'Elysée est tombé dans la géhenne, la jubilation est devenue pisse-copie.

Sans doute était-ce nécessaire. Connaître, c'est connaître dans le détail.  Mais le but n'était plus le même.

Au lieu de dire, vous fûtes grands, mais je vais m'entraîner, je vais grandir sous votre ombre, je vais vous étudier comme on étudie un adversaire valeureux et vous approcher, vous rejoindre et même, peut-être, vraisemblablement, certainement, vous surpasser.  Je saurai, comme vous, mieux que vous, dire les choses qui doivent être dite avec assez de force, avec assez d'ampleur, avec assez d'acuité pour que le sujet ne soit plus le même après qu'avant.

Au lieu de cela, il fallait discuter sur ce que Machin avait dit de Chose. Dans le fond, disserter sur une phrase de Pierre, Paul ou Jacques, je n'y voyais pas d'inconvénient, mais j'aurais voulu qu'on me demande, surtout, de montrer à quel point j'avais compris la leçon. Quel que soit le sujet, le style, la forme ou la dimension, là, j'aurais été bon. Je le jure.  Techniquement, philosophiquement et même peut-être poétiquement.

Mais non. Il fallait dire avec précision, avec force, avec conviction l'admirable génie de celui-ci ou de celui-là, mais vouloir entrer dans la confrérie était interdit. Le créateur invente le beau : c'est bien. Vouloir s'y essayer, c'est présomptueux, c'est ridicule, c'est méprisable, c'est mal.  Vouloir faire bien, c'est mal.

Et les maîtres ? Ah ! Il fallait les voir, les maîtres, lorsque, par hasard, quelqu'un avait laissé transparaître un peu de goût et de plaisir mélangé de candeur. Une pousse, un peu gauche, était-elle venue dans la pierraille du talus ? Au lieu de la stimuler, cette bouture sauvageonne, de la discipliner, de l'aider, de la consolider en espérant voir éclore une première corolle : brouillon et promesse de floraisons futures, au lieu de cela, il fallait les voir, les maîtres, fustiger l'hérétique de leur mépris hautain, de leur haine hideuse, de leur rancœur nauséeuse, de leur jalousie malsaine et de leur obscène dédain.

Je me sentais comme un joueur de tennis qui étudie, longuement sur vidéo, toutes les rencontres de ses adversaires afin de connaître toutes leurs qualités toutes leurs finesses, toutes leurs armes ; mais qui, au demeurant, ne touche jamais une raquette et ne descend jamais sur le terrain.

Il y a les sportifs de télévision, les stratèges de salon, les économistes du café de la place. Moi, j'étais un écrivain qui n'écrit rien.

Mais, que disait le maître de littérature ? Il disait : "Tu n'es pas là pour faire de la littérature".

Et pour la deuxième fois, je l'ai cru.

Ainsi, fut consommé mon divorce avec les maîtres.

Moi, je voulais écrire. Je ne voulais pas être le commentateur, je voulais être l'auteur. Alors, je m'y suis remis. C'était différent. Cela se voulait plus élaboré, plus savant. C'était moins spontané. Et puis là, j'ai écrit des choses et des choses, dans tous les styles, dans toutes les disciplines. Comme je voyais bien que je n'étais pas prêt, j'ai travaillé. J'ai lu et j'ai écrit. J'ai écrit et j'ai lu. J'ai écrit et j'ai jeté. J'ai jeté et j'ai gardé.

J'étais heureux. On ne me ridiculisait pas. C'était déjà ça.

Mais, j'aurais aimé qu'on me lise. Pas forcément pour m'encenser, mais comme ça. Et alors là, néant. La littérature, la poésie, et tout, et tout, ça n'intéresse personne.  Déjà lorsque c'est bon ; alors, quand c'est douteux...

Pour s'améliorer, c'est commode d'être lu, critiqué, de voir sur le lecteur une réaction s'amorcer. Il faut donc trouver un lecteur. Je cherche un lecteur. S'il y en avait plusieurs, je préférerais ; mais s'il y en a déjà un, je serai content.

Donc, au fil du temps, j'ai écrit. J'ai titubé dans toutes les directions. J'aurais souhaité des avis, des conseils, des impressions, n'importe quoi.

Dans le meilleur des cas, je recevais des critiques stériles qui me faisaient hausser les épaules et me remplissaient d'amertume. Mais, c'était le meilleur des cas car la bêtise des autres m'aiguillonnait et masquait la mienne. C'était presque confortable.

Fréquemment aussi, je rencontrais une admiration infantile et primaire sur ce qui, précisément, me semblait faible, sans valeur, et peu reluisant. C'était désolant et inquiétant. N'y avait-il vraiment rien d'autre à voir, dans mon travail, que ces niaiseries là ?

Enfin, le plus souvent, je me suis heurté au vide. Les plus longs commentaires se résumaient à un unique : "Ouais".  Frustration.  Etait-ce de la politesse mal placée ? De l'incompréhension ? Du désintérêt ? Je restais sur ma faim.

Et là, comme j'ai l'habitude de persister dans l'erreur, j'en ai commis, une nouvelle, magnifique d'appréciation. J'ai conclus obscurément que, comme cela n'intéressait personne, c'était sans intérêt.  Avec beaucoup de tristesse, j'ai baissé les bras.

Quand je dis que je suis un âne ... Pauvre bête!

Dans le fond, c'était encore un travers hérité de mes censeurs. J'étais resté un enfant. J'avais besoin de l'approbation des grands.  Et, plus ou moins, je l'ai encore.  Je n'ai jamais la certitude de la réussite.  Il me faut, en plus, la confrontation et l'aval pour être rassuré.

Pourtant, il est clair que celui qui crée ne crée pas pour plaire, dans ce cas, il tombe dans la petite chose à la mode perfection académique certes, mais insipide et lénifiante. Donc, si l'on a la certitude d'avoir des choses fortes à exprimer, il faut s'attendre à déranger, c'est-à-dire à déplaire.  Aussi, attendre la reconnaissance est un contre sens.  Et je l'ai commis ce contre-sens.  Quoi qu'on fasse, quoi qu'on dise ou qu'on écrive, on sera blâmé.  Plus, moins, à côté, ailleurs, dessus, dessous, différent, autre mais pas ça.  Je le sais pourtant depuis longtemps.  Mais, le sachant, je n'ai pas compris que de deux choses l'une : ou on a ses certitudes, ou on ne les a pas. Si on ne les a pas, il faut s'arrêter si on les a, il faut continuer coûte que coûte.  Il faut bouffer de l'incompréhension, du rejet, du sarcasme et de la haine par larges cuillerées, laisser pleuvoir la méchanceté, la petitesse et la perfidie par pleins arrosoirs.

L'incompréhension ne prouve pas la qualité mais ne prouve pas non plus l'inanité.  Etre porté au pinacle ou jeté aux égouts par une foule nombreuse ne prouve rien.  Rien ne prouve rien. L'art n'est pas démocratique. Wolfgang, Ludwig ou Belà n'ont pas été élus à quelque mode de scrutin que ce soit.  Ils ont été, c'est tout.  Et d'ailleurs, ils n'ont pas toujours été acceptés.  Ni eux, ni les autres.

Moi, j'attendais un statut de créateur, éventuellement pas respectueux des choses établies.

Incohérence présomptueuse !

Maintenant, je crois que j'ai compris. Il ne faut attendre rien de rien et, si l'on veut faire : faire avec délice, avec volupté, avec hargne, avec jubilation. Tant pis pour le reste. Que ce soit apprécié ou décrié, mon seul juge doit être moi.  Avec la plus grande vanité, je ne dois me remettre à aucun avis ;  bon ou mauvais. Il faut avoir la certitude de ses certitudes.

Si, à d'aucuns, ce que je raconte plait : tant mieux. Je suis follement ravi.  Mais dans le cas contraire, qu'à cela ne tienne. J'ai trop longtemps écouté la destruction et la raillerie.

Je prends le risque de ne pas entendre des conseils fiables ; c'est possible.  Mais je ne me laisserais plus aliéner par des détracteurs pas toujours honnêtes. Je perdrai la chance d'être aiguillé dans le bon sens, mais je gagnerai l'âpreté de prendre mes responsabilités, le plaisir de mon libre arbitre, la joie de ne plus me fourvoyer pour plaire à je ne sais qui.

Est-ce à dire que je serai sourd aux remarques diverses ? Que non ! Au contraire, mais au lieu de les recevoir comme des destructions, je saurai les apprécier ne garder que celles qui me paraîtront constructives et désintéressées. J'oublierai les atteintes blessantes et les flagorneries basses et je ne garderai que les appréciations que je jugerai pertinentes.

            Bref, je n'en ferai qu'à ma tête.

Pendant toutes ces années où je me suis dispersé, j'ai sûrement perdu l'enthousiasme de la jeunesse, j'ai mangé l'amertume de la déception.

Maintenant, le monde peut bien tourner comme il veut, je m'en moque ; ou, plus exactement, je n'hésiterai plus à dire ce que je pense, comme je pense et avec les mots que je pense.

Si la pluie tombe, je dirai "La pluie tombe".  Si j'ai froid, je dirai : "j'ai froid".  Si le monde est misérable, je le dirai. Si les idées qui me viennent sont sinistres, je le dirai aussi : Si j'ai envie de rire, je rirai : même si ce n'est pas officiellement risible.  Je me suis trop longtemps retenu.  Si ce que j'écris ne plait jamais à personne, tans pis, car cela aura au moins plu à une personne : à moi.  Et c'est déjà ça.

Cela ne veut pas dire que je ne ferai pas d'efforts pour divulguer mes travaux, mais il est certain que celui qui écrit doit d'abord être en accord avec lui-même.  Et, dans le fond, c'est peut-être là le seul moyen d'être en accord avec autrui.

Pas de mansuétude, pas d'autocensure, pas de concessions à la médiocrité.  J'agis.  Si les autres y trouvent leur compte, j'en serai heureux.  Sinon, tans pis pour eux.

La course des étoiles s'est, entre temps peu à peu affolée et s'enfuit en tous sens dans un meilleur désordre.  Tout bascule lentement vers un demain inacceptable. La foule augmente et augmente ses errements aléatoires.  Ici et là, des intrus qui se croient désignés décident des catastrophes et, au sommet de l'édifice du monde, des plénipotentiaires fourbes et ventrus congratulent mielleusement des ministres cauteleux et faux drapés dans leur superbe élimée tandis que les sous éminences font claquer dans le vent leur flasque déchéance et que les bailleurs de vertu empesée aux aigreurs maladives applaudissent en cadence.

Malgré les Grands et leurs tiraillements, malgré leurs querelles intestines, malgré leurs efforts remarquables pour augmenter la confusion, la terre n'arrête pas de tourner.  Les girafes ne baissent pas la tête.  Les tempêtes, les marrées, les pluies et les sécheresses continuent leur ronde coutumière.  Mais, comme on progresse dans l'art de tout embrouiller, on y comprend de moins en moins.

Le monde continue ses écarts chaotiques et ses turpitudes sanglantes.  Les nuées apportent, avec des rumeurs de combats, des gaz toxiques et des pluies empoisonnées. La destruction s'améliore sur tous les fronts et quelques gentils illuminés s'agitent au milieu de ce charivari en suppliant qu'on veuille bien les entendre chanter.

Les jours succèdent aux jours.

Et les jours aux nuits et les nuits aux jours.

Si tout est justifiable, si la parole officielle peut tout masquer, si la voix médiatique peut tout anesthésier, si la communication à pour mission de stériliser le bon sens, alors, vaille la lune et vaille le soleil, Pierrot retrouvera ses rêves et Guignol son bâton.

 

 

 

 

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